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Ex machina (La Thébaïde, sept. 2022) : Journal d'écriture de L'Oca nera Ocabécédaire : Morceaux choisis de L'Oca nera |
Extraits
Entretiens
Critiques
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« Le tracé des Épeires,
écrit Fabre dans ses Souvenirs
entomologiques, est une ligne polygonale inscrite dans une
spirale logarithmique ». Une mouche s’était prise dans une
toile tendue entre les branches basses d’un noisetier – non pas l’une
de ces mouches domestiques qui vous parlent à l’oreille et
viennent jusque sur votre table conchier votre page d’écriture,
mais une petite mouche grise de campagne à la taille
effilée, nantie d’énormes yeux rouges. L’épeire,
jusque-là cachée dans les feuilles, aussi immobile sous
son corset à tête de mort que si elle était
piquée dans la boîte d’un entomologiste, se rua
aussitôt vers elle à grandes enjambées, agitant
d’une longue houle la résille au milieu de laquelle sa proie
terrorisée battait furieusement des ailes sans réussir
à s’arracher au piège gluant. C’est en cela surtout que
nous différons de l’araignée. Si j’étais elle,
plutôt que de me précipiter vers ma proie, j’aurais
emprunté le chemin polygonal et l’aurais rejointe en tournoyant
dans un vertige accru de spire en spire qui me rendrait plus
délicieux l’instant où, pliant ma conquête entre
mes bras, je lui enfoncerais dans le corps le dard brûlant qui la
ferait succomber. Mais elle, non. Elle avait déjà
maîtrisé sa victime et, penchée sur la tête
grise, elle y plantait sa pointe. Je ne fis pas un geste pour sauver la
malheureuse : quoique toujours à genoux dans le pré au
pied du noisetier, je m’étais évadé de la
scène et, emporté par les remous de ma pensée, je
me livrais à des considérations sur ma propre vie.
J’étais à la fois l’épeire et la mouche, il me
semblait que l’insecte qui mourait si atrocement sur la toile
était la figure de mon passé, et qu’en ayant tiré
tout le sang à force de le sonder je le trouvais maintenant
aussi inerte que si je ne l’avais pas vécu.…
...au-delà d’un antiquaire, tout au bout du
passage, la librairie du juif. Celle-ci exerce sur moi une attraction
trouble, maussade, presque maladive, si bien que d’ordinaire
j’évite la galerie ; quand j’y pénètre, par
distraction ou par nécessité, une fascination
inquiète me retient toujours devant ses vitrines. Il me semble
qu’un peu de ma vie est caché là, dans ces
étalages de vieux papiers, un événement perdu, une
émotion oubliée qui cherche à renaître et
dont ne subsiste qu’un vague sentiment de culpabilité, et je
reste à contempler les livres jaunis, rescapés des
bibliothèques du royaume de Piémont-Sardaigne, les guides
touristiques d’États disparus, les récits de voyages dans
des contrées aux noms fabuleux, Aral,
Cirenaica, Oubangui-Chari, au milieu de quoi
surnagent parfois quelques vieux romans français d’auteurs
oubliés au-delà des banlieues de Turin. (...) J’inspecte
donc les vitrines, comme d’ordinaire, et remarquant parmi un lot de
romans français du Moyen Âge le Tristan
et Yseult de Bédier,
dans une belle édition illustrée du début de
l’autre siècle, une sorte de fétichisme qui veut
s’assouvir dans l’instant me décide à l’offrir à
Livia pour notre premier anniversaire, qui n’est pourtant que dans
trois mois. Je m’apprête à entrer dans la librairie quand
autre chose attire mon attention : un peu en retrait, partiellement
masquée par un Grand Atlas de
l’Univers, une planche en carton où s’enroule un long
serpent d’images colorées...
Dans une armoire de la ferme de Carrue où il
est né,
face aux contreforts de Chambaran, mon père avait
retrouvé l’un de ces
jeux de l’oie qu’on offrait jadis aux enfants en croyant
peut-être leur
apprendre un peu de
philosophie
sous le déguisement des images, tout en s’octroyant une heure de
répit.
Et lui, toujours si
discret, si réservé, s’était mis à rire
doucement, comme un enfant,
malgré l’occasion qui nous amenait là, la lourde 203
hissée dans les
collines enneigées pour assister à l’ultime voyage
d’Alice, sa sœur,
une vieille fille qui tant d’années durant nous avait accueillis
le
dimanche
sur la terrasse de la grosse maison de famille qu’elle nous semblait
immortelle ‒ qu’elle l’est devenue, à jamais dressée sur
le seuil,
frêle et sévère dans sa robe noire mouchetée
de fleurs blanches, les
yeux riant dans son visage à peine plissé, ses cheveux de
cendre tirés
sur la tempe où une mèche soulevée par la brise
montant du vallon
flotte mollement, un couteau à la main, l’autre dans la poche de
son
tablier d’où émerge une botte d’herbes aux feuilles
dentelées, et sur
le drap noir, se détachant terriblement, la tête ronde et
pâle de l’os
du coude saillant de biais, séquelle d’une fracture mal
réduite ‒ Alice
la douce, la patiente, qui nous était à tous,
frères, sœurs et neveux,
une seconde mère. Derrière les volets mi-clos, les
employés des pompes
funèbres préparaient la levée du corps ; deux
tréteaux étaient déjà
dressés contre un mur de la salle de ferme et des couronnes de
lys et
de pivoines blanches alignées sur la grande table sous des
voiles de
tulle, comme pour une noce, n’étaient les rubans de lettres
métalliques
qui s’y trouvaient agrafés. L’armoire du fond bâillait, un
jeu de l’oie
y gisait en évidence, sans doute exhumé lors des
préparatifs des
obsèques. Mon père l’avait retiré de son
étui et l’avait déplié sur la
table, parmi les fleurs, sans paraître remarquer la gêne
qui avait
saisi l’assistance, et nous l’avions vu suivre de l’index le long ruban
d’images jusqu’à la case de la prison, celle d’où l’on ne
sort que si
quelqu’un vous y remplace. Et là, s’immobilisant : « En
rentrant de
Graz… »
Quant aux manifestants pacifiques, la plupart des
journalistes s’en désintéressaient. On avait pourtant
assisté à quelques belles scènes. Avant que les
cortèges ne s’ébranlent et n’envahissent les deux routes
menant au chantier, les chefs avaient fait montre de leur
habileté oratoire et on avait repris en chœur le A SARÀ DÜRA !
qui sert au Mouvement de cri de ralliement. Un amuseur public
était venu de Gênes pour haranguer la foule, un histrion
à la tignasse hirsute et aux traits enflés se proclamant
anarchiste mais frotté d’un bel ail de populisme, qui à
force d’insultes et d’obscénités était devenu le
chantre de tout ce que l’Italie compte de mécontents. Il
promettait de purger le pays, de licencier les politiques et d’envoyer
puissants et nantis se faire enculer.
Il refusait de mettre les pieds dans un studio de
télévision mais les cameramen le suivaient à la
trace et se battaient pour récolter ses invectives. Et lui, qui
ressassait partout la même simpliste rengaine Vaffanculo ! se haussait parfois
pour la télévision d’État jusqu’à plagier
la Lettre aux étudiants
de Pasolini ou à franchir le détroit de Messine à
la nage, comme l’avait fait le Grand Timonier à travers le Yang
Tsé – et on l’avait vu, tout ruisselant encore des eaux de
Charybde et Silla, proférer sur la plage un discours
criblé de rodomontades que les écrans avaient
colporté avec délectation. Le prétendu anarchiste
avait fondé un parti politique et venait aider ses partisans
à prendre pied en Sicile : il ambitionnait de remplacer le
bouffon aux cheveux gominés, au sourire émaillé et
au visage perpétuellement bruni de séducteur de plage qui
depuis dix ans régnait sur l’Italie, l’emballant comme une fille
facile à coups de flatteries sucrées et de plaisanteries
douteuses, enjôlant les femmes et piquant l’imagination des
hommes par ses escortes nocturnes de jeunes louves aux chairs
insolentes.. Son rival, le pitre échevelé au nom de
grillon qui frottait sans se lasser le même violon monocorde,
avait trouvé à Suse des accents inédits pour
célébrer la
révolution extraordinaire qui était en marche,
exalter les héros
rassemblés devant lui et appeler à la guerre
civile : la Madeleine allait
envahir les écrans et réveiller les consciences, on
entendrait bientôt les cloches sonner à la volée
dans toute l’Italie..
Du bâtiment, une baraque de planches
plantée de
guingois sur le piémont, on entend par intermittence gronder les
colonnes de véhicules blindés et de camions
bâchés qui montent de
Merano et traversent le village sans ralentir. Les
réfugiés ne se
risquent au-dehors qu’au crépuscule, quand l’ombre des
crêtes couvre
les prairies et que les paysans désœuvrés boivent les
dernières lueurs
sur le pas des fermes. Bien qu’on soit très haut sur l’Adige,
les gens
n’ont pas ici les goîtres excessifs qui affligent leurs cousins
de la
vallée adjacente. Passé le col, descendant l’Inn en
bourrasque, les
vainqueurs s’étonneront sans doute de leurs ennemis : ces
êtres
disgraciés, abrités derrière des clôtures de
piquets fendus, qui les
regardent hébétés dévaler vers Innsbruck,
c’est tout ce qu’il reste de
la nation allemande ; la pureté de la race, la voilà,
enfermée à
l’écart des migrations humaines, entre deux versants
escarpés qui se
perdent dans les brouillards. Malgré la bienveillance qui
entoure ses
protégés, le curé de Naturns est inquiet et il
profite de la messe
dominicale pour demander à ses ouailles descendues des alpages
de
donner asile aux pauvres étrangers qui campent aux
lisières du
village. Et quelques jours plus tard, à l’heure de la sieste,
seulement
accompagné de l’énigmatique personnage qui leur sert de
confident ou de
garde du corps, on voit le couple disparaître sac au dos dans les
vergers.
La cour du restaurant, à l’arrière d’une
grosse maison d’angle de la via Appia, est déjà
illuminée de guirlandes. Les tables y sont alignées de
part et d’autre d’une rangée d’arbres en pot (oliviers, palmiers
nains, bouquets de roseaux exténués) entre lesquels
filtrent des mélodies sucrées. Bar entier au fenouil
arrosé de nebbiolo, un vin sombre qui échauffe le sang et
donne de l’esprit aux plus niais. Nos mots coulent sans effort dans les
deux langues : la gloire passée, le peuple des catacombes, le
vrai nom de la Providence – et Spinoza s’insinue bientôt entre
nous. Alors que j’en suis à argumenter sur la liberté
dans l’Histoire, tout en essayant de retirer de la pointe du couteau le
filet en croissant de lune caché sous le casque de la
bête, s’élèvent les premières mesures du
Caruso. Aussitôt tout s’arrête, les gestes se posent, les
lèvres se ferment, nous voici comme à la messe. Livia m’a
pris la main et se retire en elle, ses yeux se voilent. Ti voglio bene assai… Les serveurs
eux aussi se sont immobilisés, même le merle perché
dans un pin au bout de la terrasse a cessé de jaser. È una catena ormai… À
la table voisine, une Anglaise à la peau laiteuse,
terrassée par la mélancolie, hypnotise un garçon
de salle de son œil transparent. La lumière a baissé,
l’air manque, les plus vigoureux suffoquent. Puis, comme dans un film,
après le dernier sanglot du chanteur aveugle, Che scioglie il sangue… tout se
remet en mouvement, les serveurs au milieu des allées, les
conversations, le merle et l’Anglaise, et Livia se reprend...
Le libraire, encore troublé par les souvenirs
qu’il
venait d’agiter, me laissa fureter dans les rayons, où je
choisis moi
aussi un vieil album illustré – le Turin des passages couverts
–, un
cadeau pour le responsable des chantiers de l’Inn qui, à la
mi-juillet,
accueillerait ses confrères des grands tunnels alpins. Au moment
où
j’allais payer, l’homme murmura : « Pas de jeu de l’oie,
désolé... »,
amorce suffisante pour lui parler de ma collection, du voyage à
Rambouillet et des recherches de la conservatrice, et le prier, s’il ne
voulait pas me vendre son oca nera, qu’il accepte au moins de
me la montrer. Il sembla hésiter, tapota nerveusement le
comptoir de sa
main sèche, puis disparut sans un mot dans son
arrière-boutique, d’où
il revint bientôt avec une grande enveloppe de papier kraft sur
laquelle se lisait le mot BOI – dans quelle langue ces trois lettres
prenaient-elles un sens ? Elle contenait une forte planche de carton
pliée en deux qu’il ouvrit devant moi. Plus que l’oie qui la
ponctuait
(noire en effet, sauf le bec, rouge-baiser), ce qui me frappa au
premier coup d’œil ce fut l’image centrale où une beauté
en longue
stola immaculée, parée d’une fine couronne de diamants,
se dressait au
milieu d’un jardin foisonnant mais indistinct, serrant dans ses bras
une oie ténébreuse dont elle tâtait le jabot, comme
pour vérifier son
gavage : Marie-Antoinette (ou Madama Reale) jouant à la
fermière en
déshabillé de soie. Quant aux cases, c’était une
suite incohérente de
scènes de guerre, de mouvements de foule, de personnages
chaplinesques
à chapeaux mous et moustaches en accent circonflexe, un
théâtre
extravagant au décor tour à tour grandiose (une colonnade
monumentale
barrée d’une banderole indéchiffrable), pittoresque (un
castel à la
Viollet-le-Duc chargé de bulbes et de pinacles), ou indigent (un
gourbi
de montagne hanté de spectres), à quoi les six oies
rythmant le
parcours ajoutaient un contrepoint saugrenu – celle-ci par exemple,
affublée d’un béret de bougnat couché sur la tempe
et d’une petite
moustache de farces et attrapes, se pavanant devant un fronton solennel
en proie aux flammes. Si ce n’était pas seulement le fruit d’une
imagination fiévreuse, que voulait dire ce rébus ?
Leur petit pécule a vite fondu. Pour subsister,
l’un
traduit en français des brochures commerciales, le plus souvent
composées à la diable, l’autre fait des travaux de
couture pour la
patronne. Ces demoiselles ne semblent pas avoir de talent pour
l’aiguille et, même s’il ne leur reste pas longtemps sur la peau,
ou à
cause de cela (tous les clients n’augmentent pas leur plaisir à
le
retarder) leur trousseau s’use vite. Hélène recoud les
boutons,
retaille les jupes et les corsages ; la patronne a même
poussé la
confiance jusqu’à lui donner à ravauder certains chiffons
de dentelles
que l’ancienne khâgneuse ne soupçonnait pas qu’on
pût porter. Mais plus
la chose est légère, mieux la tâche est
rétribuée. C’est ainsi que par
une économie singulière on voyait les furieuses
bordées abritées dans
les chambres se changer en accrocs sur des satins raffinés puis
se
convertir en fil de soie et en aiguilles de 12 avant, suprême
rédemption, de se transfigurer en poèmes : Georges
écume les
bouquinistes et, avec l’argent gagné par Hélène,
il s’empare de tout ce
qui est italien et revient à la ligne avant la marge. Il lit
maintenant
Dante à livre ouvert et, tandis qu’elle reprise ses petits
linges, une
pelote d’épingles au poignet, il psalmodie les vers en veillant
à
fondre les voyelles, comme il se doit, avant de traduire à haute
voix
pour Hélène, la conduisant de terrasse en terrasse (elle
se plaît assez
aux poètes pour en oublier d’écouter l’escalier craquer
et les portes
gémir), non seulement à travers les cercles de l’enfer,
comme le font
les esprits exaltés, mais jusque sur les gradins du Purgatoire –
quant
aux neufs ciels du Paradis, c’est bien trop d’éther.
Après les poètes,
quoiqu’athée depuis toujours, Georges s’empare de la Bible que
sa
compagne vient d’acquérir, puis (curiosité, faiblesse,
dissimulation ?)
il se plonge dans les mystiques.
.
L’article est illustré par l’un de ces
portraits
ténébreux et interchangeables dont les chroniqueurs de
cours d’assise
se plaisent à affubler leurs héroïnes. Avait-on
besoin de ce visage au
plomb pour la faire exister ? La photo montre une bourgeoise en
tailleur noir, un foulard à gros pois croisé sous les
bouillons de son
chemisier, fixant ses juges, ou la mort qui va la soustraire à
la
colère des hommes, ou rien que la cohue des photographes, raide
au
milieu des ombres, le coin des lèvres relevé, comme pour
narguer ou
pour séduire. Dans le box des
accusés, Mireille Provence pose encore... Mireille
Provence ?
Mireille Provence, cette figure sans âge ? Des cheveux tombants,
une
peau cendreuse et tavelée, un nez excessif au-dessus de
lèvres pincées
: est-ce là la beauté qui avait foudroyé le
terrible Oberland ? Son
charme était inadmissible, on aura tâtonné
longtemps dans la chambre
noire avant de lui composer ce visage pénible. Rien non plus n’y
transparaît de l’intelligence que décrit un témoin,
très vive. Mais la
volonté, vive
elle aussi, et implacable, on n’a pas pu la lui ôter des yeux,
fixée à
jamais dans les sels d’argent, tout entière vouée
à la haine dévorante
qui a fait du bourreau du Vercors un
jouet entre ses mains. Les fuyards pris au
débouché des gorges
de la Bourne, ou alors qu’ils tentaient de passer l’Isère sous
le
couvert de la nuit, défilent sous les marronniers de
l’école de
Saint-Nazaire-en-Royans où quelques sous-officiers font
tapisserie
autour d’Oberland. Elle est auprès de lui, un peu en retrait,
ses
cheveux blonds répandus sur les épaules, son turban rouge
sur les
genoux. Elle écoute, elle examine, elle rappelle ceux que son
amant
relâche, elle questionne, elle condamne.
Il me reste à explorer à quelques
kilomètres de là,
près de Villar Focchiardo, une voie cachée sous les
arbres que j’ai
repérée sur les photos aériennes. C’est une mince
via Appia pavée d’un
double alignement de dalles grises qui s’enfonce d’un trait au milieu
des fayards jusqu’à buter, au bout d’une longue perspective, sur
un
petit campanile aux arêtes de briques dressé à
l’orée d’une forêt.
L’édifice est en partie ruiné ‒ au-dessus d’un porche en
plein cintre
ouvert sur le sous-bois, deux fenêtres géminées
serrées sous une arcade
sont coiffées par un étage décapité
où trois embrasures rectangulaires
béent sur les frondaisons. La tour est insérée
dans un bâtiment bas aux
allures de cloître : un ancien four à chaux. On voudrait
se retirer ici
pour écrire ou pour peindre, seul au monde au milieu des arbres
et des
petits champs clos qui marquettent la vallée,
protégé des intrus par un
chien, respirant les saisons par-dessus les haies, aussi insoucieux que
les cochons des Antonins qui paissaient autrefois à quelques
lieues de
là. Oublier et s’abandonner à sa pente,
l’été une table de fer sous les
feuillages, l’hiver un fauteuil colonial aux fenêtres de la tour,
la
main errant sur des quarts de page ou des doubles raisins, avant
d’aller
à son tour engraisser la terre en espérant renaître
un jour en petits
caractères au fond d’un catalogue. Ce désert d’arbres et
de pierres
mortes qui m’attire si puissamment, ne faut-il pas pourtant le faire
entrer dans notre projet ? C’est ce que je cherche à imaginer,
adossé à l’Alfa devant le petit panneau :
qui m’a
arrêté à un jet de pierre du four
à chaux.
Des images brumeuses, des scènes
oubliées lui
reviennent en désordre. Saint-Quentin. Grand-Rozoy. Chaulnes.
Chaulnes
surtout, des collines atrocement remuées par les Minenwerfer, semées de
cadavres
abandonnés, livrés au soleil et aux pluies, seuls vrais
occupants de ce
pays douteux que communiqués d’état-major et journaux
s’obstinaient à
prétendre bientôt libéré, cimetière
terreux que même les corbeaux
avaient déserté, chassés par le sifflement des
torpilles et les
explosions des bombes à ailettes qui ravageaient les
tranchées,
retournant la terre sur les hommes embusqués ou les envoyant
valdinguer
dans les barbelés, déchirant l’acier et la chair –
parfois, après une
journée d’épouvante, remontant la tranchée pour
estimer les pertes, on
butait sur un membre arraché à un corps évanoui
dans les airs… et les
blessés évacués, les morts
dépêchés dans leur capote, certains
trouvaient encore la force d’écrire une carte postale à
leur mère ou à
leur fiancée, choisissant longuement les mots, feignant des
sentiments
oubliés, avant de se rencogner sous leur toile pour tenter de
dormir,
les nuits elles-mêmes sans vrai répit, tourmentées
par les fusants et
mille bruits menaçants, quand ce n’était pas le Wacht am Rhein sauvagement
braillé
par dix mille poitrines échelonnées le long de la ligne
de front, une
longue trace sinueuse, hoquetante, qui se perdait au loin dans les
ténèbres, prélude à un déluge d’obus
envoyés à l’aveugle. Puis un jour,
inexplicablement, on vous arrachait à la boue pour vous jeter
dans un
pays de bois et de vergers où, la lune venue, les chouettes
hululaient
dans les pommiers. L’enfer faisait place à l’oisiveté et
au silence, et
malgré les dirigeables qui erraient mollement sur les collines
et les
gerbes de fusées éclairantes qui montaient à
l’horizon, on se reprenait
à croire à l’avenir ; l’ennemi avait
décroché, on voyait la cavalerie
d’Afrique galoper sabre au clair dans la campagne vide et des civils
sortir des hameaux en flammes en jubilant – certains (certaines
surtout) s’étaient pourtant fort bien accommodés de
l’occupation
allemande... Puis un train vous remportait et, après deux jours
de
cahots et de manœuvres aveugles vous abandonnait quelque part au bord
de cette France grossièrement déchirée par le
front, où la guerre vous
sautait à nouveau dessus : les 210 autrichiens pilonnaient les
abris,
des pluies de shrapnels s’abattaient sur les lignes dont les planches
craquaient sous les impacts, et la terre avalait le camarade avec qui,
l’instant d’avant, on tirait des plans sur la comète.
…dans une petite salle aménagée pour
l’occasion, cachées derrière des rideaux de soie rouge,
quelques estampes d’une grâce licencieuse – celle-ci, par
exemple, où une jeune femme élégante vêtue
d’une robe de tarlatane qui masque à peine ses formes opulentes
est courtisée par un petit marquis en bas de soie qui, de 9
cases en 9 cases, la rejoint dans un sofa ou sous un ciel de brocard
à pompons d’or, elle à demi nue, affalée dans
l’oreiller, lui la culotte aux genoux, l’entreprenant dans toutes les
positions compatibles avec le maintien sur la tête de sa
maîtresse d’une perruque cendrée impeccablement
calamistrée, l’amas de nuages oscillant à chaque coup de
butoir du marquis, emphatique vêtement de pudeur dont l’unique
objet, peut-être, est d’occulter les éclairs de
volupté qui fulgurent sous les tempes de la belle… quand ce ne
sont pas, sur des feuilles à la facture rudimentaire,
d’acrobatiques scènes de stupre sous la croix ou des
fornications collectives au pied des autels, qui finissent heureusement
dans une grotte enfumée où des fûts de poix
bouillante hébergent enfin les impies.
La vérité, celle
des érudits, policiers
bertillonneurs et saints Thomas, la vérité était
donc là, brute,
austère, cachée dans une grosse liasse de papiers
administratifs –
ordonnances de dessaisissement, commissions rogatoires, sommations
à
comparaître –, non pas toute formée, comme un enfant dans
le ventre
maternel, mais éparpillée dans des procès-verbaux
d’enquête parfois
affectés d’erreurs grossières (Marcelle au lieu de
Mireille)
et des dizaines de lettres d’accusation et de dépositions de
témoins,
souvent contradictoires. Et au milieu de cet amas de feuillets aux
bords écorchés, troués d’agrafes, incrustés
de trombones ou de
cordelettes, la double photo anthropométrique de
l’accusée, les cheveux
maintenus derrière l’oreille par une longue épingle qui
lui perce la
tempe.
Je suis resté un long moment à la dévisager, décontenancé, les ailes brisées, incapable de croire à l’apparence sous laquelle se manifestait le spectre que je poursuivais depuis si longtemps. Cette jeune femme blonde au visage mélancolique, perdue au milieu des minuscules débris de papier constellant la table des archives, était-ce là la veuve sournoise figée dans l’encre du Dauphiné Libéré ?
Les voyageurs du début du siècle dernier
prétendent
que certaines femmes, au fond de la Russie, comme les belles de la
Renaissance, faisaient goutter dans leurs yeux un peu de belladone.
Outre une loucherie troublante, de tous temps signe de beauté,
le
poison donne au regard des femmes plus de brillant et de fascination,
comme si un désir inavoué dilatait leur pupille.
BELLADONE (Atropa
belladonna L.). Mydriatique et narcotique. Le charme de
Raphaëlle ne m’empêche pas de penser à Livia. Si
différentes qu’elles
soient de beauté et de tempérament, dans l’ivresse qui
m’a gagné je les
confonds un peu. Il y a de la cruauté, quand un amour vous
tourmente,
dans toute autre séduction. L’imagination malade croit se sauver
dans
une étrangère et ne flatte qu’une passion perdue. Ai-je
atteint l’âge
où l’on rêve sa vie au lieu de la vivre ? Cette
infirmité tout à coup,
ce naufrage de la volonté… Dans ma confusion, j’ai pris la main
de
Raphaëlle, qu’elle m’abandonne sans résistance,
aussitôt figée, sévère,
comme si le chagrin l’envahissait, comme si nous transgressions l’un de
ces interdits qui nous tiennent en vie mieux qu’aucun plaisir. Elle a
fermé les yeux, son visage parfait aux cheveux tressés en
couronne luit
faiblement au milieu des images (une tige d’iris fleurie en
étoile, un
chardon épineux), noyée dans la pénombre, me
contemplant de ses yeux
aveugles.
Les fragments de ciel découpés dans les
arbres
s’effacent par instants, non la brise dans les feuillages mais le buste
de Raphaëlle bougeant au-dessus de moi. Je l’entends gémir
tandis
qu’elle se soulève et s’abaisse lentement, m’enserrant de ses
genoux
contractées, la tête renversée en arrière,
les bras dressés dans un
geste troublant et théâtral, comme si elle invoquait l’un
de ces dieux
mineurs qui jadis présidaient aux passions, l’une de ces
créatures aux
formes disgraciées qui ne sortaient des forêts que pour
égarer l’esprit
des mortels et irriter leur chair, le suppliant de la libérer du
désir
qui l’oppresse, ou plutôt, au contraire, de dilater son tourment
en
retardant sa joie. Elle flotte dans ma main, la peau gonflée, le
mamelon du sein érigé sous le pouce, son ventre glisse en
se
contractant sous mon autre main, je la suis avec retard, le pouce perdu
dans la fente broussailleuse, caressant une langue de chair qui saille,
humide et vivante sous le repli des lèvres. À un moment
(très vite
peut-être, le temps paraît s’être
arrêté) elle s’immobilise, suspendue
dans l’air, soufflant violemment par le nez, en même temps que de
très
loin parviennent des coups sourds suivis de râles et de
raclements
confus. « Les chevaux ! Les chevaux ! » Elle rit
ingénument, comme une
enfant dont le hasard exhausse un vœu secret, avant de recommencer
à
bouger doucement en sifflant sans discontinuer entre ses
dents chevaux…
chevaux…
sur un rythme de plus en plus saccadé, les mots bientôt
noyés dans un
halètement sourd, une apostrophe indistincte, jusqu’à ce
qu’elle trouve
son plaisir et s’effondre sur moi.
Ses oiseaux, Buffon voulait qu’on les attrape vivants.
Il les faisait reproduire aussitôt. Audubon, au contraire, tuait
et
naturalisait. Il ne fait d’abord que cela. Il en reste insatisfait.
L’oiseau mort, sa beauté s’évanouit. Il regarde son
plumage souillé,
imagine son adresse à voler entre les palmes, dans la
pénombre humide
des forêts, les grappes de fleurs où il se cachait, que sa
parure
imite, les fruits qu’il dépeçait pour s’en nourrir. «
Je désirais posséder toutes les
productions de la nature, mais en elles je désirais
posséder la vie ».
Il se met bientôt à les copier avec acharnement. « I
shoot, I drew, I
looked ». Je tire,
je dessine, je regarde. 435 planches grandeur nature gravées sur
cuivre
et coloriées à la main, expédiées par
séries de cinq aux
souscripteurs d’Angleterre et d’Amérique. Chacune de ces
livraisons
coûtait plus de deux ans de salaire d’un ouvrier.
GEAI BLEU (Cyanocitta
cristata). Courte huppe pointue d’un bleu presque indigo ;
sourcil, joue et gorge blanc-crème ; collerette noire ; corps
fuselé du
même bleu indigo ; ailes bleu de Prusse barrées de
pointillés noirs et
d’une étroite bande blanc-crème, couleur qui termine
aussi les rémiges
secondaires et les longues plumes de la queue. Quand celle-ci est
ouverte, on croirait voir une main à dix doigts à la peau
teinte de
Prusse et aux longs ongles vernis de céruse. Trois geais sont
perchés
sur les branches fleuries d’une bignone ; l’un au sommet, la huppe
dressée, les ailes et la queue fermées ; un autre
à mi-hauteur, huppe
rabattue, queue et ailes dépliées ; du dernier, on ne
voit que le
poitrail qui jaillit derrière le tronc : il tient dans son bec
un gros
fruit blanc et globuleux et regarde le peintre, fier et sérieux
comme
un petit enfant qui souffle une bulle de savon. Toutes les couleurs
sont nuancées de teintes, de reflets et de mélanges.
Chaque jour, à une heure imprévisible,
Oberland passe la grille de l’école et s’avance sous les
marronniers, parfois sanglé dans son uniforme
réséda, le plus souvent en bras de chemise, bottes et
culottes de cheval poudreuses, comme s’il revenait de la chasse. Il
jette sa casquette et ses deux coudes sur la table et parcourt d’un
regard glacé les hommes alignés dans la cour. Un soldat
s’installe à sa gauche avec une machine à écrire
et le petit tas de feuillets sur lesquels il frappe les exeat (tout
papier fait l’affaire, le dos d’une facture des Tissages Laurent aussi
bien qu’une page d’un cahier d’écolier), et Mireille Provence
à sa droite, un peu en retrait, remplacée par un
sous-officier quand elle est partie en battue. Pendant qu’Oberland
interroge les suspects, Mireille les dévisage, scrute
vêtements et chaussures (rien de tel pour vous trahir que les
brodequins de la Milice dont le maquis a volé un stock à
Romans, ou les bottes souples à semelles de caoutchouc
parachutées par l’US Air Force ), et parfois, après avoir
glissé quelques mots à son voisin, elle retient l’homme
que celui-ci allait libérer et le cuisine à son tour,
l’éreintant de commentaires venimeux, puis, l’ayant
griffé un moment, elle le confond par le calendrier ou la
géographie. Aux plus vieux, aux chaussés bas, aux
imaginatifs, le dactylo frappe un ausweis.
Les autres, on les conduit aux étages de l’école ; au
second, ceux qu’Oberland veut réinterroger ; au premier, les
condamnés : dans la classe du milieu, les Peines de Mort ‒ mais
ils n’en sauront rien avant de se voir ligotés –, et dans celle
du fond, tapissée de cartes de géographie, ceux qu’on
destine à la déportation, sentence à peine plus
légère.
…les travées sont hantées par des
êtres délirants, grimés, cornus, greffés de
tentacules, coiffés en mage, en pirate, vêtus de braies ou
de tuniques lacées, qui rôdent parmi des stands
encombrés d’un fourniment d’accessoires chimériques,
masques fripés et verruqueux, gorgerettes de cuir,
prothèses, fioles, tarots divinatoires, jeux de rôles, les
rares livres exposés atteints eux-aussi de folie sous leurs
jaquettes tapageuses ‒ cette Angelic
par exemple, que Raphaëlle contemple un moment avant de la
feuilleter d’un air narquois et que plus tard, y mêlant un
sentiment coupable, je reviens acheter à la
dérobée pour la lui offrir : Angelic nue, le bouton des
seins seulement occulté par deux lanières croisées
et l’entre-jambe par un coupon de cuir, abandonnée sur un
récif, épouvantée, se débattant dans de
grosses chaînes scellées au rocher tandis qu’une grande
guivre écailleuse ondoie vers elle à travers les vagues
et que sur une machine volante, bâton laser au poing, un
héros chevelu tombe du plasma... Sans doute suis-je inconvenant,
habillé en pékin, car la vendeuse insiste pour me munir
au moins d’oreilles de Jedi. Une étrange humanité est
rassemblée là, une secte difforme sortie des catacombes
pour honorer au grand jour, par un sabbat rituel, le puissant Seigneur
de l’Imagination... .
Quand je regagne l’assistance, le cercueil est
déjà
dans les cordes et ma mère pleure devant la fosse. Une femme en
étole
accablée d’un pénible accent dauphinois verse sur mon
père les
dernières bénédictions. Il y a longtemps qu’il n’y
a plus de prêtre
dans ces collines ; des laïcs les remplacent pour les quelques
événements que, tout incroyant que l’on soit, on demande
à la religion
de
sanctifier. On instituerait avec autant d’effets un culte à la
Raison,
avec les mêmes bouffées d’encens, les mêmes
épis de glaïeuls jetés
sur les cercueils, la croix du supplice remplacée par une
équerre ou
une étoile rouge et les prières par des
élégies – ce que du reste,
après les invocations aux mânes du défunt et les
hypocrites promesses
de vie éternelle, on fait déjà, comme je
l’apprends à mes dépens :
comme aîné des enfants, je dois improviser devant tous
l’adieu qu’on a
oublié de me commander et que la foule attend pour quitter la
cérémonie. Un merle va et vient entre les tombes ; des
arbres roux
passent le mur d’enceinte ; quelques feuilles voltigent dans l’air : je
ramasse ces choses muettes et, les greffant sur le message à
Livia, je
leur donne le nom de mon père. Pourquoi ne nous laisse-t-on pas
finir
en silence ? Rien ne nous empêchera de nous dissoudre. À
peine si notre
fantôme hantera quelque temps deux ou trois survivants, si notre
ancienne apparence flottera sur quelques clichés bariolés
qui bientôt
pâliront, se troubleront, envahis par une brume colorée
à quoi demain
nous serons résumés, avant qu’elle aussi ne se dissipe et
que, de nous,
il ne reste plus rien.
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