Échange épistolaire avec Serge
Martin
Paru d'abord dans le n°133 (avril 2001) de la
revue Le Français Aujourd'hui
Gérard
Cartier vient
d'obtenir le prix Max Jacob pour son dernier livre, Méridien de Greenwich.
S'il participe avec Francis Combes à l'opération
"poèmes dans le métro" , il prend aussi ses
quartiers ches les Anciens : Virgile par exemple. Et puis
voilà un poète de langue française qui
écoute, parce qu'il y travaille, y marche aussi, la langue
et la culture, et les paysages, de l'autre côté du
Channel. Enfin, voilà une écriture qui fait le
deuil de nombreuses années de poésie
française qui empêchaient d'entendre un peu,
beaucoup, c'est son cas, de souffle épique, sans
pour autant revenir à ce qui avait
déjà été fait mais en
cherchant, au risque d'être bien seul... Mais les lecteurs
viennent... N'avons-nous pas soif de ces voix qui inventent un
passé au présent, un passé
à venir ? On peut les écouter avec ce Méridien de Greenwich
qui donne l'heure vraie de nos relations, de nos amours, de nos
solitudes aussi.
Robert
Desnos
Mon intérêt
pour Robert
Desnos
remonte sans doute à la lecture de Nadja
et à la photographie du poète à
l’époque des sommeils qu’y donne
André Breton. J’aime les vers de Prospectus. Ceux
écrits “A la mystérieuse “ :
“
O douleurs de l’amour !
Comme vous m’êtes nécessaires et comme
vous
m’êtes chères...”
Quelques uns des derniers
poèmes.
Plus que tout, c’est sa fin qui me touche. C’est
cette longue pérégrination dans l’Est,
ce terrible exode de Compiègne à Terezin (une
cruelle litanie : Auschwitz, Buchenwald, Flossenbourg, Flöha,
les montagnes noires des Erz-Gebirge, le fort de Theresienstadt...),
cette dure plongée dans l’enfer. C’est
cette maigre figure qui ne cède pas au désespoir,
qui attise encore, aux plus sombres heures, les images magiques de sa
jeunesse. Ce sont les incroyables circonstances de sa reconnaissance
après la libération de Terezin, alors
qu’il agonise, et qu’un nom fait renaître
le printemps.
Et je ne peux me déprendre de la fable du dernier
poème : de cette voix qui
s’élève au-delà du
bûcher et fait entendre les mots déchirants de
l’adieu. Des mots qui ne sont pas. Le silence seul
l’accompagnait. J’ai fait de cette
matière deux livres.
Robert Desnos me demeure une
énigme.
2.1
Je désirais la nuit la voici
qui mieux convient
À notre étude
le jardin traversé d'ailes aveugles
Où les arbres se referment
l'odeur de la terre gâtée
Le monde illisible déjà
poème mâché dont
l'encre
Bave entre les branches
je désirais la nuit se hâter
Vers cette patrie de l'Est
sur nous la bouche d'Alecto...
Un souffle rauque à travers les ruines
fauve irrité
Ils écoutent endormis dans l'air grave
au loin errant
Son pas dans le dédale des collines
monstre pesant
Qu'ils rejoignent en sommeil
l'horizon se resserre
Trois armées dans les lignes du Rhin
et sur l'Oder
Marche Joukov
Allemagne
cette ultime
Leçon sauras-tu lire
fable tracée sur le corps
De ce qui fut peuple et nature
Grand
Babylone
Dans ce chaos te reconnaître
et tes plaies découvrir
Flöha
chargée de suie et d'éclats
N'est plus qu'un chiffre amer
poussant
Leur bétail osseux les SS
(craignent-ils
Plus que tout la soiltude ?)
reculent dans le sud
Vers un pays lointain cerclé d'orages
An der Rand wo dies Land
lieg...
Bandes silencieuses sous le poids des larmes
Sur l'ombre désormais régler notre pas
Extrait d'Alecto !,
p.27
Début de la
deuxième section du livre qui en compte quatre.
La
Résistance
La tentation initiale dans
l'écriture de Le
Désert et le Monde
tient aux
circonstances. Je suis né et
j’ai longtemps vécu au pied du Vercors. Un oncle y
est mort en tentant de fuir les escadrons nazis. J’avais pour
ami le petit-fils du dirigeant des maquis, dont il portait le nom de
guerre. Cette période avait laissé bien
d’autres traces. Très tôt,
j’ai su qu’il me faudrait un jour affronter cela.
La poésie française est née de la
confrontation à l’histoire. Que sont les chansons
de geste, sinon l’expression des passions du temps? Alliances
et trahisons, et la conjuration, magnifiée par la
poésie, de l’expansion de la civilisation
musulmane. Une tradition épique court, parfois
souterrainement, dans notre poésie depuis la Chanson de
Roland :Agrippa d’Aubigné, les tragiques du
XVIIème siècle, Voltaire
(hélas, dit-on), Hugo (La
Légende des
siècles ou Les
châtiments), Aragon (Le
roman
inachevé). Chaque époque dit sa
vision de
l’histoire avec ses moyens formels, longtemps
imprégnés par ces deux modèles
exemplaires que sont les chansons de geste et la tradition antique.
J’ai voulu dire un peu de notre siècle, avec des
moyens formels contemporains. Il y a dit-on un “style
épique”, marqué par
l’emphase, l’exagération, les sentiments
puissants. Mais l’histoire est faite avec les hommes
ordinaires, les passions simples, la douleur et la faim. Son sens
n’est pas toujours profondément tracé.
Elle est aussi faite de beaucoup de doute et
d’humilité. J’ai voulu que cela soit dit
aussi. Et je m’avise que les deux
“gestes” qui ont fait l’objet de mes
livres récents sont l’histoire de deux
défaites : la mort de Robert Desnos; la fin des maquis du
Vercors. Peut-être est-ce là l’une des
formes de l’esprit du siècle finissant ?
.IX.
Les jours ne pèsent
pas sur leur
rocher les partisans
Passent
silencieux
août 43
est-ce
Ce temps dans l’effusion des
arbres vingt fois
L’enclos
traversé
sur les tombes humides les fleurs
Renouvelées
que parfois visite un souffle
Merles et pies pendus aux
branches pour qui
chantent
Les oiseaux ? les
fruits mûrissants sous les feuilles
Et le vaste horizon qui
bleuit
où est
Notre guerre
?
durer et
face au ciel
S’amollir dans la
pénitence...
vingt fois la nuit
Dressée dans sa
cuirasse
comme le marbre
De
Septime-Sévère
tout fait silence
Les blessés paisibles dans leurs
langes les
amants
Accordés
un furtif pavillon de buis
Étroite union...
Extrait de Le
Désert et le Monde, p.67
Poème pris à la
section 2 du livre qui en compte trois.
Traduire
un Nobel
C’est par un
numéro de la revue Digraphe
consacré à la nouvelle poésie
irlandaise, que j’ai découvert Seamus Heaney,
il y
a près de vingt ans. Plus tard, travaillant à
Londres, j’ai voulu m’approprier la langue rebelle
à travers la traduction d’un poète.
Tout naturellement, j’ai alors choisi un recueil de celui
dont Serge Fauchereau disait qu’il le
poète
irlandais ; celui, disait-il, dont même les
hôtesses d’Air Lingus connaissaient le nom...
Seamus Heaney explique quelque part que sa poésie est
liée de façon plus vitale à
l’activité dans laquelle il trouve la
pensée qu’à celle où la
pensée trouve les mots : “L’action
cruciale est avant les mots”. Ceci suffit à
témoigner de la distance qu’il y a entre sa
poésie et celle qui s’écrit
aujourd’hui en France.
M’ont marqué quelques images puissantes. Les
victimes de la tourbe, exhumées après des
siècles, portant encore au cou la marque des sacrifices
rituels ; et c’est une Ulster profonde qui se
découvre, avec ses armes
ébréchées et ses outils
fossilisés. Le paysage des tourbières, au maigre
prestige, trous d’eau nuageux, roseaux et
fougères, coupées de tranchées
rectilignes, semées de tertres bas et
d’étangs. Les campagnes closes,
partagées par les frontières des
communautés, qui tracent leurs limites jusque dans le nom
des landes et des villages. Et le sentiment de l’oppression.
Au-delà de ces quelques gravures sombres, des mots appris
pour les dire, au-delà d’une vague
familiarité avec l’Irlande, rien me semble-t-il
n’a filtré dans mon écriture. La
traduction est une longue patience. Se prodiguer sous un autre nom,
dans une langue étrangère, est une
tâche ingrate. L’affrontement avec une langue et
une sensibilité étrangère
m’a été une expérience
profonde mais largement déconnectée de mon propre
travail. Plus récemment, j’ai traduit Visions
(Seeing Things).
Si peu préoccupé de le donner
que, comme pour la Lanterne
de
l’aubépine,
je ne me suis
inquiété des droits que la traduction faite. Le
recueil n’était pas encore publié en
français. Mais l’éditeur à
la jaquette blanche qui possédait les droits a voulu
commander ce qui lui était offert :
Dans les
célèbres poèmes du sage Han
Shan
La Montagne Froide peut aussi désigner
Un état d’esprit. Ou différents
états d’esprit
A différents moments, car les poèmes semblent
Jaillir spontanément – cette sorte
d’exorde :
Durant vingt-neuf ans je suis resté assis
Face à la Montagne Froide...
(Seamus Heaney, Visions)
Comme Han Shan,
écrivons-nous pour nous ?
Le vers,
le poème : aujourd'hui
Ma recherche première
était celle
d’une forme qui puisse porter un récit. Il
s’agissait non pas tant de magnifier les sentiments, ce qui
semble être le souci essentiel de la poésie
européenne depuis cinq siècles, que de dire les
péripéties de l’histoire. Il
s’agissait aussi de rester dans le champ de la
poésie contemporaine : revenant au récit, de ne
pas revenir aux formes anciennes. Mon écriture est
le fruit de cette recherche en aveugle.
La ponctuation dessine le sens, mais tue le chant. J’ai
repris d’autres (Paul-Louis Rossi, Claude Roy) cette forme
particulière de scansion du vers par l’espace
blanc. Celui-ci ponctue les méandres de la pensée
et, du même mouvement, bat le rythme. Le blanc dans les vers
est le facteur du rythme.
L’usage des typographies (italiques, gras, petites
capitales), les langues étrangères qui se
mêlent parfois au poème, les citations, les voix
qui se répondent, ces fils tressés composant un
réseau qui se développe sur des registres
différents, comme peuvent aussi le faire les ruptures de
sens, n’ont pas seulement pour fin de dire la
complexité du monde mais aussi d’atteindre
à une sorte de polyphonie. Je ne crois pas qu’il y
ait de poésie sans le chant. Je ne crois pas qu’il
y ait de poème sans le rythme et le silence. C’est
ce que cherchaient autrefois la rime et les jeux de
l’alexandrin, jouant avec une forme durement
gravée. C’est ce que nous devons retrouver
autrement, nous qui n’avons hérité que
d’un vers lâche et démaillé.
.XV.
Au nord un feu d’aiguilles D’autres sauraient y voir
Des amants séparés qu’une fois l’an rassemble
La voie lactée Sur la sombre ardoise où flotte
Une parabole à la craie je lis l’équation
Du temps perdu Une salle nue sous des marronniers
Où régnait un maître boiteux Psalmodiant
Dans d’étranges alphabets O thou like
Winter night des passions inconnues Et les genoux butant
Sous la table exiguë percée par l’encrier
Je déchiffre longuement dans le carreau disjoint
L’arcane Retrouvant dans l’automne des sens
Une vertu naïve Et je t’égale aux éléments
Aux collines des moors blanchies sous le vent Snow-white
Feet et au nord où essaime une pluie de feu
And mournful lips...
Méridien
de Greenwich, p.69.
|