Extraits
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Visions II
Claritas. Le mot latin
à l’œil sec
Dit à merveille la pierre gravée d’une
rivière
Où Jésus se tient debout, plongé
jusqu’aux genoux,
Tandis que sur sa tête Saint Jean-Baptiste verse
Une eau plus abondante encore : dans l’éclat du
soleil,
Sur la façade d’une cathédrale. Des
lignes
Dures, fines et sinueuses, représentent
Le cours de la rivière. Au fond, entre les lignes,
D’antiques poissons s’activent. Rien
d’autre.
Pourtant, dans cette pure transparence du visible,
Affleure du cœur de la pierre l’invisible :
Algues, grains de sable arrachés et emportés,
Le courant tour à tour ombreux et lumineux.
Tout l’après-midi la chaleur ondula sur les
marches,
Nous étions plongés jusqu’aux yeux dans
l’air qui ondulait
Comme le hiéroglyphe en zigzag de la vie.
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1er janvier 87
Trottoirs glissants.
Mais cette année j’affronte le verglas
Avec la canne de mon père.
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Le cartable
in memoriam John
Hewitt
Mon cartable de cuir cousu main. Quarante ans.
Poète, tu étais nel mezzo del cammin
Quand je l’endossai, rempli de cahiers aux lignes bleues,
Et découvris la classe : les tableaux,
l’étal de fèves,
La carte au mur avec son embrun de routes marines
Décrivant des arcs dans l’azur du North Channel...
Et à mi-chemin de la route de l’école,
Les marguerites et les pissenlits sauvages.
Le savoir n’est pas une charge ! Le cartable est
léger,
Souple, éraflé, inépuisable comme le
chapeau
D’un prestidigitateur courant d’école en
école.
Emporte-le, trésor de mots, étrenne
porte-bonheur,
Tandis qu’endimanché tu sors, le regard en
arrière
Comme un enfant au premier jour quittant ses parents.
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Repères iv
Sous
l’océan qu’elle formait la foule
Des théâtres romains entendait percer
Une autre et plus puissante lame de fond
Semblable au verbe incessant d’une conque
Que l’on tient à l’oreille
près de la mer :
Les mots prononcés sur la scène montaient
En résonnant sur la paroi des urnes.
L’air enfermé refluait par vagues successives,
Tirades classiques s’enflant et déclinant.
Comme on touchait la terre, comme on était léger
Là-haut, livré nu au monde, grisé,
versatile,
Porté comme les silences par la mer ou le chant.
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Repères viii
Selon les annales les moines
de Clonmacnoise
S’étant réunis pour prier dans
l’oratoire
Un navire apparut au-dessus d’eux dans l’air.
Il traînait après lui une ancre si profonde
Qu’elle s’accrocha à la grille de
l’autel.
Et tandis qu’en oscillant s’arrêtait la
vaste coque
Un homme d’équipage glissa le long de la corde
Et tenta de la dégager. Mais en vain.
“Il ne peut supporter cette vie et se noiera
Si nous ne l’aidons pas”, dit
l’abbé. Ainsi firent-ils.
Le bateau libéré repartit et l’homme
remonta
Hors du merveilleux qu’il avait vu ici.
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Repères xiv
Une après-midi je
fus un séraphin sur une feuille d’or.
Debout sur la voie ferrée j’écoutais
les alouettes,
Les sauterelles, les coucous, les chiens,
l’avion-école
Entonnant et modulant leurs chants puis
s’effaçant.
La chaleur vacillait sur les rails à
crémaillère
Luisants et immaculés. Sur les
bas-côtés
Des marguerites dressées comme des vestales
Et les cailloux chauds, striés d’huile et
tapissés de trèfles.
L’arche de l’air, le temps suspendu, la balance
égale,
Rien ne prévalait, et ce qui s’apprêtait
à naître
Était déjà témoin de sa
propre existence
Dans un temps hors du temps où tout acquiesçait.
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Repères xlv
Pour certains, ce qui est
écrit deviendra vrai peut-être :
Ils survivront dans un pays lointain
À l’embouchure des rivières.
Mais non pour les nôtres. Ils retrouveront
L’aridité qui leur était un
éden sur la terre,
Heureux de se nourrir de scones d’argile.
Pour certains, peut-être, les joncs d’un delta
Et le cercle froid des goélands aux pieds luisants.
Pour les nôtres, du tabac poudreux,
La suie des fourneaux et la chaleur des cendres.
Et un juge qui s’interpose entre eux et le soleil
Dans l’éclat d’une colonne de
poussière domestique.
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