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Aamon


Ce "roman" en cours d'écriture, qui pourrait s’appeler Droit de suite, s’inscrira dans la continuité de L'Oca nera (La Thébaïde, 2019) et de son journal d’écriture, Ex machina (La Thébaïde, 2022). Au milieu d'une tresse de récits, on y retrouvera Mireille Provence, « l’espionne du Vercors », passant de prison en prison après la commutation de sa peine de mort en travaux forcés à perpétuité, et bientôt rendue à la vie courante par la Justice, qui est parfois pitoyable aux pires criminels. On y apprendra aussi qui est le mystérieux Oberland, son amant, qui présida la cour martiale de Saint-Nazaire-en-Royans (une soixantaine de fusillés, des centaines de déportés) – et, si les archives militaires du Blanc aujourd’hui inaccessibles consentent à s’ouvrir, ce qu’il devint après la guerre. Ces récits, qui s'inscrivent principalement dans les paysages sauvages du Vercors, mêlent le présent au passé et la fiction à l’Histoire. L’Oca nera empruntait sa structure au jeu de l’oie, chaque chapitre figurant une case du jeu ; Aamon en reprend les titres en les réagençant – au hasard semble-t-il, mais qui sait...

Des extraits de livre en cours d'écriture ont été publiés, à intervalles mensuels, sur le site Remue.net : 1. Il paradiso (L'incendie de la Sacra)2. Le temps (Le capharnaüm) - 3. Le cauchemar (Le drame du Vercors, 1944)4. Le secret (Le huitième oncle) - 5. Le passé (Livia) - 6. Une bouffonnerie (Joséphine) - 7. La grotte des Fées (Fantômes) - 8. Les Vigilants de l'Apocalypse (Le système de la nature) - 9. Les trois poules de Mussolini (Les vies prodigieuses de Magda Fontanges) - 10. Les amours du crapaud (Un cours de philosopie naturelle) - 11. Prison pour femmes (Mireille Provence à Rennes) -

L'Oca nera (La Thébaïde, janv. 2019)

Ex machina (La Thébaïde, sept. 2022) : Journal d'écriture de L'Oca nera


Extraits

Il paradiso       Le portrait       Le secret       La mémoire       Le puits       Une bouffonnerie       La prison       Le Tre Galline       La maladie       La cellule


1. Il paradiso

Une lueur vacillante rougeoie à mi-ciel, ourlant d’une écume légère la crête d’une montagne à peine découpée sur la voûte nocturne par le pinceau d’une lune cachée, ou le halo des lumières de Turin, un feu grégeois qui brasille sourdement en enflant peu à peu – et tout à coup le piton du Pirchiriano s’embrase. Dans les villages de la vallée, à Sant’Ambrogio, à Condove, et jusque dans les fonds de Sant’Antonino, les rues donnant sur le mont sont bientôt envahies par des grappes de badauds ébahis, certains en pantoufles, ou la serviette autour du cou, quelques vieillards arrachés par les cris à leur premier sommeil en pyjama de bagne malgré le froid qui pince, la plupart muets, comme devant l’autel quand l’officiant ôte le voile et que le calice apparaît, ou jurant entre leurs dents, incrédules, révoltés : la Sacra brûle ! Des siècles en arrière, les bandes d’hérétiques qui pullulaient dans ces montagnes, les bougres, les vaudois, y auraient vu la punition de Dieu, l’enfer précipité sur les mauvais croyants, et peut-être, pleurant sur leur seuil, quelques dévotes supplient-elles encore saint Michel de les sauver et d’épargner le monument. Car ce n’est pas qu’une forteresse, c’est le Cluny du Piémont, l’abbatia nullius du Nom de la Rose… non seulement des murailles massives et des charpentes séculaires, mais un dédale étagé de corridors, d’escaliers, de cellules nues et de salles sonores où dort un capharnaüm de vieilles choses sacrées, dorées, huileuses, piquées par les vers, des clôtures, des retables, des anges peints au blanc d’Espagne, des châsses vitrées exhibant des bouts d’os, des stèles latines, des surplis de dentelles, et des livres par milliers, Saintes Bibles, traités des Pères de l’Église, Moralia in Job, antiphonaires, manuels d’oraison – et parmi eux peut-être, caché derrière les lourds vélins par un docteur honteux, Le Nom de la Rose lui-même, où les aventures de l’esprit enfantent tous les crimes… et non seulement cette brocante de bondieuseries, mais tout le passé, toute l’Histoire piémontaise depuis Hugues le Décousu, les moines en sandales à brides, les cavalcades en armures, les noces d’enfants de douze ans, les processions royales dévalant à pas lents l’Escalier des Morts, et le vol de la belle Aude aux bras de saint Michel, un prodigieux maelstrom de passions et d’intrigues et d’élévation des âmes...



5. Le portrait

...nos vieux albums de Tintin aux dos reliés de toile, aux pages malmenées par d’autres que nous, sans respect pour notre enfance, même Le Lotus bleu, même Le Lotus bleu, dont je découvre avec dépit que la grande planche sur Shanghai (Dieu ! j’en ai passé du temps à rêver sur cette image, traduisant à ma façon les idéogrammes suspendus dans les rues et courant la prétentaine…) est maculée de grosses lettres charbonneuses ;

une pile de Journal de Tintin : en l’absence des aventures du petit reporter, j’y lisais d’abord les vies édifiantes racontées sur quatre pages de bandes dessinées – je me souviens de l’inventeur de la science des nuages, cloué dans son lit par un mal incurable, qui passa ses jours à regarder le ciel dans sa lucarne, le contemplant d’abord comme font les enfants, pour les créatures étranges qu’y dessinent les nuages, puis avec esprit de système, notant leurs formes et leurs couleurs, leur donnant des noms latins, en remplissant des carnets avec l’heure d’observation et le temps qu’il faisait, et en déduisant peu à peu des lois… ou du célèbre (célèbre en mon temps ; on ne l’apprend plus dans les écoles ; on a mis l’Histoire en charpie en même temps qu’on la dépouillait de ces images colorées qui constellent encore la mémoire des plus vieux, réductrices sans doute, et fausses quelquefois,  mais qui, en le rendant puissamment sensibles, enseignaient mieux le passé, et quelques vertus morales, que les leçons sévères) Bernard Palissy, qu’on voyait attaquer à la hache son mobilier Henri IV (?) pour alimenter le feu qui menaçait de faiblir, où il cuisait des plats émaillés de dragons et de fruits adamiques...



8. Le secret

À la description de la ferme au noyer je reconnais Carrue, où mon père est né. Le voilà le secret : Esprit est un frère de mon père, un huitième oncle, que nous ignorions jusque-là. Tout à l’orgueil de nous informer qu’il est né « le jour de la Saint-Esprit », qui lui a donné son nom à défaut d’autre chose, il oublie de préciser l’année : aux alentours de 1925 – il était le dernier de la fratrie. Il s’attarde avec complaisance sur son enfance, comme le ferait n’importe qui, mais je n’en dirai rien. Lorsqu’on connaît la vie à la campagne et la dureté de l’époque, elle n’a rien que de très banal, gouvernée par le comput agricole et scandée de grandes fêtes, non les cérémonies religieuses (on avait le cœur trop froid, là-haut, pour s’embarrasser de sentiments pieux, faiblesse tout juste bonne pour les veuves et les communiantes), mais d’interminables banquets au pied des granges couronnant des besognes mythologiques, foins, moissons, gaulage des noix, où les langues retrouvaient leur agilité et les cœurs s’entrouvraient dans une débauche de sauces et de vins. Les enfants y avaient leurs prérogatives, la conduite des animaux, et leur récréation, l’école, gagnée à pied à travers les collines, où ils apprenaient à lire dans des Morceaux choisis dépeignant leur propre vie, les saisons des collines, les foins et les moissons. Plus tard, Esprit voit ses frères partir à la guerre et en revenir, hormis mon père, resté prisonnier quelque part en Allemagne. Début juin 44, quand Radio Londres active les maquis et que des centaines d’hommes impatients d’en découdre gagnent le Vercors, il quitte Carrue à la nuit, passe l’Isère et rejoint ses trois frères qui y sont déjà, le futur camionneur, le futur garagiste et le Marcel, qui se déclare mécanicien. Comme eux, il est inscrit sur les rôles de l’entreprise Huillier, un transporteur de Villard-de-Lans qui offre une couverture à la Résistance.



10. La mémoire

À la via Appia. fuyant dans les siècles. un paysage au noir de fumée. grands cyprès flexibles, pavés bossués. & des tombeaux en ruines. HIC·SOROR···

À un nom sur le marbre en belles romaines. qui se dit à jamais Livia dans notre langue.

Aux nuits de Turin. le râle au loin des derniers tramways. ses talons claquent sous les arcades. les saisons passent dans un éclair. qui ne nous sont qu’une seule.

Aux collines enfumées de San Vito. une porte cloutée au bout d’une impasse. déchiffrant du doigt le portier. 5812. adresse secrète au visiteur nocturne.

V-8/1-2
Perché egli mostrò amarmi più di molto
io ad amar lui con tutto il cor mi mossi1

À l’escalier dans les ténèbres. larges marches de pierre usées. gravies par les noces, dévalées par les deuils. & l’amant sur la pointe des pieds.

Au lit glacé où l’un fait pour l’autre le moine.

À une taverne cachée dans les arbres. L’Orto già ou le Galateo. partageant vin des Langhe et bagna cauda. sur ma lèvre brûlée le bout de sa langue. partageant la douleur. & dans les bois la joie.


[1] Car il témoigna m’aimer plus que beaucoup / moi de tout mon cœur je me mis à l’aimer (L’Arioste, Roland furieux).



13. Le puits

Hormis quelques escapades musicales, de plus en plus rares, la double infirmité de mon oncle le tenait à l’écart de la société, et même de sa famille, qui après l’avoir écarté pour son indulgence vis-à-vis de Vichy, avait fini par l’oublier, non moins que s’il était étranger ou bien atteint de crétinisme. Dans ces collines sévères, où l’on épousait à deux pas de chez soi, à côté des bancroches et des goîtreux, la nature vous enfantait parfois l’un de ces meubles humains qui, sous un regard d’eau trouble, n’étaient que bouche et intestins, nourris de la même soupe que les chiens, déplacés de coin en coin selon l’heure et la saison – au printemps, on en voyait parfois devant les fermes, posés sur une chaise en paille, un béret de travers sur l’arrière du crâne, placides, silencieux, passant leur journée à sourire vaguement à Dieu sait quoi, adoptés parfois par un chien qui ne leur voyait rien d’anormal, au mieux par une sœur aînée qui s’attachait à eux par pitié, les choyant comme on fait d’une poupée, plus grande et plus fragile, mais aussi docile et guère plus vivante –, qui vieillissaient sans raison, vous gagnant l’indulgence du curé et la clémence du Ciel, mais qu’on oubliait dans le compte de la famille. Le désespoir avait saisi mon oncle. Il s’était tourné vers la magie, peut-être influencé par Marie qui, malgré son métier, ou à cause lui (« …ces malades imaginaires que l’on convainc de leur maladie en la nommant en latin, puis de guérir en leur faisant avaler un peu d’eau sucrée… »), montrait une belle disposition aux pratiques occultes. Il s’était souvenu de récits de guérisons instantanées au moyen de gestes et de formules et une nuit de septembre, étant à La Cabane Bambou, il a demandé à Marie de le conduire au bord d’un ancien puits de ferme qui subsistait derrière le cabaret afin, lui dit-il, d’y précipiter son mal. Devant la margelle, il a prié Marie de lui tourner le dos : les sorcelleries, pour produire leur effet, ne veulent pas de témoin. « Le temps de compter jusqu’à trois », Marie s’est retournée, traversée par un pressentiment, au moment même où Esprit basculait dans le vide en silence...



15. Une bouffonnerie

Pour l’ingénieur, jusque-là béni par le sort, ce fut la fin de l’équipée. Le couple dut rentrer en métropole, suivi de dix malles d’africaneries et accompagné par une créature qui fit sensation dans les Terres Froides : une petite négresse à la peau luisante, crépue comme un agneau, qui ne portait que du blanc et riait sans raison à ceux qui l’approchaient. Elle se prénommait Tierce, mais de L’Albenc aux Chambarans, on ne l’appela que Joséphine. On n’a jamais su ses origines ; les commères locales, qui œuvrent à l’élucidation des secrets de chacun, ont échoué à démêler son histoire ; mais elles en ont tant rêvé, lui ont donné tant de naissances diverses, tant d’attaches clandestines à ses bienfaiteurs, qu’elle semble issue de cent géniteurs – un jeune palétuvier jailli d’un entrelacs confus de racines. Tierce enfuie à vingt ans, son non-mari mort, l’ancienne grande bourgeoise avait connu la gêne. Elle vivait dans une petite maison grise au milieu d’un vaste jardin, presque en face de chez mon oncle camionneur, seule au milieu de ses fétiches, dont elle énonçait complaisamment les pouvoirs à Alice, qui s’abandonnait peut-être à Dieu, mais savait aussi que le mal, quelque nom qu’on lui donne, prend les formes les plus étranges pour nous atteindre. Un petit crocodile empaillé dormait au mur de la chambre de Louise, trophée et mémorial – un portrait par sympathie de son malheureux compagnon. Tous deux sont aujourd’hui à Serre, dans la tombe de graviers qui jouxte celle de mes parents, couchés sous un petit Christ anonyme. Sans la suite de rencontres fortuites qui m’a conduit jusqu’à eux, nul n’en saurait plus rien. Voilà, telle est ma tâche. Je suis une sorte de mormon voué à sauver les morts. Non leurs noms seulement, Louise MACHON, Gaston HAAS, mais avec les noms, qui ne sont qu’accidents, un peu de leur vie – un amour, une folie, une épreuve ; de simples images colorées, bien peu au regard de ce qu’ils furent, mais lorsqu’ils paraîtront devant le Dieu Mormon, je veux dire l’humanité future, si celle-ci a lu mon livre, peut-être, ayant aidé d’autres à se connaître, à penser et à rêver, sera-ce assez pour justifier leur vie.



18. La prison

Un an plus tard, en février 48, Mireille est à nouveau emportée sur les routes. Elle parcourt la carte de France comme un jeu de l’oie, passant de lieu en lieu au hasard des dés qu’un officier de la Pénitentiaire, ayant tiré son dossier à l’aveugle parmi les piles de cartons roses entassés sur son bureau, roule dans sa main avant de les jeter sur son maroquin, la détenue passant alors de Pau à Mauzac, en Dordogne, en enjambant Mont-de-Marsan, Agen et Eysses : un jeu de l’oie aussi capricieux que le vrai, sinon que le pion est vivant et que toutes les cases y sont une prison, sauf aussi qu’on le parcourt à l’envers de la spirale du noble jeu, comme si, privés de leur volonté, les détenus n’étaient soumis qu’aux forces naturelles, celles nées de la rotation du globe, qui font tourbillonner les cyclones et torsadent les fibres des arbres, à quoi l’on ne résiste pas plus qu’au mouvement de l’Histoire. (...). Le rite du greffe se répète avec d’infimes variations. Ici, elle se prénomme Julienne et elle est à présent sans religion. Le compas la parcourt, médius, oreille, crâne – durant son séjour à Pau, sous la pression des pensées qui bouillonnaient en elle, sa tête s’est un peu élargie. Le greffier, qui n’est guère plus galant que le précédent, note un point de varicelle sur sa tempe, qu’elle cache sous une ondée de cheveux, et une déviation de son nez vers la droite, que seul un œil exercé, ou la photographie, perçoit sur son visage aux traits mobiles ; puis en face de son nom, en grands caractères, il inscrit le mot MORT – celle à quoi elle croyait avoir échappée, dont on la menace toujours. Un mois et demi plus tard, on la ramène à Lyon, à disposition de la Justice militaire, qui a pris la relève des Cours de justice.



25. Le Tre Galline

À Mauzac, Simone fait la connaissance d’une autre espionne qui jouit d’un grand prestige auprès des prisonnières, et même des gardiens, pour avoir été la maîtresse de Mussolini. Le greffe l’a enregistrée sous le nom Madeleine Jeanne Corabœuf, mais ce bœuf la révulse et, au contraire de l’espionne du Vercors, elle exige de ses consœurs qu’on lui rende son nom de gloire, Magda Fontanges. Durant les promenades, elle fait salon, une nuée de femmes autour d’elle, comme des mouches attirées par la goutte de parfum déposée sur ses tempes (Joy, de Jean Patou : un an de son pécule n’y suffirait pas ; comment se l’est-elle procuré ?), les jeunes moucheronnes  plus acharnées à la suivre, vives et vibrionnantes, plus échauffées que les vieilles mouches à bœuf, qui la soupçonnent d’affabuler. Ce n’est qu’un effet de sa désinvolture ; elle se raconte à la diable, produisant sa vie au gré de l’humeur, par fragments incohérents, mêlant les facéties de Fernandel, les trois poules de Mussolini et des lits de luxe peuplés de malfrats, digne de plusieurs vies simultanées, comme Padre Pio l’ubiquiste, en y laissant par malice, ou par indifférence, bailler des silences que son crédule auditoire imagine cacher d’indicibles turpitudes. Un jour, harassée par ses jeunes consœurs, Magda raconte l’histoire des trois poules de Mussolini qu’elles lui réclamaient en vain, excitées par le prologue qu’elle leur avait malignement servi, impatientes de pénétrer dans le harem du dictateur, qu’elles supposaient insatiable et dont, à se souvenir de ses coups de menton au balcon du Palais de Venise, elles imaginaient fiévreusement les coups de reins...



32. La maladie

Lui a-t-il suffi de tomber malade et de quelques génuflexions dans la pénombre d’une chapelle pour voir ses crimes pardonnés ? Une mention dans son état-civil m’a plus surpris encore ; pour la première fois, sur la ligne Enfants, est précisé : « 1 fils de 17 ans… » Un fils ! La graphie est nette, les lettres pleines et déliées comme sur un cahier d’exercice, impossible d’y lire autre chose. Pourquoi ai-je cru qu’elle avait une fille ? Soumis à la question, aveuglé par les lampes, menacé de sévices, je l’aurais affirmé mordicus ; j’aurais même pu donner son prénom : Agnès. C’est ce qui m’a mis sur la piste de mon erreur ; c’est ainsi que dans Mensonges, le ciné-roman publié après-guerre sous la signature de Mireille Provence, se nomme la fille de l’héroïne… Combien d’erreurs ai-je ainsi commises dans mon enquête, par manque de méthode, volatilité d’esprit ou désir secret de l’aventure, me laissant à mon insu entraîner par l’imagination jusqu’à modeler et colorer à mon goût l’ingrate réalité ? Quoi qu’il en soit, je suis fâché de ce fils ; il détruit l’harmonie de mes récits. J’ai été tenté de passer outre. Qui donc s’engouerait de mon héroïne au point de parcourir la France et le Dauphiné pour fouiller la dizaine d’archives où sont éparpillés les restes de sa vie, qui saurait dénicher dans la jungle de leurs cotes arborescentes la seule pièce dénonçant mon imposture ? Je crains que ce ne soit un très vieux travers ; je n’ai jamais su résister à un mensonge brillant, même enfant, au dépit de ma mère, qui m’enseignait la probité en m’obligeant à les noter dans un « carnet de péchés » et en m’envoyant m’en laver tous les mois dans la caisse à savon qui tenait lieu de confessionnal au prêtre Jean. Mais j’ai pensé à Livia, que les falsifications de l’Histoire indignaient et qui n’aurait pas voulu qu’aux gens et aux faits du Vercors je change un détail, même par raison d’harmonie, et je me suis repris. Inventer, quand on ne sait pas et qu’il faut recréer le passé, passe encore ; mais mentir pour rien, dans une si mince occasion, ce serait de la malignité. Ainsi en soit-il..



44. La cellule

D’elle, je sais presque tout, mais chaque découverte amène un autre mystère, de plus en plus éloigné du centre du petit univers qui a pour nom Mireille Provence, qui ne m’en attire pas moins irrésistiblement. Cet automne, durant une nuit d’insomnie, j’ai cru chasser les images désordonnées qui tourbillonnaient sous mon front en dressant la liste des énigmes que j’aimerais élucider. Les voici en vrac, telles qu’elles sont consignées dans mon carnet (...).

D’Oberland, qui est à mon héroïne bien plus qu’un faire-valoir, il resterait aussi bien des choses à connaître. Ainsi, passant de mystère en mystère, jetant au premier plan des personnages secondaires, déployant villes et montagnes, traversant les époques sans quitter tout à fait mon sujet, je pourrais construire un monde, une jungle foisonnante hantée de spectres bigarrés, l’une de ces œuvres monstrueuses qui terrifient les lecteurs, qui leur vouent pour cela une admiration aveugle, un nouvel Ulysse, une autre Recherche du temps perdu, courant la prétentaine sans me quitter jamais, seul véritable habitant de ce dédale d’aventures, dont nul ne saurait démêler des factices les véridiques… Vaucanson, l’illustre mécanicien, avait doté son canard défécateur d’un foie qui se couvrait de graisse quand on nourrissait l’automate, de sorte qu’avec son poitrail déformé, il tenait autant de l’oie que du canard : hélas, je me reconnais bien là, je suis de cette race, le frère de cet oiseau de Barbarie lourd et vaniteux qui se gonfle à mesure qu’il se nourrit, lui de graines et moi de récits, prenant des allures sauvages, rêvant comme lui de m’arracher au sol, et tout pesant que je sois, et mesquin, et infirme, m’enflant aux dimensions du siècle, jusqu’à faire de moi-même, par la vertu de mes personnages, une manière de héros de roman, un Dom Colomb des Terres Froides… Je ne me donnerai pas ce ridicule. Assez donc, assez. Je me retire dans ma cellule.


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