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Cabinet de société (Henry, 2011)

Les neiges de Slovénie

(Pierre Unik)

Ce n’était qu’un nom : deux syllabes étrangères, arrogantes et sonores, comme ces pseudonymes dont s’affublent les jeunes gens au moment de monter sur les planches. Unik ! Nous ne savions rien d’autre. Il vivait pourtant parmi nous, libre et ombrageux. S’il s’était appelé Legrand ou Cartier, ne l’aurait-on pas déjà oublié ?

Il était de cette époque broyée par la guerre dont ne reste que le spectre sur de petites vignettes gélatineuses : des collines pétries et repétries, hérissées de vagues moignons carbonisés, une glaise noire et suante à quoi rien, semblait-il, n’insufflerait plus la vie. Ceux qu’elle enfanta pourtant, comment s’étonner que leur cœur bouillonnât de colère ?

À peine sorti de l’enfance un formidable maelstrom l’aspire : la littérature. Il est de ces apostats qui insultent l’ancienne beauté, de ces talibans qui mettent le feu aux icônes et brisent les statues ancestrales. Sept années d’un zèle inflexible, à braver le monde du fond de l’arrière-salle du Café Cyrano.

Il est le douzième apôtre, le plus jeune, celui qu’on assied en bout de table et qui fait sa gloire des miettes du repas. Celui qu’on donne aux basses besognes, qui aux coups de main se jette le premier : des exécrations publiques, des expéditions punitives, des rixes – Artaud, le désespéré, giflé vivant pour une obscure querelle où les mots faisaient tout... Qui se souvient de ce qu’il était à vingt ans, peut-il beaucoup le blâmer ?

Il brûle un instant follement, puis s’évanouit. Sa vie tient-elle dans ce maigre legs, cette liasse enveloppée dans un gros papier bleu dont on dénoue fébrilement la ficelle, quelques feuillets élimés, percés par les insectes des saisons, qui frissonnent sur nos genoux, qu’un souffle suffirait à disperser ?

Ce sont de ces songes où la main précède la pensée, les vertes images d’une enfance chimérique : des gants oubliés sur la mer et des alcôves de musique, tout un monde bâti de théâtres, de souterrains, excessif et merveilleux. Mais parfois, au milieu des collines arthuriennes, une terre nue affleure, éventrée par la guerre, où flotte la sueur des bêtes agonisantes.

Puis la main s’occupe d’autre chose, de caméra et de papier journal. L’enfant prodige se tait. Il est aux prises avec le monde – plus rouge que l’iris noir. Sept ans passent comme un souffle.

Rien n’a pu empêcher ce qu’on sentait obscurément venir. On le jette aux avant-postes en Lorraine. Il dit le froid terrible, le vent et la neige. Il dit les nuits qui dorment debout comme des chevaux, et le pain qui ne dégèle pas. Nous qui savons la fin, nous ne lisons que d’un œil. Comment s’empêcher de loucher vers l’est ?

Et nous voici à mimer le travail du temps, poursuivant deux pensées qui parfois, par bribes, coïncident. Sa page est un palimpseste où sous les vers transparaissent des mots émiettés, les traces d’un autre hiver enseveli sous les neiges de l’an quarante, révélant non le passé mais l’avenir. Et tant nous y mettons d’avidité, qu’on entend en effet balbutier sous le gel une voix prophétique.

Il est en Silésie, chassé de stalag en stalag. Il est à Schmiedberg, dans les ateliers de tissage, arcbouté à de lourds chariots de bobines. Parfois, dans l’entrebâillement d’une porte de fer aussitôt refermée, des filles en haillons travaillant nu-pieds sur le ciment, dans le galop des métiers mécaniques et la vapeur du lin mouillé. Dans ce sombre am stram gram, quel bonheur oublié ?

Le passé le happe. Il retrouve les odeurs de l’enfance, la laine et le drap entassés dans l’atelier du tailleur polonais dont il fut le fils. Il revoit les filles des cafés, la Seine dans la nuit, et les boulevards comme des mots d’amour. Les jours passent en somnambule.

À l’aube, une rue où l’on vend des funérailles. Gartenstrasse. Il voit les boîtes qui leur sont destinées, qui resserviront à d’autres après eux. Ses cheveux sont blancs. Ses trente-cinq ans lui sont un linceul. Je n’aurais jamais cru la mort si familière.

Il suce la rognure d’un crayon, luttant dans le froid pour retenir sa pensée, poursuivant ce qui n’a pas de mots. Une poignée de vers sur un cahier, dix pages encore, postées du stalag dans le dernier hiver. Mais qu’importent ces vieux airs cadencés, ce ciel d’absinthe et ces bouquets de roses ? Un monde perdu, découpé dans de vieux calendriers.

Et nous regrettons, au nom du désir que nous avons de l’aimer, pour la souffrance endurée et la fin prochaine, la déception qui nous étreint, comme si nous affligeait une dureté de cœur. Mais les mots les plus purs, que valent-ils devant l’esprit qui aspire la mort et refuse de se rendre ?

Dans l’est, à un jet de pierre, la montagne gronde. L’armée rouge ! Il se jette dans l’hiver, traînant sous lui son corps décharné. Des forêts dans le brouillard, des neiges amoncelées. Son dernier compagnon recule. Unik fait seul face au terrible désert. S’attacher à ses pas, s’enfoncer sans carte dans ces monts gelés. Une Chartreuse multipliée, composée d’instinct.

Il traverse des combes, des torrents, des rochers fendus. La neige brûle dans ses savates. Ne pas dévier. Le vent qui fend la chair. La faim qui se mesure un bout de pain glacé. Parfois, tout près, l’aboiement d’une patrouille SS battant la montagne. Parfois, très haut dans le ciel échancré, une escadrille traçant une frontière mobile. Et la grande ombre des Erzgebirge.

Le livre dit Slovaquie – pourtant si lointaine – mais je lisais Slovénie, obstinément, comme s’il fuyait Graz, et la neige chassée en rafales en était plus sauvage. Je le vois errer dans ce pays qui n’existe pas, les yeux fixés sur une fausse étoile. Des nuits ont passé. Il titube, ivre de sommeil au milieu des névés, les yeux brûlés, les mains crevées, les pieds chaussés de glace. Il s’évade pour toujours.

Tchécoslovaquie, toi qui as si longtemps englouti nos poètes, avant que la malédiction ne t’emporte à ton tour, Tchécoslovaquie où tout finit, quelle mélancolie nous pousse encore vers toi ? Les neiges se dissipent, le printemps déchaîne les torrents et hérisse de couleurs la montagne : mais ceux que tu as avalés, tu ne les rends pas.

Sa vie tiendra toute dans ce maigre tombeau, ce léger volume de toile céruléenne à l’enseigne d’une femme-poisson. Cent courtes pages rendues au jour après longtemps. Les passions monstrueuses se sont dissipées, à peine si les mots se souviennent encore, et le nom orgueilleux lui-même bientôt ne sera plus. Qu’en serait-il, si l’hiver l’avait relâché, lui qui n’avait encore que l’âge du milieu ?


                                      in Cabinet de Société (Henry, 2011)
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Faites entrer l'Infini n° 32 (déc. 2001)


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