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Pierre
parmi les pierres Ce n'était qu'un nom. Deux syllabes
étrangères, mais si familières, comme d'un gamin
taquin et orgueilleux s'affublant d'un pseudonyme avant de se
mêler à nous. Avant même que nous sachions rien de
lui, il était parmi nous comme une étoile impossible. Je
m'étais arrêté là. Qu'en serait-il s'il se
fût appelé Legrand ou Cartier ? Toi Pierre enfant qui partagea le pain de nos folies À peine sorti de l'enfance, il se jette dans ce maelström. Dans les quelques poèmes de ces années, libres rêveries où la main court et précède la pensée, affleure un monde naïf de châteaux, de souterrains, hanté de cimiers et de baudriers, résonnant de batailles, vertes images d'une enfance arthurienne. Parfois, malgré lui peut-être, sous la plume que se fraie un chemin dans cette jungle, surgissent des images subliminales : celles d'une incompréhensible guerre, d'un terrible jugement, où l'on arrache « aux gouffres de la terre les sueurs des bêtes agonisantes... » Parfois, il atteint à l'esprit géométrique des peintures métaphysiques de Chirico : C'est plus beau que la couleur de ce gant
oublié sur la mer Sept années d'une règle fiévreuse. Déblayer les décombres de l'ancienne morale. Réinventer le monde. Rendre vie au « corps exsangue » de la poésie – non par des moyens formels, mais par les forces cachées et le dérèglement des sens. Il est de ces apostats frappés, au nom de la vérité, par l'interdiction de représenter l'ancienne beauté – une humeur qui s'écoulait malignement, « comme un filet de sang s'échappant malgré lui du corps du poète ». Il écrit peu. Souffre-t-il de l'intransigeante loi qui sépare du monde ses compagnons ? Il rejoint au grand jour le parti communiste. Il lui faudra bientôt choisir entre deux engagements, deux hommes, deux règles. Toi Pierre mon compagnon de la plus difficile minute... Il découvre peu à peu qu'il tournait le dos à la
vie. Il devine qu'il appartenait encore, malgré lui, à ce
peuple artificiel qu'il avait si longuement décrié, qui
« ne semblait pas vivre dans un monde peuplé de
commerçants et de soldats, d'ouvriers et de banquiers... »
Il dénonce dans la poésie moderne « une convention
nouvelle : celle de l'irresponsabilité ». Pourquoi ne pas chanter la guerre Il tente de tisser deux fils disparates. Sa prosodie se fait plus lâche, le vocabulaire plus simple et plus familier, le rythme libre et vagabond, dans l'accumulation des termes, des liaisons, et l'on pense à celui qui commence alors à écrire Paroles : pour nos femmes et nos poètes et nos rues Il se donne à d'autres tâches, le cinéma, le journalisme. Il n'écrit presque plus. Peut-on le dire poète ? Un poème par an, où le spectre de la guerre (la précédente, ou la prochaine) grandit à nouveau, dessinée d'abord comme en filigrane – puis c'est la matière même du poème, et nous ne sommes pourtant qu'en août 35 : Voici la guerre comme hier Les années ont passé comme un souffle et rien n'a pu empêcher ce que l'on sentait obscurément venir. À présent il est aux avant-postes, en Lorraine. Il dit le froid terrible, et le vent, et la neige. Nous qui savons la fin du roman, qui gardons en mémoire la dernière scène, nous déchiffrons sous ses mots un autre récit. Comme sur un palimpseste où les lettres effacées, recouvertes par l'encre et les images, ne diraient pas le passé, mais l'avenir. Je ne lis que d'un œil – l'autre est tourné vers l'est, une montagne de fer ensevelie sous des neiges puissantes : il y a les champs de neige... – et poursuis deux pensées. Parfois, par bribes, les deux récits coïncident et tout semble alors s'éclairer : le pain qui ne dégèle pas... Comme si, sous le motif des circonstances, affleuraient les lambeaux d'un récit prophétique, dont le hasard laisse parfois filtrer quelques mots, quelques vers. L'an quarante est ce poème démaillé sur lequel l'esprit mime le travail du temps : il y a les champs de neige... De Robert Desnos, on ne retrouvera rien. De
Pierre Unik, une
poignée de vers. Dix poèmes sur un maigre cahier qu'il
envoie du Stalag, au milieu de l'hiver 45, au « Comité de
Sauvegarde des œuvres de la pensée et de l'art crées en
captivité ». Puis, ayant écrit une préface
où il dit sa foi dans le monde merveilleux de demain, il
s'évade pour toujours. Chaque mot de chaque être est déjà testament ou encore : L'âge juste ayant atteint sans trop
d'illusion Il retrouve la métrique traditionnelle. Il retrouve les mots des jeunes gens ouvrant leur premier cahier, les images élémentaires : le temps, la lumière et la nuit. La vie. Il n'y donne à voir que peu de choses de ce monde où le premier devoir était de survivre. Parfois, la silhouette d'hommes muets, trébuchants, en haillons... Un chemin noir menant à l'usine. Une brève image, entrevue dans l'entrebâillement d'une porte de fer aussitôt refermée : Sauvage galop des machines, Il est à Schmiedberg, dans des ateliers de tissage. Peut-être retrouve-t-il par instants les odeurs de l'enfance, peut-être revoit-il ce tailleur juif exilé de Pologne dont il fut le fils. Il est là, il n'y est pas, il lutte pour saisir sa pensée, il est dans la cage d'un monte-charge, ses yeux sont tournés vers l'intérieur : ...et j'oubliais / Mes lourds chariots pleins de bobines... La mémoire saigne. Les images du passé coagulent. Il évoque un pays sensible, à jamais perdu : O mon pays ! c'était bien vrai que je
t'aimais Il retrouve dans un éclair les prestiges de la vie. Il revoit des rues éclatantes, les filles des cafés, les boulevards comme des mots d'amour, Madeleine, Opéra, boulevards de Paris... Il revoit Josie. La mousse sous tes pas ton genou écorché Il voit la mort. Une rue où l'on vend des
funérailles. Gartenstrasse. Les boîtes qui leur sont
destinées, qui resserviront à d'autres, après eux.
Il dit : Je n'aurais jamais cru la
mort si familière. La page dit Slovaquie,
mais je lisais Slovénie,
obstinément – et la neige qui le recouvrait en
était plus terrible. De ce pays, je ne sais rien. Venant de Prague,
nous n'avions
pas franchi la frontière. Ce n'était qu'un trait
hésitant sur une carte, dans un salon étroit, à l'étage
d'un HLM socialiste. Nous échangions les mots de trois langues
enchevêtrées, devant une tasse de café
brûlé, tandis que des hommes s'affairaient en bas sur
notre voiture. Nous nous tenions sur ce bord. Je rêvais d'un
autre de ses compagnons de misère. Je suis presque éteint couvert de cendres Tchécoslovaquie,
après tout ce temps revenir vers toi, qui engloutissait nos
poètes, avant que la malédiction ne t'emporte à
ton tour... Mais toi Pierre je te vois parmi les
pierres [ici avec quelques légères corrections] Version courte in Cabinet de Société (Henry, 2012) |
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