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Cabinet de société (Henry, 2011)

Le roman est-il achevé ?

(Aragon)

Juillet 71. Le pouce tourné vers le sud, livrés à la fortune des routes, nous traversons le Vercors et la Provence. Tout nous comble, l’attente et le voyage, une poignée d’olives sèches nous est un banquet, et chaque nuit, sous le duvet qui peine à nous garder des étoiles, nous retrouvons le ciel de l’enfance : tant de constellations apprises, entre quoi glisse parfois l’œil rouge d’un satellite. Notre bagage est léger, des linges bariolés et quelques livres pour se soustraire aux tribulations du voyage. Elle, c’est l’un de ces romans fleuves qui charrient la Russie et tout le continent ; moi, un maniaque viatique, les Fleurs du mal en Livre de poche, qui reste fermé mais jamais ne me quitte, et Le roman inachevé. À Marseille, regardant dans l’huile du vieux port voltiger les mouettes, le caprice nous prend d’embarquer pour la Corse. La longue traversée n’est qu’un plan fixe : sur le pont du ferry, sous le ciel éclatant, enroulé dans les cordages, je lis le Roman.

Peu de mois auparavant, retraçant dans la fièvre, pour la revue de l’École, l’aventure des sectateurs de la beauté convulsive, honorant les audacieux et querellant les prudents, j’avais blâmé le poète du haut de mes vingt ans. La page de garde du cahier ronéoté s’ornait d’une reproduction de la Révolution Surréaliste : le profil d’un homme au crâne grouillant d’images, et de part et d’autre cette fière inscription :

CE QUI MANQUE A TOUS CES MESSIEURS C'EST LA DIALECTIQUE

Aujourd’hui seulement, exhumant des planches un spécimen du cahier oublié sous les livres, je m’avise que ce rêveur impénitent, ce mage au nez volontaire et aux lèvres sensuelles tient de mon sujet.

Aragon jeune

Cette année-là, si je me souviens bien, j’avais fréquenté quelques mois une cave de l’École où un cercle maoïste sérigraphiait ses affiches de propagande, des icônes naïves où dominait le rouge : Marx, Engels, Lénine, Staline, Mao ! Au mur était bombé en lettres écarlates :

LA MORT N'EBLOUIT PAS LES YEUX DES PARTISANS

Ils écoutaient Radio Pékin sur les ondes courtes et allaient en bande le dimanche faire de l’agit-prop dans les foyers de la Sonacotra ou dans les bidonvilles qui encerclaient Paris. C’était le reflux, on avait rendu la Sorbonne à ses maitres, et la classe ouvrière, qui, depuis longtemps, avait appris les secrets de la dialectique, opposait à la foi violente des nouveaux convertis une subtile casuistique.

Puis j’ai franchi le pas. Me voici parmi ceux que je vilipendais. Une puissante illusion nous soulève aux épaules, une espérance qui partout se manifeste par des signes. Si le monde, ici ou là, refuse de se plier à notre désir, si parfois nous déchire la réalité, nous les bravons sans foi-mentir : un long passé nous justifie. Et la nuit, dans les caves de l’École, délivrés des équations de la mécanique et des palinodies du théâtre, couvrant de nos voix mêlées un disque grésillant, nous chantons l’Affiche rouge en retenant des larmes. Nous chantons les convois de mourants d’une guerre lointaine, le cri des oies sauvages sur les canaux, et l’amour d’un même instinct. J’étais en ce point du roman où l’on s’accorde également aux plaisirs et aux plaintes. Celles-ci ne duraient guère, ceux-là n’allaient pas au-delà des campanules et du vin doux. Les mots avaient plus de réalité que le monde, les vers nous comblaient mieux qu’une longue étreinte.

À présent, couché sur le pont du ferry au milieu des cordages, je lis. Ce qu’il m’aura fallu de temps pour tout comprendre... Il y a cet homme qui se retourne et embrasse sa vie, qui revoit tout, et rien ne peut plus être amendé, ni les éclats juvéniles, ni les inconséquences, ni les erreurs. Il ne retire pas l’échelle, ne dissimule rien, il met tout son effort à revivre et à interpréter. Je vois Aragon penché sur sa vie comme un clerc sur la Vulgate, accumulant les paraphrases et les commentaires, je le vois qui dessine et rectifie sans relâche, par-delà les années, la figure de celui qu’il a été. J’entends autour de lui le fracas que fait le monde, les luttes sans merci, les rêves dévoyés, et la douleur. Comme il est facile après coup de conclure Contre la main brûlée en voyant sa brûlure... La nuit est venue, je lis toujours au milieu des cordages. J’ai traversé la moitié du siècle, sa voix est plus sourde et plus rauque à présent. Si elle semble se plaindre – Eh bien j’ai donc perdu ma vie… c’est pour nous exhorter à l’espérance. N’est-ce pas nous qu’elle prend à parti ? Vous chantez les vertus négatives du doute..

Aragon vieux

Quarante ans ont passé. L’URSS a disparu, et tout le continent. C’est le reflux. L’île Seguin a été démantelée et la classe ouvrière, retournant contre elle les leçons de la dialectique, se donne à d’infâmes tribuns ou cède au désespoir. Mais il y a peu, entre la gare de l’Est et la Nation, on pouvait encore voir des lambeaux de l’Affiche rouge frappée de l’inscription : DES NOMS DIFFICILES A PRONONCER. Celui qui avait magnifié Grzywacz et Manouchian est mort depuis des lustres. On le dit en purgatoire. Je pense au peuple de 97 protestant contre les lois sur l’immigration, qui revoyant aux murs les visages maculés de sang de bœuf et se remémorant les anciens vers, frémissait à nouveau en retenant des larmes. Nous qui avons repris les mots et l’instrument, avons-nous cédé aux vertus négatives ? Le roman est-il achevé ?


                                      in Cabinet de Société (Henry, 2011)
Version initiale in
Agenda Aragon - Centenaire 1998


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