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Le roman
est-il achevé ? C'était l'été 71. Nous
descendions vers le sud, le pouce levé, livrés au hasard
des rencontres et des intempéries. Dans nos bagages, avec les
sacs qui nous protégeaient tant bien que mal de la belle
étoile, quelques livres, Baudelaire sans doute, comme toujours
alors, rarement ouvert, simple viatique pour aider au voyage. Et Le
Roman inachevé.
À
Marseille, nous était venue la fantaisie de passer en Corse. Du
long voyage sur le ferry, je n'ai gardé que cette image :
couché sur le pont dans les
cordages, sous le ciel éclatant, je lis le Roman. LA MORT N'EBLOUIT PAS LES YEUX DES PARTISANS On chantait alors L'Affiche rouge. On ne pourra plus
l'entendre sans frémir. On chantait les convois de mourants d’une
autre guerre, le cri des oies sauvages et l’amour d’un même
instinct. J’étais en ce point du roman où l’on s’accorde également aux
plaintes
et aux plaisirs. Ceux-ci allaient peu au-delà
des campanules et du vin doux, celles-là ne duraient guère. Les
mots avaient plus de réalité
que le monde. Ce qu’il m’aura fallu de temps pour tout
comprendre Il y a cet homme qui se retourne et embrasse sa
vie. Il revoit tout. Rien
ne
peut plus être changé. Les éclats juvéniles,
les erreurs, les inconséquences. Pourtant, il ne dissimule pas,
ne retire pas l’échelle, il met tout son effort
à revivre et à interpréter. Je vois Aragon
penché sur sa vie comme un clerc sur
le Livre, accumulant paraphrases et commentaires. Je le vois qui
dessine et rectifie sans relâche à travers les
années la figure de celui qu’il
a été. Et j’entends autour de lui le grand bruit que fait
le monde. Les luttes, les utopies triomphantes, la douleur. Quoi je me suis trompé cent mille fois de
route C'est nous. Il y a quelques mois, on pouvait à nouveau voir l'Affiche rouge dans les rues de Paris, du côté de la gare de l’Est, surmontée de l’inscription : « Des noms difficiles à prononcer ». Il l'avait été pour la dernière fois il y a plus d'un demi-siècle. Depuis deux lustres avait disparu celui qui les avait magnifiés. On le disait en purgatoire. Je pense à ce peuple qui, remontant vers la Nation, se remémorait quelques vers, quelques mots. Nous, qui avions repris après Aragon les mots et l’instrument, avons-nous cédé aux vertus négatives ? Ne savons-nous broyer qu'une encre trop claire ? Le roman est-il achevé ? Gérard Cartier, 1998 - in Agenda Aragon - Centenaire 1998 Version finale ici (in Cabinet de Société (Henry, 2012) |
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