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Seamus Heaney

Preoccupations

(Deux articles)

Traduction de deux textes du recueil d'articles Preoccupations (1980) publiés dans la revue Po&sie (n°86) : Mossbawn relate quelques épisodes de l'enfance de Seamus Heaney. Belfast, Noël 1971 décrit les conditions de vie à Belfast à la période des luttes civiles entres les deux communautés.



 

Mossbawn

 

Je commencerais par le mot grec omphalos, qui signifiait `nombril', et par suite la pierre qui marquait le centre du monde, et répèterais omphalos, omphalos, omphalos, jusqu'à ce que cette musique à la chute émoussée soit celle de la pompe à main de notre arrière cour. Nous sommes dans le Comté de Derry au début des années 40. Les bombardiers américains se dirigent en grondant vers l'aérodrome de Toomebridge, les troupes américaines manoeuvrent dans les champs le long de la route, mais ces grandes actions de l'histoire ne perturbent pas les rythmes de la cour. Là se tient la pompe, une mince idole de fer au nez prohéminent, casquée, affligée d'une poignée au large mouvement, peinte en vert sombre et fixée sur une embase en béton, qui marque le centre d'un autre monde. Cinq familles en tiraient l'eau. Des femmes venaient et s'en retournaient; elles venaient entre le cliquetis de deux seaux émaillés, s'en retournaient d'un pas égal, lestées par l'eau silencieuse. Les premiers soirs de printemps rallongeaient, les chevaux venaient à elle et d'une seule goulée vidaient un seau, puis un autre, tandis qu'un homme pompait sans trève, et que montant et descendant le plongeur martelait omphalos, omphalos, omphalos.

Je ne sais quel était mon âge quand je me suis perdu dans les sillons de petits pois d'un champ derrière la maison; je le vois dans un demi rêve, et j'en ai entendu parler tant de fois qu'il se pourrait bien que je l'imagine. Mais je l'ai si longtemps et si souvent imaginé que je sais maintenant à quoi cela ressemblait: un réseau vert, une coiffe de lumière veinée, un enchevêtrement de cannes et de cosses, de tiges et de vrilles, empli d'une terre apaisante et de l'odeur des feuilles, une tanière lumineuse de soleil. Je suis assis comme si je m'éveillais d'un sommeil hivernal, je prends peu à peu conscience de voix qui s'approchent, criant mon nom, et je me mets sans raison à pleurer.

Tous les enfants aiment à se pelotonner au fond d'un nid secret. J'aimais la fourche d'un hêtre au début de l'allée, le fourré épais d'une haie de buis devant la maison, une meule de foin douce et instable dans un angle derrière l'étable; mais je passais le plus clair de mon temps dans la gorge d'un vieux saule au fond de la cour de la ferme. C'était un arbre creux, aux racines tourmentées, envahissantes, à l'écorce douce et froide, à l'intérieur moelleux. Le trou était semblable à l'ouverture grasse et robuste d'un collier de cheval et, une fois que l'on s'était glissé à l'intérieur, on était au coeur d'une autre vie, la cour familière apparaissant tout à coup comme à travers une vitre d'étrangeté. L'arbre vivait au dessus de moi, respirant et prospérant, son tronc sur mes épaules vibrait doucement, et posant le front contre l'aubier rugueux je sentais la couronne souple et murmurante du saule bouger dans le ciel au dessus de moi. Dans cette étroite crevasse, je devinais l'étreinte de la lumière et des branches, j'étais un petit Atlas les portant sur mes épaules, un petit Cerunnos faisant pivoter son front chargé de ramures.

Puis le monde s'agrandit. Mossbawn, le lieu originel, s'élargit. Il y avait ce que nous appelions le chemin de sable, un sentier sablonneux entre de vieilles haies qui menait loin de la route, d'abord parmi des champs, puis à travers une petite tourbière, vers une ferme isolée. C'était un monde soyeux et odorant, et les premières centaines de mètres l'on se sentait à peu près en sécurité. Des deux côtés du sentier les talus de terre étaient tapissés de mousse et de primevères et couronnés de genêts, de fougères. Derrière les genêts, dans l'herbe épaisse, le bétail ruminait de manière rassurante. Des lapins surgissaient parfois et couraient devant vous en soulevant le sable sec. Il y avait des roitelets et des chardonnerets. Mais peu à peu ces champs opulents et bien délimités faisaient place à un marécage décharné. Des bouleaux y résistaient, leurs pâles tibias dressés dans le marais. Les fougères s'épaississaient sur vous. Des rixes de feuilles mortes rendaient nerveux et il fallait rassembler tout son courage pour traverser le domaine du blaireau, une blessure de terre fraîche dans un fossé envahi par la végétation, où la vieille bête avait fait son terrier. Autour de son trou se développait un dangereux champ de forces. C'était le royaume des esprits malins. Nous avions entendu parler d'un homme mystérieux qui hantait les bords de la tourbière, nous évoquions entre nous les gardiens d'homme et les serins des marais, créatures non répertoriées par les naturalistes mais non moins réelles pour autant. Qu'était le serin des marais, sinon la douce et malveillante voix du monde, une sirène au sifflement intermittent qui vous attirait vers les étangs de la tourbière bordés d'herbe innocente, vers les sables mouvants et les vases ? Là bas, derrière un rideau de bouleaux, sur une terre basse qui s'étendait jusqu'aux rives de Lough Beg.

C'était le marais, la terre interdite. Deux familles vivaient en son milieu, ainsi qu'un reclus nommé Tom Tipping, que jamais nous ne vîmes, mais le matin en route pour l'école nous regardions la fumée de sa maison monter d'un bouquet d'arbres, et nous répétions son nom jusqu'à ce qu'il devienne synonyme d'homme mystérieux, de brusques courses dans les haies, d'empreintes humides s'effaçant dans l'herbe haute.

Aujourd'hui encore les recoins verts et humides, les landes inondées, les fonds mous couverts de joncs, tous lieux conviant une terre gorgée d'eau et une végétation de toundra, même entrevus depuis une voiture ou un train, exercent sur moi une attraction immédiate et m'emplissent d'une paix profonde. Comme si j'étais leur fiancé; et je crois que mes fiançailles ont eu lieu un soir d'été, il y a trente ans, lorsqu'en compagnie d'un autre garçon je me suis déshabillé, exhibant ma blancheur de paysan, et que nous nous sommes baignés dans un trou du marécage, piétinant la boue épaisse comme un foie, y soulevant une fumée sale et ressortant maculés, la peau sombre, couverts d'herbes. Puis nous nous sommes rhabillés et nous sommes rentrés dans nos vêtements humides, imprégnés de l'odeur de la terre et de l'eau stagnante, initiés.

Au delà du marécage s'étendait l'étroit ruban d'eau de Lough Beg, au centre duquel gisait Church Island, une flèche dressée au dessus des ifs, une Mecque locale. On disait que Saint Patrick avait jeûné et prié ici quinze siècles plus tôt. Reines des prés et cerfeuils sauvages croissaient jusqu'à l'épaule dans l'antique cimetière, surmontés d'ifs épais et impassibles qui, à leur façon, me conduisaient vers Azincourt et Crécy où les arcs des archers anglais, je le savais, étaient faits de leur bois. Je n'avais moi, pour mes arcs, que les rejets effilés des frênes ou des saules d'une haie bordant la cour où l'on stockait le foin; mais voler un arc à l'enclos silencieux de Church Island m'eût semblé une trahison trop perfide pour que j'ose l'envisager.

 

Si Lough Beg marquait l'une des limites de la terre qui fut la nourrice de l'imagination, Slieve Gallon en marquait une autre. Slieve Gallon est une petite montagne qui se dresse à l'opposé, attirant le regard par delà prés et labours, par delà les bois lointains de Moyola Park, par delà Grove Hill, Back Park et Castledawson. C'était la partie habitée de la région, celle de la communauté, un pays de meules et de gerbes, de clôtures et de portails, de pots à lait au bout des chemins et d'avis de ventes aux enchères collés sur le pilier des grilles. Des chiens se répondaient de ferme en ferme. Des hangars baillaient sur le bord de la route, gonflés de fourrage. Le chemin de fer longeait et traversait cette partie du pays, et une rumeur y était suspendue en permanence, celle de la lourde manoeuvre d'une locomotive en gare de Castledawson.

Avec tout ceci me revient avec la sensation de la brise, de la légèreté, de la lumière. La lumière dansant sur les hauts fonds de Moyola River, ou tourbillonnant sur ses remous glauques. La lumière changeante sur la montagne qui, comme un baromètre des humeurs, se dressait tantôt bleue et indistincte, tantôt verte et toute proche. La lumière sur la flèche lointaine de Magherafelt. La lumière écumant sur la colline de Grove Hill parmi les jacinthes des bois. Et l'air léger résonne aussi de musiques vigoureuses. Un soir d'été porte les accents fervents et mélancoliques d'hymnes chantés dans une chapelle au milieu des champs, l'aubépine fleurit et les fleurs blanches et douces des sureaux pendent douloureuses dans les haies comme des plats de messe. Ou bien, montant d'Aughrim Hill, le roulement des tambours de l'Ordre d'Orange 1 tient le coeur en alerte et vigilant comme un lièvre.

Car ce pays de communauté était aussi le royaume de la division. Comme les traces des lapins, errant au milieu des prés et creusant des tunnels dans les pousses molles sous le blé mûrissant, les frontières des affiliations et des antagonismes religieux suivaient les limites des terres. L'histoire de ses habitants affleurait dans le nom de ses champs et de ses villages, avec son mélange d'éthymologies écossaises, irlandaises et anglaises. Broagh, The Long Rigs, Bell's Hill; Brian's Field, the Round Meadow, the Demesne; chaque nom était une forme d'amour fait à un lopin de terre. À prononcer ainsi leur nom, ces lieux s'éloignent, se changent en ce que Wordsworth appela un jour un paysage mental. Profondément enfouis, écrits à l'encre indélébile dans le système nerveux.

Je me souviens souvent de mon plaisir lorsque, creusant la terre noire du jardin, je découvris, un pied sous la surface, une pâle veine de sable. Je me souviens aussi des ouvriers venant terrasser le puits de la pompe et creusant à travers ce sable jusqu'à un trésor couleur de bronze, le gravier, que commença bientôt à couvrir l'eau d'une source. La pompe marqua une descente originelle dans la terre, le sable, le gravier, l'eau. Elle donna un centre et un repère à l'imagination, et sa fondation constitua la fondation de l'omphalos lui même. Aussi me parait il tout à fait juste qu'une vieille superstition ratifie ce désir de la face souterraine des choses. C'est une superstition associée au nom des Heaney. A l'époque gaëlique, notre famille était mêlée aux affaires ecclésiastiques dans le diocèse de Derry et possédait certains droits sur l'administration du site monastique de Banagher, au nord du Comté. Un Saint Muredach O'Heney reste associé à la vieille église de Banagher; et une croyance dit aussi que le sable de la terre de Banagher a des propriétés bénéfiques, et même magiques, s'il est extrait par un membre de la famille Heaney. Jetez du sable extrait par un Heaney à un homme appelé en justice et il gagnera son procès. Jetez le à votre équipe quand elle pénètre sur le terrain et elle gagnera la partie.

                                       BBC Radio 4, 1978.

1 Cette association fondée en 1795 sur le modèle maçonnique, pour défendre la suprématie protestante en Irlande, s'est maintenue jusqu'à nos jours, se manifestant publiquement lors de défilés, en particulier à l'occasion de l'anniversaire de la bataille de la Boyne qui vit Guillame d'Orange battre le roi catholique Jacques II. (NdT)



 

Belfast, Noël 1971

 

On me demande sans cesse à quoi ressemble la vie à Belfast et je me suis surpris à dire que les choses ne vont pas trop mal dans notre quartier : feinte indifférence pour signifier que nous ne pensons pas être pris dans une fusillade quand nous sortons de chez nous. Un raccourci qui évite de démêler des sentiments retors et usés, roulés en pelote dans le coeur comme plombs et hameçons. Je m'use dans un continuel arbitrage entre l'angoisse et l'injustice, tantôt bousculé par la longue queue de l'appartenance raciale et du ressentiment, tantôt par des sentiments plus convenables de pitié et de terreur. Nous vivons dans la lumière pâle des écrans de télévision, une vitre d'égoïsme dressée entre nous et la souffrance. Nous survivons aux explosions et aux funérailles et demeurons au milieu des familles des victimes, ceux qu'une explosion a séparé de nous et ceux que sépare de nous la prison.

Et nous devons vivre avec l'Armée. Ce matin j'ai été arrêté sur la route des Falls et conduit au poste de police le plus proche, avec mon fils de trois ans, parce que la vignette de ma voiture était périmée. Mes protestations ont faibli quand l'officier de service m'a dit: "Ecoutez, soit c'est la police, au bout de la rue, soit on vous emmène tout de suite à Hollywood" - leur base. Ça ne porte pas le nom de loi martiale mais ça lui ressemble. Partout des soldats, le fusil armé, nous surveillent - ils sont ici pour cela - dans les rues, aux carrefours, dans les embrasures des portes, par dessus les flaques des immeubles démolis. La nuit, jeeps et véhicules blindés passent en grondant, tous feux éteints; ou bien des barrages sont dressés et ce sont de nouveau des attentes de plusieurs heures, des fouilles de véhicule, des signes parmi les fusils et les torches. En repartant, la voiture passe en heurtant des rampes conçues pour l'endommager si elle va trop vite, et l'on entrevoit parfois quelques jeunes, les mains sur la tête, que l'on fouille à l'écart de la route. La routine. Pendant ce temps, là bas, dans les cités troublées, les rues sont privées de lumière, n'en cachant que mieux l'affût nocturne des francs tireurs et des soldats d'élite.

Si ce ne sont pas les barrages de l'armée, ce sont ceux des ligues de protection. Elles sont maintenant très bien organisées, avec leurs barricades de bois fraîchement scié, leurs guérites et leurs roulements pour le thé, protégeant leurs territoires. Si je tourne au coin de la rue à dix heures du soir pour aller jusqu'au distributeur de cigarettes ou chez le marchand de frites, des messieurs munis de lampes de poche, d'âge mûr et de mine déterminée, veulent savoir ce que je fais là. Dans quelle mesure ils partagent les sentiments proclamés sur le mur au bout de la rue, je n'ai pas encore cherché à le savoir. Mais "L'Ulster aux Protestants" et "Dehors les noirs et les fénians 1 " sont là pour me rappeler que l'on trouve à la ronde des attitudes autres que défensives. Ces guérites où le thé et les palabres continuent jusqu'au petit matin s'accordent également avec un autre slogan: "Six plus vingt six, opération impossible 2". En m'en retournant - "Bonsoir à présent, Monsieur" - je passe devant une banque soufflée par une explosion il y a quelques mois et un hall d'exposition automobile qui l'a été il y a trois semaines. Personne n'a été tué. Entre les deux, la plupart des fenêtres sont toujours obturées par des planches. Les choses ne vont pas trop mal dans notre quartier.

La nuit, il y a peu de monde dans les rues. La peur commence à s'installer dans la ville. Qui sait quelle sera la prochaine cible sur la liste des Provisoires 3 ? Qui sait si les représailles ne vont pas frapper précisément où vous êtes ? Les bars sont encore plus tranquilles... Si l'on a un bagage, il faut veiller à le garder près de soi ou on le soupçonnera d'être sur le point d'exploser. Dans la salle du personnel de Queen's University, récemment, une équipe de démineurs a désamorcé un paquet de livres avant que son propriétaire n'ait eu le temps de terminer sa boisson dans la pièce voisine. Mais si l'on songe aux cadavres dans les gravats du bar McGurk, ces précautions n'ont rien de risible.

Et il y a les dangers des grands magasins. Samedi dernier, une alerte à la bombe m'a surpris au moment où je m'apprêtais à payer un pyjama et des chaussettes chez Marks and Spencer - bien qu'il n'y ait eu aucun avertissement pour les quatre de Shankill Road. Un vigile a coinçé ma femme chez Robinson and Cleaver - rien là d'étonnant, songea-t-elle après coup. Au fond de son sac d'emplettes se trouvait un mécanisme d'horlogerie : rien qu'un vieux réveil acheté dans une vente aux enchères. Quelques jours auparavant, un mécanisme d'horlogerie appartenant à un autre lui avait fait une peur bleue, un immeuble de bureaux d'University Road explosant au moment précis où elle arrivait hors de portée.

Il n'y a plus guère d'illuminations ni de sapins de Noël, et il y aura peu de cartes de voeux. Il s'agit là d'une demande des organisateurs de la campagne de désobéissance civile, en vue de diminuer autant que possible les revenus des Postes durant la période des fêtes. Ceux qui sont tenus d'en envoyer sont priés d'utiliser les cartes contre les emprisonnements éditées par la People's Democracy et le Ardoyne Relief Committee afin d'aider, entre autres, les familles des prisonniers du camp de Long Kesh. Lequel, entre parenthèses, doit être littéralement le lieu le plus brillant d'Ulster. Lorsqu'on le longe sur l'autoroute, après la tombée de la nuit, le camp semble enfermé dans un carré de néon, brillant comme un aéroport. Une inflammation sur la campagne obscure. Une autre de nos décorations militaires.

Comme chaque année à pareille époque des appels à tous les hommes de bonne volonté vont être lancés; mais la bonne volonté, pour s'exercer, suppose que soit préservée la dignité. Pour quelques uns, dans notre communauté, l'exercice de la bonne volonté envers la caste dominante a été contrariée par les couleuvres qu'ils ont dû avaler et par leurs conditions de vie, tout britannique qu'ait pu être cet Etat. Un peu de bonne volonté de notre Etablishment vis à vis de l'identité irlandaise ôterait quelques unes de ses crispations à la minorité. Même en cette période, il est difficile d'éprouver une totale sympathie pour le sermon de ce million d'entre nous qui demande au demi million restant de s'épanouir par le moyen des humiliations subies. J'ai ainsi entendu un ami, pourtant bienveillant et tolérant, qui cherchant ses mots pour dire son exécration des Provisoires, est tombé presque inconsciemment sur le mot juste 4 : "Ces... ces... irlandais."

Au lieu des sapins de Noël, qui seront délibérément absents de beaucoup de foyers, les gens mettront à leur fenêtre la bougie traditionnelle. Je me souviens de Louis MacNeice, "né dans l'ordre anglican, exclu pour toujours des bougies des pauvres d'Irlande"; et de W.R.Rodgers, dont l'Oeuvre poétique a été publiée pour Noël; et de John Hewitt, ce descendant des planteurs 5, dont la poésie a au cours des ans exploré la conscience des protestants d'Ulster. Tous trois avaient compris qu'il existait "deux nations", et l'effort de leur imagination tendait en partie à l'éclaircissement de leurs sentiments vis à vis de l'Irlande, répondant ainsi, eux aussi, à la question que Macmorris posait à Fluellen au Théatre du Globe il y a près de 400 ans 6 : "Quelle est ma nation ?" Comme protestants d'Irlande du Nord, ils ont chacun à leur façon exploré leur relation à la vieille truie qui mange ses petits. Ils ne s'en sont pas tenus à l'écart ni réclamés d'une autre litière. Je n'ai du reste jamais vu de ma vie une truie manger sa portée: ce qui se produit d'ordinaire, c'est que les porcelets se mangent les uns aux autres les oreilles.

Dimanche dernier, au cours d'un office de Noël interconfessionnel, j'ai eu à lire un extrait du célèbre discours de Martin Luther King : "Je fais un rêve". "Je fais le rêve qu'un jour ce pays se dressera et assumera pleinement sa foi" - et tous ce jour là réaliseront pleinement le sens du vieux negro spiritual : "Libres, enfin libres, Dieu tout puissant, nous sommes enfin libres". Mais à l'opposé des rythmes instinctifs et chargés d'espérance de cette vision, je me suis souvenu d'un rêve fait l'année dernière en Californie. Je me rasais devant le miroir de la salle de bains quand j'y entrevis un homme blessé tombant vers moi, ses mains sanglantes levées pour me déchirer ou m'implorer.

Il fut un temps où l'on pouvait prédire les suites de Noël: "Comment as tu passé les fêtes ?" "Oh tranquillement, très tranquillement". Plus grand chose n'est aujourd'hui prévisible, si ce ne sont les sirènes, qui chasseront en hurlant les vieux jours et dont le hurlement n'apportera rien de vraiment neuf. Dans quelques recoins du pays on aura tué le roitelet à la Saint Etienne 7. Dans quelques foyers, au nouvel an, on espèrera toujours que le premier qui franchira le seuil amènera un changement d'étoile.

                                       Listener, 1971

1 Les membres de l'Irish Republican Brotherhood (Fraternité Républicaine Irlandaise), organisation indépendantiste fondée au XIXème siècle, étaient appelés ainsi d'après le nom d'une troupe de guerriers irlandais légendaires (Fénians, ou Fiannas) dont les exploits remonteraient au 3ème siècle avant JC.
2 Jeu de mot intraduisible signifiant littéralement: "26 n'est pas divisible par 6". L'Ulster est composée de 6 comtés, la République d'Irlande en comprend 26.
3 Les membres de l'IRA `Provisoire', partisans de la lutte armée.
4 En français dans le texte.
5 Les planteurs sont les colons anglais ou écossais qui s'installèrent dans plusieurs comtés d'Irlande, et en particulier en Ulster, à partir du milieu du XVIème siècle.
6 Macmorris et Fluellen sont deux personnages de l'Henri V de Shakespeare. Macmorris est le seul irlandais de son théatre.
7 La fête du premier martyr chrétien, qui mourut lapidé, était célébrée le 26 décembre par la mise à mort d'un roitelet à qui l'on jetait des pierres.

                                  (Notes du Traducteur)


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