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Notre poésie
est une résine
Suintant du tronc qui la nourrit...
(Shakespeare,
Timon d’Athènes)
Dans l’excellent
numéro de la revue Digraphe consacrée
à la poésie irlandaise contemporaine, Serge
Fauchereau introduisait ainsi en 1982 Seamus Heaney: “Pour le
monde anglo-saxon et les milieux universitaires partout ailleurs,
Seamus Heaney est le poète irlandais
– même les hôtesses de mon dernier vol Aer
Lingus connaissaient son nom...” J’ai
envie de corriger et d’écrire : le
poète de l’Ulster. Retrécissement du
territoire qui ne signifie en rien une contraction du champ de
l’imaginaire et ne relègue pas Heaney au rang
d’un poète provincial. L’universel prend
rarement racine dans un terreau abstrait mais veut une terre et une
histoire d’où tirer sa substance. Seamus Heaney
lui-même exalte dans un recueil d’articles (Preoccupations,
1980) le “sens du lieu” et rappelle que ce qui fait
la vérité et la portée de la
poésie de son aîné Patrick Kavanagh est
son ancrage dans un paysage, une “paroisse”
précise.
Le lieu de Seamus Heaney c’est Mossbawn, près de
Belfast, un lieu placé “entre les signes de
l’influence anglaise et l’appât de
l’expérience originelle, entre le domaine et la
tourbière”. Il y nait en 1939,
l’aîné des neuf enfants d’une
famille de paysans catholiques. La présence à
proximité de la ferme de cette terre interdite que
constituait pour un enfant le ‘bog’ marquera
profondément l’esprit du poète. Le
marais de tourbe aux trous d’eau sans fonds, à la
maigre végétation de mousse et de joncs, royaume
de “créatures non
répertoriées par les naturalistes”,
hantera une grande partie de son oeuvre. Le domaine est au contraire le
pays de la communauté, “un pays de meules et de
gerbes”, traversé par les divisions religieuses.
Les enfants chantent sur la route de l’école leur
appartenance, dans des vers dont l’innocence trouvera
quelques années plus tard un double terrible:
“En haut de la
longue échelle et au bas de la courte corde
Au diable le roi Guillaume et Dieu bénisse le Pape.”
Ou inversement.
Quelques livres moisissent sur une étagère hors
de portée, derrière un rideau, les journaux
déroulent notices nécrologiques et avis de ventes
aux enchères, les revues perpétuent les rites. La
poésie, se souvient Heaney, c’est alors les bandes
dessinées, les chants de moquerie ou de
‘non-sense’ (”Un beau matin
d’Octobre en Septembre de Juillet dernier...”)
et les récits d’aventure. Le premier frisson
littéraire naîtra à
l’occasion des leçons d’histoire
irlandaise, au cours desquels le jeune garçon
découvre les mythes de l’ancienne civilisation
celtique. Au St-Columb’s College de Derry, où il
est interne, il y a aussi les leçons de poésie
anglaise, les vers de Byron et de Keats reçues
“à la façon des leçons de
catéchisme”, formules rituelles sans relation avec
l’expérience quotidienne, chargées de
vous protéger dans la vie adulte. C’est tout
naturellement que plus tard, lorsqu’il décidera de
consacrer sa vie à la poésie, Seamus Heaney se
retournera vers les paysages de son enfance et nourrira ses images du
monde primitif qu’il a connu, au centre desquelles le
‘bog’ déploie ses séductions.
Étudiant à Queen’s University
à Belfast il commence à “bricoler des
vers” et s’agrège à un groupe
de jeunes poètes rassemblés sous le magister de
Philip Hobsbaum (fondateur en 1955 à Londres du
“Groupe”), dont font aussi partie entre autres
Michael Longley et Derek Mahon. Ces poètes donneront
à la poésie irlandaise une impulsion
décisive et en feront un des foyers de création
les plus actifs de la poésie de langue anglaise de ces
dernières années. Ses premiers poèmes
paraissent sous la signature d’Incertus
(Incertain): “Je ne pouvais pas dire, bien sûr, que
j’avais trouvé une voix mais j’avais
trouvé un jeu. Je savais que ce n’était
qu’un jeu avec les mots et je n’ai pas
même eu l'audace d’y mettre mon nom”. Il
subit alors l’influence de Gérard Manley Hopkins,
dont les vers fortement accentués, la musique tout en
allitérations et en heurts de consonnes, font
écho à l’accent de l’Ulster,
énergique et anguleux. Il découvre aussi la
poésie anglo-saxonne, dont La lanterne de
l'aubépine témoigne encore de
l’attraction, puisque le recueil comporte, outre la
traduction d’un extrait de Beowulf,
plusieurs allusions à ce chef d’œuvre de
la littérature pré-anglaise.
Le premier livre publié sous son nom, Death of a
naturalist (Mort d’un naturaliste,1966),
le révèle d’emblée. Dans ce
recueil, ainsi que dans le recueil suivant, Door into the Dark
(Porte dans le noir, 1969), il manifeste sa
fidélité aux paysages de Mossbawn, magnifiant les
gestes de l’Irlande rurale et les rites de la vie quotidienne
dans des images simples, au lyrisme contenu, où la terre, la
tourbe, l’eau, la boue, fournissent son substrat à
la poésie. Si “la plume est moins lourde que la
pelle”, comme on le disait aux enfants pour les encourager
dans l’étude, le travail de la terre, la lame
s’enfonçant dans les sillons, creusant des rigoles
ou coupant la tourbe, le seau jeté au fond du puits, et
cette matière lourde de sens et de hasard,
répondent au travail de l’écriture,
“creusant un puits dans la
réalité”. Le parfait poète
est alors pour Heaney un “sourcier” qui entre en
communication “avec ce qui gît
caché” – et l’on se souvient
que la terre est la mémoire de l’histoire, que
cette terre d’Irlande est le fruit de strates successives et
que, creusant, on découvre sur chaque couche les restes des
anciens campements. Le rôle du poète est celui de
“médiateur”, permettant à la
communauté de retrouver et de tirer profit de ces ressources
enfouies.
Les évènements tragiques de 1969 posent aux
écrivains d’Ulster la question de leur place dans
la société déchirée que
révèle alors au grand jour
l’enchaînement des violences. Ils conduisent
certains à une intervention active dans
l’arène publique. La recherche d’une
écriture et d’images épousant plus
étroitement le champ de la réalité
politique est aussi celle de Seamus Heaney, mais s’il cherche
à rendre l’intensité quasi-religieuse
de la violence, dans sa brutalité et sa
complexité, c’est en restant fidèle
à ce qui fait l’authenticité de la
poésie : “La falsification des sentiments est un
péché contre l’imagination. La
poésie est au-delà de la querelle avec
nous-même, et la querelle avec les autres n’est que
rhétorique.”
Sa poésie embrassera désormais toute la
matière d’Ulster, et plongera par le moyen du
mythe, de la parabole, ou de la manière la plus directe,
dans cette terre divisée dont, à la
manière d’Antée (dont il reprendra plus
tard la figure dans un poème de North),
elle tire sa force. Deux lignées, deux histoires, deux
cultures s’y côtoient et s’y affrontent,
de façon sourde ou violente suivant le temps, dans une
même langue, celle du colonisateur. Le monde
“illettré” de Kathleen Ni Houlihan,
celui de la Mère Irlande, dont le royaume subsiste
à l’usurpation, le monde d’Ossian qui se
perpétue dans celui de Saint-Patrick: le pays des
tourbières et des légendes, des
dévotions frustes ou cruelles, un monde naturel qui persiste
enseveli sous la surface des choses – à
l’image de ces restes des anciennes civilisations que
l’on retrouve après des siècles,
conservés dans la tourbe, le beurre encore frais et les
victimes expiatoires souffrant toujours de leurs blessures. Et le monde
du pouvoir impérial, celui de Cromwell, de Guillaume
d’Orange, d’Edouard Carlson, le monde
réglé des colons, aux domaines tracés
dans les décombres de ce qui fut le sens, le monde
sévère des pasteurs et des marchands, et le monde
lettré des poètes qui lui répond et
l’accompagne. La tragédie de l’Irlande
rejouée sur une scène plus étroite, un
dernier champ clos où la truie dévore toujours
ses petits.
Après plusieurs années d’enseignement
dans des collèges de Belfast, puis à
Queen’s University, Seamus Heaney
s’établit en 1972 à Glanmore, en
République d’Irlande. Ce choix de passer la
frontière fut en son temps considéré
comme emblématique. Il vit quelque temps de
l’écriture puis, à partir de 1975,
recommence à enseigner: d’abord à
Dublin puis à l’Université de Harvard
aux Etats-Unis. Il publie dans cette période Wintering
out (Endurer l’hiver/i>, 1972), North
(Nord, 1975), Field Work (Fouilles,
1979), Station Island ( Ile de
pélerinage, 1984) . Il fait également
paraître en 1983 une version d’un
étonnant conte gaëlique remontant probablement au
début du millénaire, Sweeney Astray
(Les errances de Sweeney). Il y retrouve la
fraîcheur de la langue des premiers poètes
irlandais, celle du légendaire Ossian et celle des ermites
chrétiens célébrant le monde :
A Drum Cirb le cresson de
la source
me tient lieu de souper à tierce ;
et ses sucs qui m’ont verdi le menton
sont pour toujours la marque de Sweeney
The Haw Lantern est
publié en 1987 et reçoit la même
année le prix Whitbread. Le recueil occupe une place
particulière dans l’oeuvre de Seamus Heaney.
S’il témoigne de la tension entre
mémoire individuelle et conscience nationale, du conflit
entre mythe et raison que l’on retrouve dans tous ses livres,
la question nationale y est traitée dans une veine souvent
allégorique qui peut surprendre de la part d’un
poète aussi concret.
Outre ses fonctions à Harvard, Seamus Heaney est depuis 1989
professeur de poésie à
l’Université d’Oxford. Il est par
ailleurs directeur de la Field Day Theater Company, pour laquelle il a
écrit en 1990 une version du Philoctete
de Sophocle, The cure at Troy (La
guérison à Troie). Le thème
du héros au pied blessé, abandonné sur
une île par ses compagnons et qui doit choisir entre sa
douleur et une rédemption qui trahit son instinct et ses
sentiments, n’est-ce pas encore une fois le thème
de l’Ulster ? Plus récemment a
été publié Seeing Things
(Visions, 1991).
La poésie de Seamus Heaney se prête parfois mal
à la traduction, les difficultés liées
à l’économie de la langue anglaise
étant ici accrues par un usage fréquent des
doubles sens et des jeux d’échos, impossibles
à rendre dans notre langue. J’ai
cherché à privilégier le sens et la
concision. Robert Frost disait qu’un poème
commence comme “un serrement de gorge”. Seamus
Heaney écrit de sa poésie qu’elle est
liée de façon plus vitale et plus sensible
“à l’activité dans laquelle
‘le serrement de gorge’ trouve la pensée
qu’à celle où la pensée
trouve les mots”: “L’action cruciale est
avant les mots”. Puisse l’effort du traducteur
toucher à travers d’autres mots la
pensée et retrouver dans leur nudité originelle
les images d’où sont nés les
poèmes.
Je voudrais enfin remercier Seamus Heaney pour les
éclaircissements qu'il a bien voulu donner sur certains de
ses poèmes.
Gérard Cartier (1996)
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