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Ecrit(s) du Nord n°6 (oct. 2000)

Sur un poème du Hasard

Dans le cadre de la préparation des épreuves orales du bac une classe de première du Lycée Branly, à Boulogne-sur-Mer, a étudié le poème suivant (paru plus tard dans Le Hasard, Obsidiane, 2004) :

Traçant la route à travers la montagne          seul
Entre rivière et ciel           (le chantier perdu
Dans les méandres de l'arrière
Un feu parfois           ou l'écho d'une explosion)
Les liasses de plans repliées          inspectant
Au théodolite les vallées          j'ai trouvé le makam
Un dôme sec d'où monte au milieu des couleurs
Un nuage en spirale          la géométrie
N'enferme pas le ciel des soufis...

Plus tard sur le plateau de la camionnette
Le casque sous la nuque et les pieds débottés
Je cherche dans un mauvais anglais le cœur
De Yunus Amre          dont l'un des vingt tombeaux
Accueille le soir au milieu des joncs
Et je m'enivre comme un bourdon dans la ruche
Soulever la poussière et fendre la montagne
Peuvent moins que quatre vers noués en tresse :
Que le poète amoureux verse le vin le miel
Et que dans le sommeil je me joigne aux parfaits...

Il a été demandé à l'auteur de réagir à l'analyse des élèves (qui est publiée dans le même n° des Ecrit(s) du Nord).

Chers amis,

Je voudrais tout d'abord vous remercier pour l'attention que vous avez portée à ce poème. Vos remarques et vos questions m'ont conduit à essayer de formuler quelques idées qui flottaient en moi sans que je m'y arrête pour les considérer un peu longuement.

Contrairement à ce qui est donné à croire (par la date qui figure en tête des textes qui le précèdent et qui le suivent) ce poème n'a pas été écrit il y a une trentaine d'années mais beaucoup plus récemment. Il est extrait d'un recueil inédit (« Le Hasard »), en forme d'autobiographie imaginaire : un livre composé de poèmes qui auraient été écrits tout au long d'une vie, sans souci excessif de la continuité narrative, et dont l'ensemble restitue un homme – à la manière des textes qui nous restent de certains poètes anciens : je pense en particulier aux poètes chinois de l'âge d'or, Li Po ou Tu Fu. Ici, celui qui dit « je » serait né dix ans avant moi. Il aurait traversé l'une des périodes les plus difficiles de notre histoire récente (la guerre d'Algérie, dont parle le livre 2 du Hasard), et aurait choisi l'exil après avoir servi en Kabylie. Il aurait, comme moi, fait métier dans les travaux publics (géomètre, ou conducteur de chantier, ou ingénieur) et aurait longtemps voyagé, poussé par les circonstances, accumulant au fil du temps de courts poèmes, dont quelques-uns ont paru dans Ecrit(s) du Nord. Plusieurs pays d'Europe et du Proche Orient y sont évoqués. La plupart des paysages qui composent le cadre de ces poèmes me sont connus. Mais non pas tous : si je suis allé plusieurs fois en Turquie, je n'ai jamais visité la région où est située l'action du poème (l'Anatolie). Je n'ai jamais, non plus, « fendu la montagne » – mais mon activité professionnelle me met en contact direct avec de nombreux chantiers, dans des pays très divers.

S'agissant du « degré de modernité » du poème, je comprends le sens de l'interrogation, mais la formulation me gêne. Elle suggère en effet que l'on pourrait situer tout poème sur une sorte d'axe gradué qui définirait le plus et le moins de modernité : il y a pourtant de multiples directions dans lesquelles les poètes (les écrivains) peuvent s'affronter à leur siècle, et aux formes anciennes de l'écriture. Elle laisse entendre que l'on pourrait mesurer la modernité d'un texte, à la façon d'un chemin que l'on mètre avec une chaine d'arpenteur ou d'un vin dont on mesure le degré d'alcool. La formule suggère aussi une échelle de valeur associée à ce critère de la « modernité », ce qui me parait illusoire et dangereux : tel courant littéraire qui, à une époque donnée, semble être le plus moderne, peut conduire à une impasse désastreuse (ce me semble être le cas de la poésie ultra-formaliste qui a prévalu il y a une vingtaine d'années). Ces restrictions formulées, il est clair qu'un écrivain ne saurait se contenter de reprendre les formules et les formes anciennes (pourtant : Aragon et les poètes de la Résistance ?) et qu'il doit, autant qu'il le peut, épouser son siècle et inventer. Mon rêve serait d'une poésie qui soit de ce temps, dans les thèmes aussi bien que dans les formes, sans nuire pourtant au sens et à l'émotion ; de contribuer à une sorte de modernité classique (pardon pour la collision des termes).

Les libertés dans la construction du poème, apparentes dans sa disposition typographique, comme la présence de « blancs », l'absence de ponctuation, la coupe des vers, les effets d'assonances et les rimes intérieures, sont quelques uns des outils de la poésie, que j'utilise en tâtonnant, avançant en aveugle vers un sens qui ne se donne que peu à peu – et quand il s'est donné, je peux alors dire mien le poème ; outils au service d'un élément essentiel de tout poème : le rythme. La poésie me semble difficilement séparable de la voix. La plupart des poèmes sont écrits pour une voix – même si cette voix est intérieure et ne résonne que dans la tête. Les divers accidents de la disposition typographique sont autant d'indications pour le lecteur, comme les croches et les soupirs pour l'instrumentiste. La formule traditionnelle qui fait de la poésie un chant me semble vraie pour l'essentiel de la poésie, qu'elle soit lyrique ou non (je pense aussi à la poésie épique et à la poésie religieuse). Elle me semble vraie pour une grande partie de la poésie actuelle. Il est une fraction de la poésie récente qui la refuse. Malgré le côté salutaire que peut avoir la remise en cause du lyrisme, il me semble que l'on ne saurait aller trop loin sans tuer la poésie elle-même.

Après publication, les textes appartiennent à tous. Lisant tel ou tel poème, il arrive que je me l'approprie et que j'y lise ce que l'auteur peut-être n'a pas voulu suggérer. Lisant le même poème plus tard, j'y lirai peut-être tout autre chose : entre-temps, j'aurai vécu d'autres expériences, éprouvé des émotions neuves, j'aurai donné à ma vie un sens différent. C'est la grandeur (et la fragilité) de la poésie de ne pas offrir une vérité fixée pour tous et pour toujours. Il n'est pas impossible de lire ici une opposition entre le caractère « violent et destructeur » de la technique et la « douceur » de la poésie, et de voir dans les derniers vers une considération sur la supériorité de la poésie. Pourtant, je ne crois pas qu'il y ait eu pour moi, lorsque j'écrivais, la volonté de déconsidérer l'activité du narrateur (qui est aussi, en grande partie, la mienne). Édifier, tracer des routes dans la montagne, creuser des ports, forer des puits, distribuer l'eau et l'électricité, planter, sont des activités plus nécessaires à l'humanité, plus utiles à son bonheur, que tracer des mots sur un bout de papier. Que cette activité ait un caractère violent est évident, comme c'est le cas de beaucoup d'activités humaines : c'est sa nécessité, et c'est ce qui fait sa beauté. Bien sûr, cela ne saurait suffire.

De Yunus Emré, ou Amré (Yunus l'Amoureux), on ne sait presque rien : plusieurs villes prétendent l'avoir vu naître, vingt localités d'Anatolie se disputent son tombeau ; ses poèmes furent imités et ces imitations intégrées à son œuvre. Il fut un derviche, et est devenu un saint. Sa poésie, écrite dans une langue populaire, est toujours très vivante en Turquie. Son sujet est l'Amour Sublime (selon le titre d'un recueil publié il y a quelques années en France), c'est-à-dire l'amour de Dieu, qui est l'Ami. Je ne sais pas quelle était la pensée de Yunus sur la science de son temps. Quant à la poésie, il me semble qu'elle n'était pour lui qu'un instrument au service de sa foi, un véhicule pour aider à trouver Dieu et s'y noyer, comme pour d'autres, avec la même fin, le vin ou la danse. Qui est athée, et ne voit de réalité qu'ici, qui considère avec défiance les manifestations de la religion, que peut-il trouver dans un tel poète, au plus haut point mystique ? Non pas une vérité, ni une espérance, ni une consolation : les « parfaits » ne peuvent être rejoints que dans le sommeil. Mais un véhicule pour revenir à soi – même par un chemin biais comme celui qu'offre Yunus – et se reprendre, après la perte qu'implique inévitablement toute activité sociale. C'est en cela que la poésie peut plus que la technique, l'une tournée vers soi, l'autre vers l'extérieur ; en cela que « quatre vers noués en tresse » peuvent plus que « fendre la montagne ».

Étant jeune, j'ai fréquenté plusieurs étés une colonie de vacances qui se tenait dans le premier établissement des chartreux. Que cette colonie ait été tenue par un curé n'importe pas. En revanche, m'a profondément marqué le paysage du désert, où les chartreux ont bâti leur monastère, comme les signes, rares, de leur présence : une pierre gravée, parfois ; un nom ; ou, un dimanche d'août, une ombre blanche entrevue au fond d'une forêt, qu'il était interdit d'approcher. Depuis, les lieux de retraite, les paysages solitaires, les îles abandonnées, ont exercé sur moi une fascination inexplicable. Avec les années, j'ai appris à en apprivoiser le sens. Il est des écrivains qui écrivent dans la foule, à la table d'un bistrot, au milieu du bruit et du monde, et qui trouvent là leur inspiration. Je ne peux pas. Il me faut la solitude (une chambre fermée), l'exigüité (un mur proche), l'ombre (une fenêtre au nord, ou la nuit), le silence. L'attitude du moine cloîtré. Il y a plus. Écrire nécessite de se détacher, de repousser le monde. C'est une violence contre soi. Une ascèse. J'ai cultivé cette image. Les moines ont longtemps assuré la transmission des écrits, astreints à recopier chaque jour quelques pages des textes sacrés ou des Commentaires des pères, dans des salles glacées l'hiver, étouffantes l'été, dans la vapeur des produits utilisés pour préparer les vélins. On trouve quelques textes où ils disent la longue patience (encore un mot de notre vocabulaire), les reins noués, les mains douloureuses, les yeux qui se troublent. Ce qui peut parfois apparaitre, dans mes poèmes, comme un signe du religieux, n'est souvent qu'une métaphore de la poésie dans sa plus banale existence. Naturellement, il y a autre chose. Il y a cette aspiration vague et innommée. Il y a ce sens que, nous-aussi, nous cherchons péniblement, qui se montre parfois dans un éclair, qui le plus souvent ne se laisse que deviner, que forment les mots assemblés, défaits et recomposés, ce sens qui pour moi est d'ici et dit le monde. Toute image a ses limites. Je ne crois pas que ceux qui s'enferment leur vie durant pour souffrir et, espèrent-ils, sauver les hommes, fournissent le sens de notre activité. Je ne crois pas au messianisme de l'écriture. Je crois que nos mobiles sont très égoïstes. Mais, tels qu'ils sont, s'ils donnent à voir, à penser, à s'émouvoir, même de façon trouble ou lointaine, n'est-ce pas aussi leur nécessité, et leur beauté ?

                                      Gérard Cartier, 7 mai. 2000 - in Ecrit(s) du Nord n° 6 (oct. 2000).


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