Sur un poème du Hasard
Dans le cadre de
la préparation des épreuves orales du bac une classe de
première du Lycée Branly, à Boulogne-sur-Mer, a
étudié le poème suivant (paru plus tard dans Le Hasard, Obsidiane, 2004) :
Traçant la route à travers la montagne seul
Entre rivière et ciel (le chantier perdu
Dans les méandres de l'arrière
Un feu parfois ou l'écho d'une explosion)
Les liasses de plans repliées inspectant
Au théodolite les vallées j'ai trouvé le makam
Un dôme sec d'où monte au milieu des couleurs
Un nuage en spirale la géométrie
N'enferme pas le ciel des soufis...
Plus tard sur le plateau de la camionnette
Le casque sous la nuque et les pieds débottés
Je cherche dans un mauvais anglais le cœur
De Yunus Amre dont l'un des vingt tombeaux
Accueille le soir au milieu des joncs
Et je m'enivre comme un bourdon dans la ruche
Soulever la poussière et fendre la montagne
Peuvent moins que quatre vers noués en tresse :
Que le poète amoureux verse le vin le miel
Et que dans le sommeil je me joigne aux parfaits...
Il
a été demandé à l'auteur de réagir
à l'analyse des élèves (qui est publiée
dans le même n° des Ecrit(s) du Nord).
Chers amis,
Je voudrais tout
d'abord vous remercier pour l'attention que vous avez portée à ce poème. Vos
remarques et vos questions m'ont conduit à essayer de formuler quelques idées
qui flottaient en moi sans que je m'y arrête pour les considérer un peu longuement.
Contrairement à ce qui
est donné à croire (par la date qui figure en tête des textes qui le précèdent
et qui le suivent) ce poème n'a pas été écrit il y a une trentaine d'années
mais beaucoup plus récemment. Il est extrait d'un recueil inédit (« Le Hasard »),
en forme d'autobiographie imaginaire : un livre composé de poèmes qui auraient
été écrits tout au long d'une vie, sans souci excessif de la continuité
narrative, et dont l'ensemble restitue un homme – à la manière des textes qui
nous restent de certains poètes anciens : je pense en particulier aux poètes
chinois de l'âge d'or, Li Po ou Tu Fu. Ici, celui qui dit « je » serait né
dix ans avant moi. Il aurait traversé l'une des périodes les plus difficiles de
notre histoire récente (la guerre d'Algérie, dont parle le livre 2 du Hasard),
et aurait choisi l'exil après avoir servi en Kabylie. Il aurait, comme moi,
fait métier dans les travaux publics (géomètre, ou conducteur de chantier, ou
ingénieur) et aurait longtemps voyagé, poussé par les circonstances, accumulant
au fil du temps de courts poèmes, dont quelques-uns ont paru dans Ecrit(s)
du Nord. Plusieurs pays d'Europe et du Proche Orient y sont évoqués. La
plupart des paysages qui composent le cadre de ces poèmes me sont connus. Mais
non pas tous : si je suis allé plusieurs fois en Turquie, je n'ai jamais visité
la région où est située l'action du poème (l'Anatolie). Je n'ai jamais, non
plus, « fendu la montagne » – mais mon activité professionnelle me met en contact
direct avec de nombreux chantiers, dans des pays très divers.
S'agissant du « degré
de modernité » du poème, je comprends
le sens de l'interrogation, mais la formulation me gêne. Elle suggère en effet
que l'on pourrait situer tout poème sur une sorte d'axe gradué qui définirait
le plus et le moins de modernité : il y a pourtant de multiples directions dans
lesquelles les poètes (les écrivains) peuvent s'affronter à leur siècle, et aux
formes anciennes de l'écriture. Elle laisse entendre que l'on pourrait mesurer
la modernité d'un texte, à la façon d'un chemin que l'on mètre avec une chaine
d'arpenteur ou d'un vin dont on mesure le degré d'alcool. La formule suggère
aussi une échelle de valeur associée à ce critère de la « modernité », ce
qui me parait illusoire et dangereux : tel courant littéraire qui, à une époque
donnée, semble être le plus moderne, peut conduire à une impasse désastreuse (ce
me semble être le cas de la poésie ultra-formaliste qui a prévalu il y a une
vingtaine d'années). Ces restrictions formulées, il est clair qu'un écrivain ne
saurait se contenter de reprendre les formules et les formes anciennes
(pourtant : Aragon et les poètes de la Résistance ?) et qu'il doit, autant qu'il
le peut, épouser son siècle et inventer. Mon rêve serait d'une poésie qui soit
de ce temps, dans les thèmes aussi bien que dans les formes, sans nuire
pourtant au sens et à l'émotion ; de contribuer à une sorte de modernité
classique (pardon pour la collision des termes).
Les libertés dans la
construction du poème, apparentes dans sa disposition typographique, comme la
présence de « blancs », l'absence de ponctuation, la coupe des vers, les effets
d'assonances et les rimes intérieures, sont quelques uns des outils de la
poésie, que j'utilise en tâtonnant, avançant en aveugle vers un sens qui ne se
donne que peu à peu – et quand il s'est donné,
je peux alors dire mien le poème ; outils au service d'un élément
essentiel de tout poème : le rythme. La poésie me semble difficilement
séparable de la voix. La plupart des poèmes sont écrits pour une voix – même si
cette voix est intérieure et ne résonne que dans la tête. Les divers accidents
de la disposition typographique sont autant d'indications pour le lecteur,
comme les croches et les soupirs pour l'instrumentiste. La formule
traditionnelle qui fait de la poésie un chant me semble vraie pour l'essentiel
de la poésie, qu'elle soit lyrique ou non (je pense aussi à la poésie
épique et à la poésie religieuse). Elle me semble vraie pour une grande partie
de la poésie actuelle. Il est une fraction de la poésie récente qui la refuse.
Malgré le côté salutaire que peut avoir la remise en cause du lyrisme, il me
semble que l'on ne saurait aller trop loin sans tuer la poésie elle-même.
Après publication, les
textes appartiennent à tous. Lisant tel ou tel poème, il arrive que je me
l'approprie et que j'y lise ce que l'auteur peut-être n'a pas voulu suggérer.
Lisant le même poème plus tard, j'y lirai peut-être tout autre chose :
entre-temps, j'aurai vécu d'autres expériences, éprouvé des émotions neuves,
j'aurai donné à ma vie un sens différent. C'est la grandeur (et la fragilité)
de la poésie de ne pas offrir une vérité fixée pour tous et pour toujours. Il
n'est pas impossible de lire ici une opposition entre le caractère « violent et
destructeur » de la technique et la « douceur » de la poésie, et de voir dans les
derniers vers une considération sur la supériorité de la poésie. Pourtant, je
ne crois pas qu'il y ait eu pour moi, lorsque j'écrivais, la volonté de
déconsidérer l'activité du narrateur (qui est aussi, en grande partie, la
mienne). Édifier, tracer des routes dans la montagne, creuser des ports, forer
des puits, distribuer l'eau et l'électricité, planter, sont des activités plus
nécessaires à l'humanité, plus utiles à son bonheur, que tracer des mots sur un
bout de papier. Que cette activité ait un caractère violent est évident, comme
c'est le cas de beaucoup d'activités humaines : c'est sa nécessité, et c'est ce
qui fait sa beauté. Bien sûr, cela ne saurait suffire.
De Yunus Emré, ou Amré
(Yunus l'Amoureux), on ne sait presque rien : plusieurs villes
prétendent l'avoir vu naître, vingt localités d'Anatolie se disputent son
tombeau ; ses poèmes furent imités et ces imitations intégrées à son œuvre. Il
fut un derviche, et est devenu un saint. Sa poésie, écrite dans une langue
populaire, est toujours très vivante en Turquie. Son sujet est l'Amour
Sublime (selon le titre d'un recueil publié il y a quelques années en
France), c'est-à-dire l'amour de Dieu, qui est l'Ami. Je ne sais pas
quelle était la pensée de Yunus sur la science de son temps. Quant à la poésie,
il me semble qu'elle n'était pour lui qu'un instrument au service de sa foi, un
véhicule pour aider à trouver Dieu et s'y noyer, comme pour d'autres, avec la
même fin, le vin ou la danse. Qui est athée, et ne voit de réalité qu'ici, qui
considère avec défiance les manifestations de la religion, que peut-il trouver
dans un tel poète, au plus haut point mystique ? Non pas une vérité, ni une
espérance, ni une consolation : les « parfaits » ne peuvent être rejoints
que dans le sommeil. Mais un véhicule pour revenir à soi – même par un chemin
biais comme celui qu'offre Yunus – et se reprendre, après la perte qu'implique
inévitablement toute activité sociale. C'est en cela que la poésie peut plus
que la technique, l'une tournée vers soi, l'autre vers l'extérieur ; en cela
que « quatre vers noués en tresse » peuvent plus que « fendre la
montagne ».
Étant jeune, j'ai
fréquenté plusieurs étés une colonie de vacances qui se tenait dans le premier
établissement des chartreux. Que cette colonie ait été tenue par un curé
n'importe pas. En revanche, m'a profondément marqué le paysage du désert,
où les chartreux ont bâti leur monastère, comme les signes, rares, de leur
présence : une pierre gravée, parfois ; un nom ; ou, un dimanche d'août, une
ombre blanche entrevue au fond d'une forêt, qu'il était interdit d'approcher.
Depuis, les lieux de retraite, les paysages solitaires, les îles abandonnées,
ont exercé sur moi une fascination inexplicable. Avec les années, j'ai appris
à en apprivoiser le sens. Il est des écrivains qui écrivent dans la foule, à la
table d'un bistrot, au milieu du bruit et du monde, et qui trouvent là leur
inspiration. Je ne peux pas. Il me faut la solitude (une chambre fermée),
l'exigüité (un mur proche), l'ombre (une fenêtre au nord, ou la nuit), le
silence. L'attitude du moine cloîtré. Il y a plus. Écrire nécessite de se
détacher, de repousser le monde. C'est une violence contre soi. Une ascèse.
J'ai cultivé cette image. Les moines ont longtemps assuré la transmission des
écrits, astreints à recopier chaque jour quelques pages des textes sacrés ou
des Commentaires des pères, dans des salles glacées l'hiver, étouffantes l'été,
dans la vapeur des produits utilisés pour préparer les vélins. On trouve
quelques textes où ils disent la longue patience (encore un mot de notre
vocabulaire), les reins noués, les mains douloureuses, les yeux qui se
troublent. Ce qui peut parfois apparaitre, dans mes poèmes, comme un signe du
religieux, n'est souvent qu'une métaphore de la poésie dans sa plus banale
existence. Naturellement, il y a autre chose. Il y a cette aspiration vague et
innommée. Il y a ce sens que, nous-aussi, nous cherchons péniblement, qui se
montre parfois dans un éclair, qui le plus souvent ne se laisse que deviner,
que forment les mots assemblés, défaits et recomposés, ce sens qui pour moi est
d'ici et dit le monde. Toute image a ses limites. Je ne crois pas que ceux qui
s'enferment leur vie durant pour souffrir et, espèrent-ils, sauver les hommes,
fournissent le sens de notre activité. Je ne crois pas au messianisme de
l'écriture. Je crois que nos mobiles sont très égoïstes. Mais, tels qu'ils
sont, s'ils donnent à voir, à penser, à s'émouvoir, même de façon trouble ou
lointaine, n'est-ce pas aussi leur nécessité, et leur beauté ?
Gérard Cartier, 7 mai. 2000 - in Ecrit(s) du Nord n° 6 (oct. 2000).
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