Il y a belle lurette
qu’il n’y a plus
d’écoles
littéraires en France. Ce ne sont tout au plus que des
constellations lâches, souvent
désignées par
référence à un éditeur,
comme ce fut le cas
il y a cinquante ans, dans le domaine de la prose, pour le nouveau
roman ‒ dont, l’éclat de la
nouveauté
dissipé, au-delà de quelques
références
communes, c’est la singularité de chaque auteur
qui
frappe. Les écrivains d’aujourd’hui
n’éprouvent plus le besoin de se liguer pour
défendre leur conception de la littérature, les
affinités qui peuvent les lier ne se muent plus en
chapelles, en
cénacles, en sectes, et c’est tant mieux. Les
lecteurs
français se trouvent face à un
éparpillement de
tempéraments et d’écritures, une vaste
galaxie
d’auteurs solitaires, chacun avec sa couleur propre, son
éclat, sa période ‒ et sa distance à
notre monde.
C’est particulièrement vrai en poésie,
où le
paysage contemporain est extrêmement
éclaté.
Après une longue période d’excessif
formalisme,
dans les années 70-80, qui a vu les
arrières-petits-fils
de Mallarmé imposer une conception sèche et
souvent
hermétique de l’écriture au nom du
primas de la
forme et du rejet du lyrisme, accusé de tous les maux
(«
le moi est haïssable ») ‒ en partie
à
raison ‒,
après donc une sorte de glaciation qui a pu donner
l’illusion qu’en France la poésie
était morte
(on l’a même déclarée
« inadmissible
»), le dégel a produit une
floraison
d’écritures d’une extrême
variété.
⁂
Difficile, parmi tant de voix divergentes et souvent passionnantes, de
n’élire qu’une douzaine de
poètes. Même
en prenant le parti de se laisser conduire par ses seuls
goûts
(en la matière, on le sait, il n’y a pas
d’objectivité), la place manque
forcément.
Plutôt qu’un impossible panthéon,
plutôt
même qu’une anthologie privée, cette
sélection propose un éventail des
manières et des
thèmes qui composent la poésie
française vivante.
J’ai choisi de ne pas m’en tenir aux
poètes
consacrés ou qui ont déjà
derrière eux une
œuvre très significative, et d’ouvrir
cette
anthologie aux générations suivantes, dans
lesquelles
j’ai retenu des poètes que tout semble opposer,
l’allure comme l’inspiration, mais qui
témoignent
d’une belle invention ‒ en renonçant de ce fait
à
des poètes qui sont presque déjà des
classiques,
comme Philippe Jaccottet ou Yves Bonnefoy, qu’on peut
facilement
lire dans d’autres ouvrages. L’éditeur
m’a
demandé de me joindre à la petite cohorte des
poètes que j’avais choisis, ce que j’ai
fait non
sans scrupules ‒ mais l’ours
ne boude pas le miel, dirait le
fabuliste.
Je me rends compte, mais un peu tard, que les femmes sont ici moins
nombreuses que les hommes. Ce travers est finalement assez
significatif. Si les femmes occupent aujourd’hui une place
importante dans la littérature française,
à
égalité avec les hommes, la chose est
relativement
récente ‒ si j’avais absolument voulu maintenir la
parité, les poètes femmes proviendraient surtout
des plus
jeunes générations. Du reste, peu importe : si,
dans une
certaine mesure, l’expérience de la vie est
différente selon le sexe, il n’y a pas
d’écriture à proprement parler féminine,
comme on le sait.
⁂
Les thèmes abordés sont ceux de toute la
poésie
depuis ses origines. L’amour et la mort s’y
taillent la
part du lion ‒ l’amour surtout. Qu’une secte
furieuse
s’avise de brûler tous les poèmes
d’amour, nos
bibliothèques seraient bientôt aux trois-quarts
vides. Un
autre thème récurrent est
l’écriture (son
but, sa forme, sa manière, voire ses petites manies) ; tous
les
poètes choisis y sacrifient peu ou prou : c’est le
tropisme moderne. On notera un certain
désintérêt
pour la chose publique, la société, la politique,
l’Histoire. C’est sans doute l’une des
séquelles des années formalistes. Mais on voit
aujourd’hui de jeunes poètes
s’intéresser de
nouveau au monde et, en particulier, réinvestir le champ
historique, sous des formes très variées, qui
vont de la
brève notation à des écritures
ambitieuses proches
de l’épopée.
La variété
des écritures
n’empêche pas
l’existence de certaines inclinations assez largement
partagées. Je me contenterai d’en
citer deux, toutes deux conçues comme antidote au lyrisme.
La
première est une fascination pour le fragmentaire,
l’inachevé ‒ ce qu’on pourrait qualifier
d’esthétique
des ruines ‒, qui se manifeste par
l’introduction du blanc dans les vers, la dispersion des mots
sur
la page (Yves Boudier), voire l’écriture
aux
ciseaux, etc.
dont l’effet peut être renforcé par de
fréquentes ruptures de sens (syncopes, non-dits). La seconde
inclination est le recours à la prose, qui
s’introduit en
poésie sous des formes très diverses : prose-poésie,
prose dense (Franck Venaille) ou
découpée, parfois en alternance avec les vers,
etc. Ces
réflexions, très sommaires, n’ont
d’autre but
que d’aider à la compréhension de
certains des
poèmes choisis ‒ j’ai toutefois veillé
à
éviter ceux qui ne passeraient qu’avec
difficulté
dans une autre langue.
⁂
Quelques mots enfin sur
l’organisation de
l’anthologie.
Plutôt que l’ordre alphabétique, qui
gomme les
tendances propres à chaque génération,
les
poètes y sont présentés dans
l’ordre
dicté par l’état-civil. J’ai
choisi
d’accorder à tous à peu près
le même
nombre de pages, quelque soit leur parcours et leur reconnaissance,
choix arbitraire mais qui permet de présenter chaque
poète dans sa diversité, avec les nuances de son
écriture.
Par nécessité, les poèmes choisis sont
souvent
extraits d’ensembles plus vastes. Je n’ai pas
toujours pu
le signaler de façon adéquate.
Que ce choix, avec ses partis-pris et ses lacunes, soit une invitation
aux amoureux de la poésie, et aux traducteurs, à
poursuivre par eux-mêmes l’exploration des
œuvres
présentées et, au-delà, de la
poésie
française vivante.
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