|
|
L'ultime Thulé
est inspiré
de la Navigation de Saint Brendan, un manuscrit
latin du haut moyen-âge, qui a nourri le mythe de la
découverte de l'Amérique par des moines irlandais
au VIe siècle. La légende a connu au
moyen âge une diffusion considérable – il en existe
des versions dans toutes les langues européennes. Entre l’an mil
et la
navigation de Colomb, les géographes
dessinent à l’ouest, sur leurs cartes marines, des Magnae Insulae Beati Brendani ou
un Paradis des Saints. Et tandis que les lettrés rêvent
d’imrama devant
la mer profonde, les
aventuriers affrètent des navires. Mille ans après le
moine irlandais,
alors
que l'Amérique est découverte et possédée,
l’île de Brendan, la
non-trouvée, fait encore l'objet de
rivalités, et même de traités et d'actes de
cession. L'Espagne arme des
expéditions pour la rattacher à l’empire. On la cherche
longtemps dans
les
parages des Canaries, de Madère, au large des Orcades... Puis
tout se
perd,
rêve et littérature. C’est cette légende que L'ultime Thulé revisite, en
l’ajustant à notre siècle et en lui donnat la forme d'un
jeu de l’oie :
la mer est jalonnée de hasards ; on peut
n’atteindre jamais l’ultime Thulé ‒ il est des songes
inféconds ou
désastreux.
Pour
ceux que le chahut des dés dans le cornet agace, une version en ligne
permet de faire le voyage en tirant des dés virtuels : cliquer
sur les
dés.
Récit de l'écriture
(Secousse
n°20, nov. 2016)
|
Le récit sur la lande
|
.1.
Il naquit des
marais
dit le
latin
aux bords de la
Lee
dernier d'une longue
lignée
semée par
pénitence
au milieu des eaux
croupies
aussi
fut-il
plus que tous
abstinent
et subtil
Sur un
tertre
isolé
souvent
éprouvant sa
vertu
immobile
un cercle de
pierre
il restait à
méditer
dans le
vent du
large loin des 3000
qui le tenaient pour père
à peu près
Je vois LA LANDE frissonner
roseaux et
bruyères
toutes les
couleurs
les odeurs
mêlées
j'entends
cousant les
herbes
l’aiguille des
fauvettes
et l’imprécation au
loin
des galets
Tous les
mots
justes et
iniques
tous les
actes construire
voyager
calculer les
astres
assez jeûné
seul à ma table au milieu des
livres et rêver devant la mer
patrie
des mystères
|
.13.
Juillet domhnach
chrom dubh dernier dimanche
sentier rituel vers le sommet du mont
de place en place un signe érodé par le temps
o perdre à jamais le chemin du retour
au flanc d’une falaise dans les ardoisières
BVM la grotte de Brendan
dans la pénombre une vierge pâle
prendre sa place et voler d’âge en âge
oubliant qui l’on est l’océan
au fond des yeux plus tard devant
les vagues
longue absence ni aile ni voile
rien qui vive
la trace d’une OIE sur la laisse bistre
et le ciel délicat des maîtres vénitiens
plus poignante la beauté nue
il n’en restera rien 2 lignes dans le carnet
dont se faire après longtemps un paradis
le dard de l’abeille reste dans la chair
et l'envenime le soir au
O'Shea's-Bar
noyé dans la brume
l’âcre effluve
de la Beemish et le tabac
gris on raconte
l’épopée du saint dans une langue perdue
mieux que le latin les 14 et le
pays de l’ouest
simple et belle comme au tin
whistle
|
.16.
À nous LA MER et les
longues solitudes
le ciel tournant sans boussole les
oiseaux
entre 2 vertiges leurs traces
ténues
frères dans le brouillard des manuscrits
des minuscules carolines fous et
gwélans
poursuivant de leurs âpres sermons
qui s’aventure au-delà de lui-même
en esprit ou dans ce faible corps
souffrant
cherchant ce qui peut-être n’est
pas la beauté
le bonheur ou la terre de
promission
qu’importe le nom et la chose
à qui
ce feu brûle tout qui de
l’épaule
écarte
les pauvres vertus cardinales
prudence
et tempérance et va sans
céder conspué
par le vent ou le
siècle se donnant
à ce qui fuit sans cesser
d’espérer comme
à une femme à nous
donc qui ne
sommes
plus dignes de ce don à nous
cette
mer
indomptée...
|
Mer d'Écosse
|
.19.
Au creux d’un vallon une
sente prêles
fougères aux genoux oseille en graines
sous la falaise un long
mur
forteresse
au toit
herbeux
aux salles désertes
le vent seul à gémir dans
l’œil des cheminées
lits nuptiaux côte à
côte
habits
mêlés
tout à
tous une UTOPIA
du nord
décimée par la fièvre et les jalousies
aux murs parmi les armes de riches bijoux
qui hier au cou laiteux d’une beauté
célébraient la
vie dans
les caves des caques
et des foudres de bière plus que la soif
ils s'étonnent
affligés
plaignant
ceux qu’ont ruinés leurs passions
et recréent
l’île
une table et des feux
accoudés sous les gemmes
taciturnes
errer quelques saisons parmi les apparences
le pas léger plus que l’herbe et la neige
puis mourir au milieu des mers sans laisser
trace
aucune les
os dispersés par les pluies
les oiseaux
le nom orgueilleux qui nous fait
rendu à la
tourbe
vanité le voyage
vanité les plaisirs et la
mélancolie
répété
d’âge en
âge
in æternum
|
.25.
Saison
flottante rien pour fixer la mer
emportés dans la brume la
main
puissante
du grand courant atlantique
après 10 jours au nord
des îles parallèles
longues scies
mobiles
l’Hibernia rue sur les eaux déchiquetées
comme un taureau ivre dans un pré d’orties
des rives abruptes sous les vapeurs de sel
et à l’ouest tirant en biais
les
longues rames
une baie en corne d’abondance ici
désert
parfait monts nus et gâtines
s’essayer à vivre B&B
une maison rouge au milieu des landes
minces ruisseaux étangs en chapelets
et innombrables au flanc des collines
de grasses brebis paissant les brouillards
hautes comme des ânes les
peuples
du norois
ont eux aussi leur Arcadie une
île
vierge
perdue sous l’horizon où les
exégètes
qui préfèrent aux légendes la géographie
ont cru reconnaître VÁGAR la petite
Féroé
fabuleuse aussi bien grasse
divinité
dans les bras du nord
|
.31.
Multitude d’OISEAUX
tournoyant dans le vent
visitant les voyageurs comme si
l’homme
n’était pas démêlé des ordres animaux
fous de Bassan macareux fulmars boréaux
kakakakaka
pluviers de neiges
sternes paradis et sur un mât
un oiseau inconnu des Histoires Naturelles
face ronde flancs mouchetés aile longue
battant de biais comme un
éventail
mi-oie
mi-effraie à graver au
frontispice
d’un Voyage du Nord
paperolle au bec
déroulé en longues
volutes ha io hou
chant mélodieux secoué de sanglots
où affleurent des mots indistincts
comme
dans une langue ancienne aliorum qui fuerunt
dont sans percer le sens on reste troublé
attisant la nostalgie qui nous tient lieu de vie
oui plus beau ce qu’on ne comprend pas
le clerc de Saint-Évroult
ayant lu
Denys
et Scot Érigène y
entendit gémir
les âmes dans les limbes
quant à moi
avec le peu de sens qui me reste
quelle sagesse oubliée
|
Les 40e
|
.38.
Ensemble au RÉFECTOIRE
dans une niche
une
fontaine
trouble et
odorante
ils s'assoient à la
cloche
longue table
vide
à la cloche
des
pains blancs comme la
joue
des
racines
exquises
et des poissons de
roche
ils se
réjouissent
l’un à l’autre
mêlés
à la cloche un
pichet
Saint-Cyran
de la main les
exhorte
vin de
palmes
gâteaux
d'olives
rien qui agace ou dépite
Bénie la
bouche
qui
loue sans
décevoir
bénie
la
langue
qui tourne et se
plie
sans
expulser
l’air
et
donne en
silence
si
claire
preuve de
l’existence
cardons
aubergines
mieux
que la
métaphysique
rougets aux
olives
une
rhétorique
qui n’admet pas
dispute
et
de petits pains sous la
cendre
à chaque
bouchée
pour se rappeler sa
fin
comme
aux
sermonnaires
l’hélas
et la basse continue
|
.42.
Aucune voix
aucun
bruit
sinon
le souffle des corps endormis
& au
loin
la
rumeur de la mer
muette
la nature
muets
tous
les êtres
si
l’un est tenté
il le
dit en son cœur
si le
besoin le presse
ses
mains le
servent
mieux
que
les lèvres
& la
cire traçant
en
silence
dans les
airs
son désir
Jamais
en aucune saison la
voix
humaine
le bruit des lèvres jamais
ni de
la gorge rien sinon
des chants à
genoux dans la nuit
volés
aux vents
rien
comme LE SILENCE
ne
guérit les passions
le
corps
assoupi
une
tombe
ni ne
chasse
les
tentations
qui
errent
alentour sur
la mer
|
.44.
Étouffer la chair bavarde et oublier
le
siècle
accoudé au versant d’un temple-montagne
immobile le proche et le lointain
si beau si divers le monde les pins
frémissant sous la brise les monts a tempera
sur la mer les
nuages mobiles
rêvant sans entrave au penchant de l’été
un paradis tangible une main
glissée
dans LE
LIVRE D’OR PUR
comme un jeune homme dans la robe
de son amie et tandis que sur sa
sphère
le ciel s’obstine à tourner
croire
un instant
au
bonheur au
crépuscule
l’esprit obscurci par trop de beauté
se renfermer
dans ses murs
un vin clair et une brassée d’herbes
dont honorer une idole pensive nez
droit
front haut toison
crêpelée et pour
elle
chercher sans se lasser la langue secrète
qu’épèlent dit Al-Aziz anges et oiseaux
un seul mot fait de tout l’alphabet
|
Mers du tropique
|
.55.
Plus le poème avance disait Hikmet
plus je doute pour la
première fois
mon livre me tient tête je
n’y suis
plus
le maître il me domine et
malgré moi
trace son chemin plume tyrannique
courant sur les pages aux prisons
de Bursa
de ses Paysages humains
tout le siècle
jeté dans sa cellule depuis l’Indépendance
encyclopédie de la Turquie moderne
au lieu que je fais d’un vieil âge ma geôle
40 pages de grimoire des demi-saints
des îles perdues volant dans
l’inquiétude
au latin douteux des moines hiberniens
ma BRENDANADE 100
fils enchevêtrés
mais je n’avais pas tâté de tout
tout hasarder tout concevoir de
tout paroler
des mots si simples qu’ils toucheront le cœur
abrégé du monde la
mer et ses îles
les herbes les oiseaux philosophie naturelle
et des vagabonds à notre
image
arrachés
à l’océan des
siècles le crâne
bosselé
de terribles chimères qui plus
violentes
renaissent aujourd’hui aux pays d’Hikmet
et de d’Alembert
|
.56.
LES
ÎLES
en jouir
vitement
un pré creux sous la cote des
vents boire aux
sources s’approprier
la
terre labdes
salées
forêts
le ciel
passe
le corps
s’allège
mais
bientôt
rêvant au sommet des collines
si
pur l'été
au loin
sur l’océan
profond une terre
courbe
par
instants
comme
la
bosse
d’une
baleine
repartir
vitement
mobiles sur les eaux
mobiles
où ne savent pas
les cartes
Les
îles chercher
à
l’aventure
les mâts
oscillent
nuages
étoiles
ambulantes
les jours sur un long
bâton
7 par
7
le soir
parfois
un oiseau
inconnu
criant au
passage
le nom d’un pays caché
parfois
sur les
vagues
un bois
flotté
et
longtemps
des odeurs
pénétrantes
si
suaves
que la
nuit
sous son
banc
endormi
au pied des mâts
bruissants
on peut
croire
posséder son désir
|
.63.
Ils courent sous les
vents NORD-NORD-OUEST
chacun à son emploi
une écoute
une corde nouée dans les vagues
tous les
arts des
chiffres dans la
paume mesurer la mer
ou
démêler
dans le
fourmillement des
étoiles
la route de
Thulé
un sillon
sinueux
et face à
l’étendue
Brendan
silencieux
inflexible volonté
Longtemps
des vents
vagabonds
ils vont sans
céder
l’esprit
tendu
double
ciel
sans pôle et sans
degrés
des bêtes parfois
visiteurs taciturnes
requins
phoques moines
parfois un oiseau
en équilibre sur un
mât
louant la Providence kâ !
kâ ! kâ !
avant de fuir
où l’on ne sait aller…
|
Atlantique Nord
|
.66.
Cette barque ici et là
ballottée par les
vents. poursuivant une ombre
au milieu des brouillards. une terre arquée enfouie sous
l’horizon. locus voluptatis.
avant de se
perdre hors des longitudes. des mers muettes où cesse toute
espérance.
cette odyssée hasardeuse, répétitions,
hoquets. arrachée dans la peine au Gaffiot. insensiblement me
ramenait
à moi.
40 ans sans repos. la main dans les nombres. compas, équerre,
cartes
marines. des ports perdus sur les 40e. môles
marchands,
bassins de
carène. commerce des hommes et des choses. les jours âpres
et
laborieux. les nuits des gousses sèches. privation de soi. le
corps
sensible changé en chaux, en pensée. sans
espérance aucune.
L’île cachée, si j’ai cru l’entrevoir. si dans un
éclair la beauté m’a
saisi, douce et poignante. il a fallu la fuir. ravalant
l’éloge qui naissait. et de nouveau errer sans être. des VERTUS
opiniâtres. les mêmes jours sans cesse, les mêmes
tâches. cherchant mon
lieu sans l’atteindre jamais. sans trouver ma forme dans le monde.
renouant sans cesse le début à la fin. jusqu’à
cette fin qui ne console
pas. l’ultime Thulé.
|
.67.
FENDRE L’EAU
glacée
plume ni
fourrure
sans répit
jamais
livrés aux
tempêtes
un lit
instable
jamais de
repos
les yeux grand
ouverts
rude
insomnie
courant dans la
mer
sans la
mériter
incapables
de se
suffire
ni
de se
réaliser
scrutant les montagnes qui
dérivent
chancelantes
tout le
ciel
dans un vertige
Soleils
troubles
lunes
biaises
au fond d’une autre
mer
parcourue de
frissons
de
lignes
magnétiques
les
charriant à
l’aveugle
et sous leurs pieds
où la lumière n'atteint
pas
des ombres
malheureuses
errant sans
but qu'ils
dévisagent
anxieusement
penchés sur les
plats-bords
tressaillant
de leurs
difformités
comme
s'ils voyaient
nue
l'âme humaine
|
.76.
Brendan parle au
ciel aux rochers
louant l’ordre du monde
éprouvant
la seconde
mort guai a cquelli
tant
d’énigmes le mal
la justice le mouvement de de
l'Histoire
que l'on reste à songer la joue sur la page
la source des
passions et d'où vient
qu’il faut vivre en aveugle sa vie
secoués
au cornet de la
fortune tant
de CONJECTURES hasardées dans la nuit
le dessein à quoi nous sommes nécessaires
et les fins cachées dans des causes obscures
les mots
savent-ils ce qu’ils prétendent
des vérités subtiles sous diverses espèces
qui fortifient l’esprit et des
fables grossières
comme des amphores au fond d'une grotte
renfermant des secrets qui défient la raison
mais l'encens de
ces vieux récits
envoûte comme autrefois plus
savants
à
peine arts et manufactures
mais la machine humaine à
peine
|
Mers boréales
|
.80.
Tempête à la fenêtre
l’éclat dans la nuit
intermittent d’un phare KJØLLEFJORD
adossé au radiateur à huile le Voyage
sur les genoux la main infirme écoutant
le vent saccager le jardin 3 pins
grêles
et un jet d’aubépine sous un appentis
10 jours au secret dans cette thébaïde
des landes détrempées entre les barbelés
de l’océan Panthalassée
sans radio sans amie sans journaux
kippers et bière de roche Nunavut
øl
le nord vibrant dans les bardeaux disjoints
une langue sans voyelle qui tance les îles
et les êtres 10
jours l’aiguille mobile
ici et là en vain oscillant
sur mon
gouffre
à rêver sans me fixer
je suis la mer
je me cherche et me parcours rien
qu’une absence sans objet qui m’aspire
dont l’esprit est agité un
désir
au compas fermé qui cherche aveuglément
le lieu où se jeter
|
.82.
30 DEGRÉS
SOUS LE
PÔLE à mi-distance du monde et du néant
une barque aux voiles nordiques fendues par le gel où
s’engouffrent les
vents tournants
bousculée en tous sens gémissant dans les vagues
longue coque à la proue dressée un crâne monstrueux
qui vomit l’écume
ou l'un de ces coracles gauchis sous une croix palmée
ouvert sur le ciel comme un œil
vents colorés orages magnétiques étoiles
instantanées
visions de l’enfer et du paradis
des langues de feu parfois crépitant dans les vergues
des litanies soir et matin pour soumettre la mer
inutile aucun secours
l’eau s’infiltre le corps se gâte d’innombrables épreuves
l’une et l'autre extrémité du nord
|
.86.
Leur aventure est fixée 7 ans sans
relâche
d’un bord à l’autre du monde incréé
7 ans seulement par miséricorde
priant et ahanant dans les vents glacés
12 sur 7 rangs épaule contre épaule
et Brendan immobile à l’avant dans les vagues
cherchant en lui la prémonition des îles
les jours réglés à
l’abaque le
sommeil
et l’usage du corps de 7 en 7 un
jeûne
longue macération buvant
leur vie
à la coupe de Joseph d’Arithmétique
poussés où tout blesse leur désir
sans motif sinon de satisfaire aux NOMBRES
on ne saurait sans eux atteindre son but
seuls ils connaissent la cause et l’effet
et nos peines se perdraient si ne les mesurait
une stricte loi 7 donc 7
années
comme les péchés et les sacrements comme
les notes de la gamme d’Arezzo chantées
à genoux dans la mer comme les étoiles
de la Grande Ourse qui tournent sans répit
au sommet des mâts
|
L'ultime Thulé
|
.96.
Ont-ils ASSEZ RÊVÉ
assez
enduré la mer tous ces
jours 7 années
à tourner
en
rond sans répit
comme des pipistrelles leur savoir
déployé devant eux un
fragment des
Anciens
et la science des nombres inventant
à chaque pas la terre
immense ciels
instables
océans où tant
d’îles nagent
bigarrées
comme autant de tentations trop
faibles
trop douteux pour tracer à la règle
à leur espérance un
chemin 7 années
à cheminer sur l’abaque
nécessaires
pour
dépouiller
leur nature
et mériter leur fin le jeune
homme
les guide au milieu des courants
vers le nord roulant par le travers
autant qu'ils devinent leur route
est-ce
une ruse de
clerc navigium
contra septentrionalem
pour nous inspirer quelque hypothèse hardie
ou ne parvient-on à l’ultime Thulé
qu’en
visant de côté comme
on le fait du sens et de la
beauté
|
.98.
Ils courent en robes comme des jeunes
filles. herbes colorées, collines
légères, ciel au lavis sur un
éventail. paradis de lumière, ronde pupille,
terre de Saint-Jean !
Ils chantent sur les falaises, dans le soleil levant,
bénissant l’océan, vaste et sans
îles, où le regard se perd. longs parafes
d’écume. troupeaux de
cétacés. nuages au ventre lumineux.
Barint meurt de joie. ils lui gravent une stèle, la
croix
ronde et le chi-rho.
grammaire antérieure à
toute grammaire. ces traces infimes sur la pierre, dans la
lumière rase, rien comme elles pour nous figurer.
Ils longent la côte. large estuaire au sud. des
îles bossues dans UN FLEUVE GÉANT. ces
images peintes
sur
l’étrave. montagnes de
blé. humides virginies. jardins baumiers.
Ils parcourent les collines, assoiffés comme un nuage. des
grives s’envolent sous leurs pieds. la lune claire entre les
arbres. ils retrouvent le corps des origines. lits de
fougères. fruits des fossés.
L’été vole immobile. le miel coule des
arbres. des bêtes paissent les mousses, hérissées
de cornes plus que la
morale. tant
d’extravagances ! la raison s’étonne.
qui est ici le maître ?
|
.99.
Ils vont sans se
lasser
silencieux
le corps dépouillé des instincts
animaux
longues collines
étagées 3
infinis perdus dans
l’azuline leçons
de perspective pratique
forêts
natives rivières
dans
un souffle
on ne saurait
peindre le paradis
épis
vineux prés
d'angéliques
rien de
semblable
ici ni l’or
broyé au
miel ni le sang
séché
un faisan
parfois ou une
perdrix à peine
échappés au pinceau qui les fit
large au-dessous le
fleuve la moitié
du ciel
TERRE
PEINTE
que les siècles
survolent sans la
flétrir
des mots
sans force pour
l’égaler des
couleurs
indigentes
|
Les relâches
|
.LE VOYAGE DE BOUGAINVILLE.
Ce moine infatigable. courant
d’île en
île
à la grâce de Dieu. butant à chaque pas
sur un mystère. transformant les hasards en signes. une
nuée entre les
dents :
des louanges dans la nuit ‒ et pour qui
cède à ses désirs, des diatribes. héraut
d’un dieu versatile, clément
par occasion, terrible par nature. la robe de bure endossée,
peut-on ne
pas
aussitôt tituber, et divaguer horriblement, comme pris de
boisson. tant d’extravagances. tant d’indicibles
secrets.
Et me voici tout autre. à graver la croix sur des îles
perdues et
méditer l'enfer... tout parle, tout signifie. l’esprit mobile :
un
fragment de miroir qui projette alentour l’éclat
d’un soleil caché. non pas pour éclairer,
mais pour pénétrer. manifester
l’essence sous la chose. une alchimie puissante où
l’univers entier entre en fusion. est-ce à quoi je
tendais à mon corps défendant ?
Assez, assez d'interpréter le monde. n'ai-je pasautrefois
rêvé de Bougainville ? des peintres à
bord pour dessiner la terre. fleuves, montagnes, forêts.
feuilles et graines. plumes. squelettes. peindre seulement, et
inventorier. et 2 ou 3 savants pour tout traduire en nombres. ne
l'ai-je pas tenté il y a 40 ans ? une
poignée de poèmes sur des feuilles
lignées. toute une vie pour passer de Bougainville
à Brendan ! on croit progresser, on va de
l’Encyclopédie à
la Légende
dorée. et avec soi, la moitié du monde.
|
.LES CHIMÈRES.
Ces
hommes
le regard
fixe
les dents
serrées
ne pas se
répandre
joie ni
plainte
l’esprit lancé d’un seul
jet
au milieu des
mystères
qui empoignent le
monde
sans rien
ménager
et tant
veulent
tant
démènent leurs
jours
qu’ils subjuguent enfin tout ce qui
est
la mer
hostile
le ciel
étoilé
et
nos vies
légères
qui ploient à tous les vents
Bannissant le
hasard
donnant à tout son
nom ceci !
ceci !
et sa
vertu
se soumettant les hommes
inconstants
des règles
austères
chasser les
plaisirs
se garder pour
ailleurs
une joie plus
haute
et pour
elle
se façonner en
nuit
en
cadavre
le monde un buisson
sec
où
rudement
ils portent la
main
s’il
s’écarte
un
peu
de leur volonté
Tant de Thulé
sans que de
vivre
s’apaise le
souci
assez
se livrer au
monde
et suivre sa
pente
qu’il ne soit d’autre
fin
de ce qui
passe
faire son
bien
une gerbe
sauvage
et de pauvres
idoles
car rien ne
dure
un
instant
que cet
embrassement
qui nous
justifie
notre
empreinte
un
instant
dans la boue profonde
|