L’Étang,
11.7.11
Mon cher Jean,
Il n’est plus d’usage de
s’écrire. Le stylo aura bientôt rejoint
le talc et la plume d’oie, et peu s’en faut que le
jargon n’ait déjà tué la
langue – par chance, les billets électroniques
qu’on commet aujourd’hui s’effacent dans
l’instant. Mais l’occasion réclame
mieux. Juges-en plutôt. Avant-hier, à peine
débarqué du train de Rang-du-Fliers, je bute sur
un ami évanoui depuis l’École. Il avait
trois heures à perdre avant une correspondance, S*
m’avait accordé la permission de minuit : nous
voici à la Brasserie
Terminus Nord à ressusciter imprudemment le
passé. La poussière des années vole,
il s’enfièvre peu à peu, les yeux
dilatés sous ses verres, pétardant de la main ses
cheveux gris pour y réveiller l’ancienne
crinière : et revivant nos équipées
à travers la banlieue rouge, les coups de main, les meetings
à la diable aux portes des usines, et les longues
virées nocturnes à chanter L’Orient rouge
dans Paris assoupi, entassés dans une vieille Ami 6
collective (je me suis souvenu tout à coup de
l’avoir empruntée pour rejoindre dans une chambre
des Buttes-Chaumont une russe blanche dont j’étais
amoureux, dont rien ne m’est resté, pas
même le prénom… mais si : un volume des
fantaisies lunaires de Laforgue, qu’elle mettait au-dessus de
tout, malignement dérobé pour garder une trace
d’elle), une guimbarde à l’habitacle
perforé par la rouille, au coffre lesté de
tracts, ou de cette pesante littérature que nous
préférions à toute autre (Marx, Engels, Lénine,
Staline, Mao !), j’ai regretté la
folie qui nous soulevait de terre. Non que je m’y sois
adonné bien longtemps, mais ce peu a suffi à me
faire un passé : le sang brûlait en nous, le
moindre évènement nous était une
épopée.
(...)
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