L'Hetzeloscope
(Jules Verne)
L’automne dernier, La
Presse ayant
révélé
l’Ingénieur Hetzelovitch au public, j’ai
conçu le violent désir de le connaître.
Je fais grâce au lecteur des stratagèmes
qu’il m’a fallu déployer pour
l’approcher. Qu’on sache seulement
qu’ayant patiemment dénoué le
réseau d’amitiés qui le
protège, j’ai été admis il y
a peu dans son intimité, quelque part dans les collines du
Vexin, à quinze kilomètres de la
dernière gare.
Il vit retiré dans une villa juchée au-dessus de
la vallée, une grosse bâtisse de
meulière au fond d’une cour bordée de
buis taillés, à la façade
austère, aux auvents et aux volets lie-de-vin, dont toute la
fantaisie tient dans la girouette qui la couronne : trois grands
cercles emboîtés portant des chapelets
d’étoiles, à la façon des
méridiens célestes des anciennes
sphères armillaires, que la plus
légère brise fait pivoter sur leurs axes. Du
chemin public, au-dessus du haut mur qui enclot la
propriété, on ne voit qu’elle,
dessinant dans le ciel des constellations
éphémères. J’ai su plus tard
que par un mécanisme caché l’astrolabe
actionnait à l’arrière, dans un kiosque
du jardin, deux figures enchanteresses : Vénus, dont on
entrevoit sous un voile mobile les séductions laiteuses, et
Mars, le dieu du printemps, nu et luisant comme un gymnaste, mais
casqué, dont les attitudes simulent, selon la saison et la
marée, la passion, le dépit ou
l’indifférence. Le jardin
s’étage au milieu des charmilles
jusqu’à une terrasse bordée de beaux
aubépins, d’où l’on
aperçoit un méandre de la Seine et la route de
Rouen qui poudroie sous les roues des voitures. Au loin se
déploie un vaste paysage, calme et lumineux, des
prés et des fermes éparpillées,
à quoi les dernières brumes donnent
l’apparence mystérieuse des fonds de tableaux
français.
Malgré sa solitude, l’Ingénieur
Hetzelovitch avait cédé aux manières
de rigueur dans le monde : habit sombre, nœud et col
cassé, courte barbiche impeccablement taillée,
minces lorgnons. Après le déjeuner, où
nous fûmes seuls, il m’introduisit dans une vaste
remise dissimulée derrière un bosquet de sureau,
dans un appendice du jardin. « Voyez,
me dit-il en
déverrouillant la porte de fer, voyez
le capharnaüm
où se plaît le génie maniaque que
certains me prêtent ! » Je dois
reconnaître que les allégations de mon
confrère, fruits de vagues on-dit enflés par
l’imagination, font honneur à sa fantaisie. De
part et d’autre de deux allées semées
de tapis, sur des estrades carrées, étaient
disposés les automates dont La
Presse
a
révélé l’existence.
L’Ingénieur répéta maniaque
d’un ton amer, et j’eus un instant le
soupçon qu’humilié de se voir
rabaissé au rang d’horloger et de marionnettiste,
il m’avait choisi pour rétablir sa
dignité offensée ; et que la patiente
enquête qui m’avait permis de remonter
jusqu’à lui n’était
peut-être, au contraire, que l’enquête
qu’il menait à mon endroit. Sans doute avait-il eu
connaissance de mes propres recherches, quoique
déjà lointaines et peu fructueuses, dont
j’ai fait l’an dernier la matière
d’un feuilleton ; en sorte qu’ayant
vérifié que j’étais digne de
sa confiance, il avait organisé cette rencontre en feignant
de céder à mon insistance : mais ce ne sont
là que conjectures.
Il me prit par le bras, et tandis que nous déambulions entre
les machines il m’expliqua que tout jeune encore,
fasciné par la belle simplicité des inventions
d’Héron d'Alexandrie, dont il avait lu
l’histoire dans un almanach, il avait reproduit sa fontaine
automatique. Plus tard, il avait construit un petit
théâtre dont les rideaux s’ouvraient sur
deux personnages – Mars et Vénus,
déjà ! – qui s’animaient
à tour de rôle sous l’effet de
légers mécanismes actionnés par des
graines de moutarde. Il s’était alors
jeté à corps perdu dans
l’étude, ne délaissant rien de ce qui
pouvait être utile à sa passion,
mécanique, hydraulique, électricité,
anatomie. Depuis quarante ans, il avait répliqué
les plus célèbres machines dont les
siècles nous ont laissé la mémoire. Me
croirez-vous ? J’ai joué aux échecs
avec le Turc
mécanique de von Kempelen et j’ai
été battu en dix coups. J’ai
écouté le joueur de flûte de Vaucanson,
que l’Ingénieur avait mis au goût du
siècle, le dépouillant de ses habits sauvages au
profit d’une stricte redingote :
l’androïde m’a fait entendre Le
Roi
d’Yvetot.
J’ai assisté aux ébats de son canard
défécateur, qu’il avait pu
étudier trente ans auparavant au Palais-Royal, avant
qu’il ne fût vendu à la Russie. Il me
dit avec fierté que son volatile était
aujourd’hui le seul témoin du génie
français, l’original ayant disparu il y a deux ans
dans l’incendie du musée de Nijni Novgorod. Il
n’avait pas résisté au plaisir pervers
d’y ajouter un foie qui se couvrait de graisse quand on
nourrissait l’automate, de sorte qu’avec son
poitrail déformé il tenait autant de
l’oie que du colvert.
La grande salle, sobre et brillamment éclairée
par deux rangées de becs
d’acétylène, la présentation
méthodique des machines, la voix profonde et recueillie de
mon hôte, tout me fit penser à un
musée. Comme je m’étonnai de ne pas y
voir les instruments, les manuels, le désordre vivant qui
font l’ordinaire des cabinets de mécanique, il me
répondit par une boutade où affleura de nouveau
son dépit de l’article de La
Presse.
Cependant, je remarquai une porte dans la paroi du fond, deux battants
lisses, étroitement ajustés, qu’aucune
barre, aucune serrure apparente ne verrouillait. Il s’en
aperçut, eut un geste vague, et posant sa main sur mon
épaule me reconduit dans la villa : quel dommage, lui
dis-je, qu’un si beau génie se borne à
copier les inventions des autres ! De retour à Paris,
j’occupai le reste de la soirée à noter
précisément les détails de notre
rencontre. Depuis quelques années, depuis ce long voyage aux
îles dont j’ai donné la relation au Siècle,
je suis sujet à de terribles oublis, et il
m’arrive au contraire de garder le souvenir
d’évènements que les preuves les plus
flagrantes ne me dissuadent pas de croire avoir vécus. Aussi
ai-je pris l’habitude de tenir un petit carnet qui
m’est une seconde mémoire, plus
précise, et consultable à volonté.
J’ai rencontré l’Ingénieur
Hetzelovitch une seconde fois, la semaine dernière, au
prétexte de questions techniques sur ses machines et pour
éviter, lui dis-je, de trahir ses intentions dans
l’article que je préparais. Le déjeuner
achevé, j’exprimai de nouveau le désir
de visiter son cabinet de travail. À ma surprise, il
n’y objecta que pour la forme et me conduisit
bientôt dans la remise aux automates. La porte du fond
s’ouvrait au moyen d’un de ces
mécanismes secrets qui font la délectation des
romanciers : il me fit tourner le dos à la paroi et
j’entendis bientôt la double porte glisser.
L’intérieur était sombre,
embarrassé, une odeur étrange y
régnait où je crus reconnaître,
mêlé à un âcre relent de
graisse noire, un léger parfum de femme. Il fit la
lumière. La salle, livrée à un
désordre indescriptible, prit un aspect presque
inquiétant. Des tables flottaient de guingois dans la
pénombre, encombrées de livres et de
mécanismes compliqués, des fragments de machines
jonchaient le plancher, des outils, de grandes jarres de verre
à demi remplies de liquides irisés, au plafond
était suspendu le squelette d’un grand oiseau aux
ailes dépliées et, aux murs,
accrochées par des ficelles, pendaient des pièces
façonnées où l’on
reconnaissait parfois le simulacre d’un membre humain
coupé à l’articulation,
d’où sortait un écheveau de fils. Je
repensai au capharnaüm
de La Presse.
Il se dirigea sans un mot vers le fond, que fermait un large rideau. Je
remarquai en passant une forme humaine couverte d’une gaze de
crin qui n’en laissait rien deviner. Je
m’arrêtai. Un sourire énigmatique vola
sur les lèvres d’Hetzelovitch et il voulut
m’entraîner. Je ne bougeai pas. Il
hésita, puis m’autorisa d’un geste
à soulever le mince voile. C’était une
femme aux cheveux opulents, tortueux, qui coulaient en cascades sur ses
épaules, nue pour le reste, seulement défendue
par une étroite bande de pourpre qui plissait entre ses
cuisses. Sa peau était admirable. Elle esquissait un pas de
danse sur un socle où sept boutons gravés
d’un chiffre suggéraient autant de possibles
ravissements. Hetzelovitch mâchonnait sa barbiche, de
légers spasmes plissaient ses paupières. Choisissez ! dit-il
enfin à voix basse. Je choisis le 3 et tirai prudemment le
bouton. C’est à peine si l’on entendit
chuchoter le mécanisme, que recouvrit bientôt un
sourd gémissement échappé aux
lèvres entrouvertes de cette créature. Ah,
lecteur, pardonne-moi ! Si je le savais, si je le voulais, je ne
pourrais rien dire qui fût toléré par
la société. Les plus coupables rêveries
des jeunes gens n’approchent pas des fantaisies de
l’automate
érotomane. Je serais resté
là longtemps, honteux, envoûté,
à tenter les sept chiffres et me donner du plaisir en
effigie, si la main nerveuse d’Hetzelovitch ne
m’avait enfin arraché à ce leurre.
L’Ingénieur ramassa la bande de pourpre qui
était tombée aux pieds de son odalisque, la noua
habilement autour de ses reins et rejeta le voile sur sa tête.
Nous n’avions pas fait cinq pas qu’une autre
machine bâchée m’intrigua : je soulevai
d’autorité la toile. C’était
un engin d’une grande simplicité. Une double
courroie actionnait une tige horizontale, dont
l’extrémité munie d’un archet
effleurait un pieu haut de deux mètres, épais de
trois doigts, rond et lisse, au bout épointé,
autant que la bâche le laissait deviner.
L’Ingénieur eut l’air
contrarié, mais se reprenant bravement il actionna
l’appareil. La grande courroie glissa, entraînant
l’autre par un jeu de roues dentées, et la tige se
mit en mouvement à la manière de la bielle
d’une locomotive, mais avec une lenteur extrême :
à peine la voyait-on se déplacer. La base de
l’épieu était gravée de
rainures sinueuses, comme on en voit aux dieux-bâtons des
îles Rarotonga, sur quoi l’archet glissait
lentement. Le frottement faisait imperceptiblement vibrer le bois qui
émettait un son singulier, flexible et
éthéré, comme le chant d’une
baleine. L’Ingénieur s’excusa de sa
machine, une commande à quoi il n’avait
acquiescé qu’en raison du salaire offert, qui lui
avait permis de poursuivre ses recherches. Il allégua aussi
la philosophie. Puisqu’il faut bien, pour
préserver la société, infliger la mort
aux plus sombres criminels, afin de servir d’exemple
à ceux que leur rage pousse à les imiter,
qu’au moins on abrège leurs supplices : son pal
mécanique était à la Chine ce que la
guillotine est à la France.
Il rabattit la bâche et me poussa derrière le
rideau qui fermait le fond de l’atelier. Il y avait
là une cabine de verre d’un mètre
environ de côté, à peine plus haute
qu’un homme, couronnée d’une
efflorescence de fils colorés, regroupés par
teintes en écheveaux épais : des nuances de
bleus, du pâle céleste au cobalt
éclatant, des rouges nombreux, pourpres,
écarlates, carmin, des jaunes et des verts, des gris
pintade, inextricablement enchevêtrés, retombant
de part et d’autre du toit comme une lourde perruque de
théâtre. L’Ingénieur
m’ouvrit la cabine : « Bien
peu y
ont
pénétré, et aucun ne s’en
vante ! ». Et comme
j’hésitais, revoyant l’instrument de
justice de l’Empire du Milieu, il me poussa dans la cage en
riant : « Vous
n’avez rien à craindre, sinon de
vous-même… »
J’entrai à contrecœur et
m’assis sur le tabouret qui était au milieu.
« Tournez-vous, me dit-il en désignant la paroi du
fond, et détendez-vous ». Il noua sous mon menton
un lourd casque de cuir boursouflé,
hérissé de picots, qu’un gros
câble reliait au plafond, et il referma la porte.
Un cadre doré et mouluré était
fixé devant moi sur la paroi. Il supportait une vitre
incrustée d’un réseau de fins filaments
colorés, tressés comme les fils d’un
tissu, d’une trame si serrée que leurs couleurs
entremêlées ne composaient plus qu’une
seule teinte, d’un gris pâle. Je me tournai vers
Hetzelovitch, qui debout près de la cage tenait la manette
d’un voltmètre. Il l’abaissa lentement
en me regardant du coin de l’œil.
J’entendis un léger grésillement :
l’intérieur du cadre s’anima. Une image
s’y forma, indistincte, qui se précisa peu
à peu, celle d’une femme que je reconnus
bientôt : Éléonore ! Je poussai un cri,
la figure aussitôt s’estompa. J’en fus
frustré et blessé, je me vis tendre follement la
main vers la paroi, comme un enfant qui tente de saisir un rayon de
soleil, et tant me débattis sur mon tabouret que
l’image s’effaça presque
entièrement. Je fis effort pour me calmer, fixant la paroi
sans bouger, tentant de faire revenir ma visiteuse. Elle
reparût après un long moment, avec lenteur, comme
une noyée qui remonte à la surface, dont les
ondulations de l’eau troublent longtemps les traits. Son
visage émergea enfin, calme et lisse, dans la pose du
portrait que je conserve en médaillon. Elle me regardait
fixement. Je crus lire mon nom sur ses lèvres entrouvertes.
« Eh bien,
me dit l’Ingénieur en ouvrant la porte, mon hetzeloscope vous a-t-il
diverti ? ». Je dénouai lentement le
casque et sortis à regret, bouleversé, sans
trouver la force de me donner une contenance. « Pourquoi vous troubler ainsi ?
Vous n’avez vu que ce qui vous occupe, votre
désir, votre douleur, votre ambition, que sais-je ? Ce que
votre cerveau projette en vous, que captent les électrodes
dont l’intérieur du casque est tapissé,
et que des systèmes d’ampoules et
d’aimants décomposent en courants
élémentaires. Mon appareil les retisse devant
vous en atomes de couleurs. Il note tout, comme sur un carnet, je peux
à volonté recréer l’image
que vous seul avez vue tout à l’heure. Je le ferai
ce soir, si vous m’y autorisez, non pour connaître
vos secrets… » Il me
considéra un instant et je le vis lorgner vers la bague au
chaton retourné que je portais au doigt. « …mais pour
vérifier le fonctionnement de mon invention et la
perfectionner. J’ai le projet d’une machine plus
puissante. J’en ferai les fils aussi fins que ceux
d’une araignée, et j’emploie pour cela
une dizaine de femmes dans la Chine, grâce aux
revenus… » Il se mordit les
lèvres, et se tournant vers moi avec une expression
inquiète : « Il
y a tant à faire pour le bien commun…
».
Retraversant son musée, il s’amusa de ses anciens
talents d’horloger. Quel esprit un peu curieux se
contenterait d’agencer des engrenages, quand il y a autour de
nous tant de fluides impalpables, plus subtils que le phlogistique des
anciens : la gravité, qui enchaîne l’un
à l’autre les objets distants,
l’océan à la lune et la lune
à la terre, dont nous méconnaissons
peut-être les effets les plus rares ; la lumière,
qu’on ne voit pas toute, et
l’électricité, qu’on ne voit
pas, qui peut-être ont la même essence,
puisqu’une bobine de cuivre plongée dans certains
gaz produit l’une par l’autre ; et
l’attraction de l’homme par la femme, elle aussi
peut-être… « Souvent,
me
confia-t-il, la nuit,
enfermé dans mon atelier, songeant à la sympathie que
s’échangent les matières
opposées, et à tant de prodiges qui peu
à peu se révèlent, j’ai
pensé que nous touchions à la fin de la science.
Dans un siècle, la nature nous aura livré tous
ses secrets. Dans chacun il y a une machine à concevoir, une
souffrance à abolir, un bonheur inconnu à
conquérir…» Il titubait,
les yeux fermés, emporté par
l’émotion. Les savants rêvent-ils mieux
que les feuilletonistes ?
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