Au Monomotapa > Accueil
 
Cabinet de société (Henry, 2011)

L'Hetzeloscope

(Jules Verne)

L’automne dernier, La Presse ayant révélé l’Ingénieur Hetzelovitch au public, j’ai conçu le violent désir de le connaître. Je fais grâce au lecteur des stratagèmes qu’il m’a fallu déployer pour l’approcher. Qu’on sache seulement qu’ayant patiemment dénoué le réseau d’amitiés qui le protège, j’ai été admis il y a peu dans son intimité, quelque part dans les collines du Vexin, à quinze kilomètres de la dernière gare.

Il vit retiré dans une villa juchée au-dessus de la vallée, une grosse bâtisse de meulière au fond d’une cour bordée de buis taillés, à la façade austère, aux auvents et aux volets lie-de-vin, dont toute la fantaisie tient dans la girouette qui la couronne : trois grands cercles emboîtés portant des chapelets d’étoiles, à la façon des méridiens célestes des anciennes sphères armillaires, que la plus légère brise fait pivoter sur leurs axes. Du chemin public, au-dessus du haut mur qui enclot la propriété, on ne voit qu’elle, dessinant dans le ciel des constellations éphémères. J’ai su plus tard que par un mécanisme caché l’astrolabe actionnait à l’arrière, dans un kiosque du jardin, deux figures enchanteresses : Vénus, dont on entrevoit sous un voile mobile les séductions laiteuses, et Mars, le dieu du printemps, nu et luisant comme un gymnaste, mais casqué, dont les attitudes simulent, selon la saison et la marée, la passion, le dépit ou l’indifférence. Le jardin s’étage au milieu des charmilles jusqu’à une terrasse bordée de beaux aubépins, d’où l’on aperçoit un méandre de la Seine et la route de Rouen qui poudroie sous les roues des voitures. Au loin se déploie un vaste paysage, calme et lumineux, des prés et des fermes éparpillées, à quoi les dernières brumes donnent l’apparence mystérieuse des fonds de tableaux français.

Malgré sa solitude, l’Ingénieur Hetzelovitch avait cédé aux manières de rigueur dans le monde : habit sombre, nœud et col cassé, courte barbiche impeccablement taillée, minces lorgnons. Après le déjeuner, où nous fûmes seuls, il m’introduisit dans une vaste remise dissimulée derrière un bosquet de sureau, dans un appendice du jardin. « Voyez, me dit-il en déverrouillant la porte de fer, voyez le capharnaüm où se plaît le génie maniaque que certains me prêtent ! » Je dois reconnaître que les allégations de mon confrère, fruits de vagues on-dit enflés par l’imagination, font honneur à sa fantaisie. De part et d’autre de deux allées semées de tapis, sur des estrades carrées, étaient disposés les automates dont La Presse a révélé l’existence. L’Ingénieur répéta maniaque d’un ton amer, et j’eus un instant le soupçon qu’humilié de se voir rabaissé au rang d’horloger et de marionnettiste, il m’avait choisi pour rétablir sa dignité offensée ; et que la patiente enquête qui m’avait permis de remonter jusqu’à lui n’était peut-être, au contraire, que l’enquête qu’il menait à mon endroit. Sans doute avait-il eu connaissance de mes propres recherches, quoique déjà lointaines et peu fructueuses, dont j’ai fait l’an dernier la matière d’un feuilleton ; en sorte qu’ayant vérifié que j’étais digne de sa confiance, il avait organisé cette rencontre en feignant de céder à mon insistance : mais ce ne sont là que conjectures.

Il me prit par le bras, et tandis que nous déambulions entre les machines il m’expliqua que tout jeune encore, fasciné par la belle simplicité des inventions d’Héron d'Alexandrie, dont il avait lu l’histoire dans un almanach, il avait reproduit sa fontaine automatique. Plus tard, il avait construit un petit théâtre dont les rideaux s’ouvraient sur deux personnages – Mars et Vénus, déjà ! – qui s’animaient à tour de rôle sous l’effet de légers mécanismes actionnés par des graines de moutarde. Il s’était alors jeté à corps perdu dans l’étude, ne délaissant rien de ce qui pouvait être utile à sa passion, mécanique, hydraulique, électricité, anatomie. Depuis quarante ans, il avait répliqué les plus célèbres machines dont les siècles nous ont laissé la mémoire. Me croirez-vous ? J’ai joué aux échecs avec le Turc mécanique de von Kempelen et j’ai été battu en dix coups. J’ai écouté le joueur de flûte de Vaucanson, que l’Ingénieur avait mis au goût du siècle, le dépouillant de ses habits sauvages au profit d’une stricte redingote : l’androïde m’a fait entendre Le Roi d’Yvetot. J’ai assisté aux ébats de son canard défécateur, qu’il avait pu étudier trente ans auparavant au Palais-Royal, avant qu’il ne fût vendu à la Russie. Il me dit avec fierté que son volatile était aujourd’hui le seul témoin du génie français, l’original ayant disparu il y a deux ans dans l’incendie du musée de Nijni Novgorod. Il n’avait pas résisté au plaisir pervers d’y ajouter un foie qui se couvrait de graisse quand on nourrissait l’automate, de sorte qu’avec son poitrail déformé il tenait autant de l’oie que du colvert.

La grande salle, sobre et brillamment éclairée par deux rangées de becs d’acétylène, la présentation méthodique des machines, la voix profonde et recueillie de mon hôte, tout me fit penser à un musée. Comme je m’étonnai de ne pas y voir les instruments, les manuels, le désordre vivant qui font l’ordinaire des cabinets de mécanique, il me répondit par une boutade où affleura de nouveau son dépit de l’article de La Presse. Cependant, je remarquai une porte dans la paroi du fond, deux battants lisses, étroitement ajustés, qu’aucune barre, aucune serrure apparente ne verrouillait. Il s’en aperçut, eut un geste vague, et posant sa main sur mon épaule me reconduit dans la villa : quel dommage, lui dis-je, qu’un si beau génie se borne à copier les inventions des autres ! De retour à Paris, j’occupai le reste de la soirée à noter précisément les détails de notre rencontre. Depuis quelques années, depuis ce long voyage aux îles dont j’ai donné la relation au Siècle, je suis sujet à de terribles oublis, et il m’arrive au contraire de garder le souvenir d’évènements que les preuves les plus flagrantes ne me dissuadent pas de croire avoir vécus. Aussi ai-je pris l’habitude de tenir un petit carnet qui m’est une seconde mémoire, plus précise, et consultable à volonté.

J’ai rencontré l’Ingénieur Hetzelovitch une seconde fois, la semaine dernière, au prétexte de questions techniques sur ses machines et pour éviter, lui dis-je, de trahir ses intentions dans l’article que je préparais. Le déjeuner achevé, j’exprimai de nouveau le désir de visiter son cabinet de travail. À ma surprise, il n’y objecta que pour la forme et me conduisit bientôt dans la remise aux automates. La porte du fond s’ouvrait au moyen d’un de ces mécanismes secrets qui font la délectation des romanciers : il me fit tourner le dos à la paroi et j’entendis bientôt la double porte glisser. L’intérieur était sombre, embarrassé, une odeur étrange y régnait où je crus reconnaître, mêlé à un âcre relent de graisse noire, un léger parfum de femme. Il fit la lumière. La salle, livrée à un désordre indescriptible, prit un aspect presque inquiétant. Des tables flottaient de guingois dans la pénombre, encombrées de livres et de mécanismes compliqués, des fragments de machines jonchaient le plancher, des outils, de grandes jarres de verre à demi remplies de liquides irisés, au plafond était suspendu le squelette d’un grand oiseau aux ailes dépliées et, aux murs, accrochées par des ficelles, pendaient des pièces façonnées où l’on reconnaissait parfois le simulacre d’un membre humain coupé à l’articulation, d’où sortait un écheveau de fils. Je repensai au capharnaüm de La Presse.

Il se dirigea sans un mot vers le fond, que fermait un large rideau. Je remarquai en passant une forme humaine couverte d’une gaze de crin qui n’en laissait rien deviner. Je m’arrêtai. Un sourire énigmatique vola sur les lèvres d’Hetzelovitch et il voulut m’entraîner. Je ne bougeai pas. Il hésita, puis m’autorisa d’un geste à soulever le mince voile. C’était une femme aux cheveux opulents, tortueux, qui coulaient en cascades sur ses épaules, nue pour le reste, seulement défendue par une étroite bande de pourpre qui plissait entre ses cuisses. Sa peau était admirable. Elle esquissait un pas de danse sur un socle où sept boutons gravés d’un chiffre suggéraient autant de possibles ravissements. Hetzelovitch mâchonnait sa barbiche, de légers spasmes plissaient ses paupières. Choisissez ! dit-il enfin à voix basse. Je choisis le 3 et tirai prudemment le bouton. C’est à peine si l’on entendit chuchoter le mécanisme, que recouvrit bientôt un sourd gémissement échappé aux lèvres entrouvertes de cette créature. Ah, lecteur, pardonne-moi ! Si je le savais, si je le voulais, je ne pourrais rien dire qui fût toléré par la société. Les plus coupables rêveries des jeunes gens n’approchent pas des fantaisies de l’automate érotomane. Je serais resté là longtemps, honteux, envoûté, à tenter les sept chiffres et me donner du plaisir en effigie, si la main nerveuse d’Hetzelovitch ne m’avait enfin arraché à ce leurre. L’Ingénieur ramassa la bande de pourpre qui était tombée aux pieds de son odalisque, la noua habilement autour de ses reins et rejeta le voile sur sa tête.

Nous n’avions pas fait cinq pas qu’une autre machine bâchée m’intrigua : je soulevai d’autorité la toile. C’était un engin d’une grande simplicité. Une double courroie actionnait une tige horizontale, dont l’extrémité munie d’un archet effleurait un pieu haut de deux mètres, épais de trois doigts, rond et lisse, au bout épointé, autant que la bâche le laissait deviner. L’Ingénieur eut l’air contrarié, mais se reprenant bravement il actionna l’appareil. La grande courroie glissa, entraînant l’autre par un jeu de roues dentées, et la tige se mit en mouvement à la manière de la bielle d’une locomotive, mais avec une lenteur extrême : à peine la voyait-on se déplacer. La base de l’épieu était gravée de rainures sinueuses, comme on en voit aux dieux-bâtons des îles Rarotonga, sur quoi l’archet glissait lentement. Le frottement faisait imperceptiblement vibrer le bois qui émettait un son singulier, flexible et éthéré, comme le chant d’une baleine. L’Ingénieur s’excusa de sa machine, une commande à quoi il n’avait acquiescé qu’en raison du salaire offert, qui lui avait permis de poursuivre ses recherches. Il allégua aussi la philosophie. Puisqu’il faut bien, pour préserver la société, infliger la mort aux plus sombres criminels, afin de servir d’exemple à ceux que leur rage pousse à les imiter, qu’au moins on abrège leurs supplices : son pal mécanique était à la Chine ce que la guillotine est à la France.

Il rabattit la bâche et me poussa derrière le rideau qui fermait le fond de l’atelier. Il y avait là une cabine de verre d’un mètre environ de côté, à peine plus haute qu’un homme, couronnée d’une efflorescence de fils colorés, regroupés par teintes en écheveaux épais : des nuances de bleus, du pâle céleste au cobalt éclatant, des rouges nombreux, pourpres, écarlates, carmin, des jaunes et des verts, des gris pintade, inextricablement enchevêtrés, retombant de part et d’autre du toit comme une lourde perruque de théâtre. L’Ingénieur m’ouvrit la cabine : « Bien peu y ont pénétré, et aucun ne s’en vante ! ». Et comme j’hésitais, revoyant l’instrument de justice de l’Empire du Milieu, il me poussa dans la cage en riant : « Vous n’avez rien à craindre, sinon de vous-même… » J’entrai à contrecœur et m’assis sur le tabouret qui était au milieu. « Tournez-vous, me dit-il en désignant la paroi du fond, et détendez-vous ». Il noua sous mon menton un lourd casque de cuir boursouflé, hérissé de picots, qu’un gros câble reliait au plafond, et il referma la porte.

Un cadre doré et mouluré était fixé devant moi sur la paroi. Il supportait une vitre incrustée d’un réseau de fins filaments colorés, tressés comme les fils d’un tissu, d’une trame si serrée que leurs couleurs entremêlées ne composaient plus qu’une seule teinte, d’un gris pâle. Je me tournai vers Hetzelovitch, qui debout près de la cage tenait la manette d’un voltmètre. Il l’abaissa lentement en me regardant du coin de l’œil. J’entendis un léger grésillement : l’intérieur du cadre s’anima. Une image s’y forma, indistincte, qui se précisa peu à peu, celle d’une femme que je reconnus bientôt : Éléonore ! Je poussai un cri, la figure aussitôt s’estompa. J’en fus frustré et blessé, je me vis tendre follement la main vers la paroi, comme un enfant qui tente de saisir un rayon de soleil, et tant me débattis sur mon tabouret que l’image s’effaça presque entièrement. Je fis effort pour me calmer, fixant la paroi sans bouger, tentant de faire revenir ma visiteuse. Elle reparût après un long moment, avec lenteur, comme une noyée qui remonte à la surface, dont les ondulations de l’eau troublent longtemps les traits. Son visage émergea enfin, calme et lisse, dans la pose du portrait que je conserve en médaillon. Elle me regardait fixement. Je crus lire mon nom sur ses lèvres entrouvertes.

« Eh bien, me dit l’Ingénieur en ouvrant la porte, mon hetzeloscope vous a-t-il diverti ? ». Je dénouai lentement le casque et sortis à regret, bouleversé, sans trouver la force de me donner une contenance. « Pourquoi vous troubler ainsi ? Vous n’avez vu que ce qui vous occupe, votre désir, votre douleur, votre ambition, que sais-je ? Ce que votre cerveau projette en vous, que captent les électrodes dont l’intérieur du casque est tapissé, et que des systèmes d’ampoules et d’aimants décomposent en courants élémentaires. Mon appareil les retisse devant vous en atomes de couleurs. Il note tout, comme sur un carnet, je peux à volonté recréer l’image que vous seul avez vue tout à l’heure. Je le ferai ce soir, si vous m’y autorisez, non pour connaître vos secrets… » Il me considéra un instant et je le vis lorgner vers la bague au chaton retourné que je portais au doigt. « …mais pour vérifier le fonctionnement de mon invention et la perfectionner. J’ai le projet d’une machine plus puissante. J’en ferai les fils aussi fins que ceux d’une araignée, et j’emploie pour cela une dizaine de femmes dans la Chine, grâce aux revenus… » Il se mordit les lèvres, et se tournant vers moi avec une expression inquiète : « Il y a tant à faire pour le bien commun… ».

Retraversant son musée, il s’amusa de ses anciens talents d’horloger. Quel esprit un peu curieux se contenterait d’agencer des engrenages, quand il y a autour de nous tant de fluides impalpables, plus subtils que le phlogistique des anciens : la gravité, qui enchaîne l’un à l’autre les objets distants, l’océan à la lune et la lune à la terre, dont nous méconnaissons peut-être les effets les plus rares ; la lumière, qu’on ne voit pas toute, et l’électricité, qu’on ne voit pas, qui peut-être ont la même essence, puisqu’une bobine de cuivre plongée dans certains gaz produit l’une par l’autre ; et l’attraction de l’homme par la femme, elle aussi peut-être… « Souvent, me confia-t-il, la nuit, enfermé dans mon atelier, songeant à la sympathie que s’échangent les matières opposées, et à tant de prodiges qui peu à peu se révèlent, j’ai pensé que nous touchions à la fin de la science. Dans un siècle, la nature nous aura livré tous ses secrets. Dans chacun il y a une machine à concevoir, une souffrance à abolir, un bonheur inconnu à conquérir…» Il titubait, les yeux fermés, emporté par l’émotion. Les savants rêvent-ils mieux que les feuilletonistes ?





Haut de page