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Cabinet de société (Henry, 2011)

Chemins d'Auvergne

(Turold)

Pas un souffle. Rien ne bouge, sinon les mouches, et des myriades de sauterelles saccageant les prés. L’été pèse comme une armure. Les ruisseaux sont si maigres qu’on se croirait en Campanie. Parfois, entre deux rochers, la croupe du Méjean où flottent mollement les étendards d’Ancelin. Si ce n’est lui et les siens, le pays semble abandonné. Une femme parfois sous un talus, ou un chien égorgé. Mais que m’importe de me risquer ? Rien ne me fera dévier de ce chemin qui descend vers l’Espagne. On dit que là-bas la montagne est haute et sauvage, les loups y prennent ceux qui vont seuls, les Basques brûlent leurs maisons à notre approche et ne nous laissent que la pluie et la faim, et l’infidèle est en bas qui attend dans les bois. À peine si tout cela me touche. Je pense à Séléné. Mon cœur est gros de cette passion trop longtemps refusée. Elle que j’ai chantée follement, cachée de tous sous ce nom chimérique, elle était lune en effet et a passé comme elle. C’était de ces femmes mêlées qui vous enivrent et ne vous laissent qu’une éternelle nostalgie.

Sous le causse, à l’orée de la forêt, une croix de troncs écorcés signe le lieu où Ancelin s’est arrêté. Il y a là un millier de bricons vautrés sous les arbres et cent gros chevaux qui broutent les luzernes. Le roman, je le leur donnerai d’un trait, deux heures durant sans débander, tant qu’à la fin leurs gourdes seront vides et qu’ils s’endormiront demi-nus dans les herbes. Ils veulent du sang et de l’or : je leur couperai des nez et leur fendrai des armures, le cheval avec le cavalier, puis je leur jetterai aux pieds les trésors de Saragosse. Ils veulent rêver : je leur donnerai les sept Espagne et je les multiplierai. Ils s’abattront au milieu des harems, ils sueront dans l’agonie, un nuage lumineux les enlèvera au ciel – ils en resteront bouche bée, comme s’ils entendaient le cinquième évangile. Si la mémoire me fait défaut j’y mêlerai ma vie, le soleil et les loups, car moi aussi je souffre sur les chemins, et l’ombre de Séléné.

L’orage toute la nuit a renâclé sur l’Aubrac. Les chemins sont couverts de boue, les chevaux peinent, les chariots se renversent dans les fossés. J’ai laissé l’armée et pris par les collines, à travers les forêts de châtaigniers. Dans l’ombre des talus, de grandes digitales vacillent sous la queue du cheval qu’agace une nuée des mouches. De loin en loin de petites églises penchent dans les orties. Cela vaut bien les cathédrales d’Allemagne et les citronneraies de Naples. J’ai beaucoup vu, je me suis émerveillé : aujourd’hui, un verger de poires, clair et ordonné, un ruisseau bordé de saules, une petite Vierge dans une niche à l’angle des chemins, cela me comble mieux qu’autrefois les duchés d’Italie. Je ne suis plus fait pour le bonheur. Complaisance ou vérité, je ne peux oublier mon amie. J’ai fait de moi une châsse, elle y est ensevelie, je la revois sous son bandeau, les yeux fermés, embaumée dans son éclat. Le chemin tourne longtemps dans les collines. Enfin, dressé sur son éperon, voici le château du vice-roi des Bourines : dix pierres sèches couvertes d’un drapeau, et un grand ciel pommelé qui passe sans se poser.

Le froid est venu d’un coup, dans la grande salle le feu tousse, le vent qui descend par le trou me chasse la fumée au visage. Ils sont là à boire et à se lutiner, tandis que je m’évertue avec des héros morts depuis belle lurette. Ces géants dont l’épée fendait les rochers, étaient-ils autres que ceux-ci ? Je pousse péniblement mon roman, frappant du pied sur les dalles pour faire écho aux vers : ahan… sang… dolent... Ils dodelinent sur l’épaule de leur voisine et leur main glisse insensiblement sous la nappe. Je m’en vais vous les rappeler, moi : Aoi ! Le double clerc qui sommeillait reprend vitement sa plume et s’absorbe dans sa tâche. Sa main court après moi sans me rejoindre. Je multiplie les embûches pour le semer, il lève les yeux, se renfrogne, puis sourit lui aussi, et nous sommes comme deux lutteurs qui s’étreignent sans vouloir la victoire.

Il me fera donner un repas de gras et deux pièces d’argent de Poitiers. Peut-être, si le vice-roi se souvient de mon nom, passera-t-il aux châteaux voisins, et je trouverai ici, quelques semaines, une sorte de rémission. La servante aux traits maures sur quoi mes yeux prenaient appui pour louer Séléné sous un autre nom, contre un demi-denier me rejoindra peut-être ; ou bien, sans me tenir rigueur de mes rodomontades, elle qui a oublié l’Alcoran, et toute sa parentèle, viendra-t-elle d’elle-même, enivrée par l’aventure, se frotter au prestige de ma bouche. C’est que le cœur, même aux servantes, est trop vaste pour se satisfaire des Bourines et de l’Auvergne, et qu’il veut approcher cet au-delà qui affleure parfois dans les vers. Cette nuit, je rêverai de nouveau de Séléné, comme au temps de ma force, et j’embrasserai ma gloire.

Dix années ont passées, ma tempe est blanche. Nous campons depuis des mois au pied des murs d’Antioche. Les chevaux hennissent, les épées tintent, la poussière fume : tout est vrai. L’ennemi a peu de visage, et moins de droiture encore. Femmes plutôt qu’hommes. Ils vous percent d’une flèche dans le dos et s’enfuient sans combattre, ou vous décollent la nuque de leur sabre sans sortir du buisson où ils se sont cachés. Leurs émirs sont faux comme des valets, ils tuent au poison et tiennent des serpents dans des couffins pour les ambassadeurs. Il est juste qu’un quartier de lune leur serve de drapeau. Quant à leur langue, quel effort il nous faut faire pour y répondre sans sortir de l’humanité… Certes, nous n’aurions pas pensé que ce pays fût si rude, ni ses hommes si vils.

Nous resterons ici tant que Jérusalem ne sera pas reprise. Leurs temples seront rasés, il n’en restera que le plan dans les collines, et le nom dans les récits de nos successeurs, qui en réjouiront les potentats d’Auvergne et s’en réjouiront dans leurs servantes. Nous, nous resterons ici pour toujours, nous en ferons un paradis. Oranges et citrons, fenouils, bois de cèdres, rien qui n’y soit à notre goût. Je me retirerai dans la montagne, au-dessus d’Antioche, une maison arabe barbouillée au lait de chaux, trois fois rien, une porte basse et une salle au sol battu. Un verger, quelques biques, un jardin sec qui fournira pour l’œil et pour le nez. J’y oublierai tout, le causse boueux et les tumultes de la guerre. Je pourrai enfin me livrer à Séléné. Elle me sera tout jusqu’à la mort, mieux qu’autrefois peut-être, non la lune variable mais un soleil constant.





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