Le baquet
(Sade)
Madame,
J’ai exécuté fidèlement vos
ordres. Le spectacle a eu lieu mardi dernier, avant l’heure
du souper ; j’ai couru tout Paris dès le
surlendemain pour vous le rapporter. Vous aviez raison, ce fut une
chose invraisemblable. Vous qui faites vos délices du
théâtre de la nature, pouvez-vous imaginer que des
hommes se plaisent à ces sauvageries ? Je repense
à ces mots de Rousseau que vous citez souvent : « Tout sentiment
pénible me coûte à imaginer
». Je vous épargnerai les images les plus rudes,
mais il faut vous bander un peu.
La grande salle de l’hospice avait été
débarrassée du fatras de lits, de tables et de
prie-Dieu qui l’encombrent habituellement pour faire place
à une estrade, qui tenait tout le fond de la salle, et
à quelques bancs de bois, devant lesquels trônait
le fauteuil de M. de Coulmiers. Auprès de lui, dans un
fauteuil tout semblable, auquel on avait seulement scié un
peu les pieds pour maintenir entre eux l’écart que
commandent leurs états, se tenait l’auteur. Le
bruit de la représentation avait attiré sept ou
huit actrices du Théâtre Français, et
pour ne pas les exposer à la curiosité et aux
excès des pensionnaires, la pièce devait
n’être donnée que pour elles. Vous
pressentez qu’elles n’avaient pas pu refuser
à leurs amants la délicieuse promenade des bords
de la Marne ni, plus délicieux encore, sans doute, le
spectacle des frasques du marquis. Il y avait donc là une
quinzaine de visiteurs, les demoiselles sur des coussins et les galants
sur les bancs durs, que M. de Coulmiers avait
complétés par quelques mélancoliques
de son cru.
Une jeune fille tira le rideau en boitillant, sérieuse comme
une visitandine. Ce n’étaient que quelques draps
cousus en long et suspendus à une corde ; on y avait
agrafé çà et là un
portrait, peut-être pour dissimuler les taches
qu’un siècle et demi de folies humaines y avait
déposées, dont ni l’eau bouillante ni
la cendre n’étaient venues à bout. La
même innocente traîna sur l’estrade un
grand baquet de bois dont les débordements
éclaboussaient les planches jusqu’au bord du
théâtre. Nos tragédiennes
s’étonnèrent : ne leur avait-on pas
promis une chose nouvelle, au lieu qu’on leur
apprêtait cette pièce qu’on leur avait
déjà dix fois racontée à
l’oreille ? Si plaisante qu’on la dît,
elles se dépitèrent, plus haut qu’il ne
convenait. Le marquis, un gros homme au corps avachi qui semblait
sommeiller dans son dossier, agita la main dans son dos sans se
retourner. Elles se turent aussitôt, peu enclines
à risquer ses terribles saillies. On avait
terminé les préparatifs à vue : un
petit bureau encombré de volumens, quelques uns
déroulés jusqu’au sol ; un fauteuil de
vieux perse semblable à celui de M. de Coulmiers ; une
carafe de vin et un verre posés au sol, où
traînaient encore de petites outres gonflées et un
grand couteau de cuisine, fin et effilé, de ceux
qu’on emploie pour délarder les porcs.
Contre le mur de gauche, devant une fenêtre donnant sur le
jardin, était installé ce qu’on me dit
être une épinette, qui
n’était sans doute qu’un petit virginal.
Une jeune personne monta sur le plateau et vint s’y asseoir
sans saluer. M. de Coulmiers la rappela : elle fit gauchement quelques
révérences et retourna vite à sa
chaise. Elle entama un motet du temps de Pâques ; elle jouait
passablement, très concentrée, les yeux
fixés sur la partition ; mais quand elle en fut à
l’air, Ah ite
lacrimae, quand sa voix claire
s’éleva, elle chantait si ingénument le
supplice du Christ qu’elle saisit le cœur de tous.
Vers la fin elle se mit à pleurer, on voyait son corps
frêle secoué de sanglots, ses mains
agités de tremblements erraient sur les touches, son pied
battait à intervalles sur le plancher – il
était nu, on ne s’en rendit compte
qu’à cet instant, et cette inconvenance ajoutait
au charme de sa lamentation. M. de Coulmiers avait renversé
un peu la tête, M. de Sade semblait sourire, les yeux
fixés sur le pied blanc qui se livrait et se reprenait sous
la robe. On applaudit, la jeune fille resta à son clavier,
le front sur la caisse, pleurant toujours.
Le marquis frappa les carreaux avec sa canne. Un vieil homme entra,
drapé à l’antique, une tablette de cire
à la main. Il avait la tête rasée, de
grands yeux sombres bordés de rouge, un visage
émacié, sa poitrine gonflait les plis de sa toge.
Marat ?
murmurèrent à l’oreille de leurs
galants nos licencieuses, le
sanguinaire Marat ? Il écrivit un
instant, puis
laissant échapper sa colère : Tyran,
que ne
contente aucune cruauté… Sa voix
était
étrange, doucereuse et flottante, celle d’un homme
qui feint d’être femme, ou celle d’une
femme qui cherche à cacher une faute – vous le
savez Madame, rien comme cette feinte pour anéantir notre
volonté. Sur les coussins les demoiselles se retenaient de
rire, mais il y eut quelques gloussements sur les bancs durs, que
l’acteur, culbutant violemment les livres entassés
sur la table, fit aussitôt taire. Néron,
ce
serpent que j’ai porté dans mon sein…
Sénèque donc et non Marat,
déguisé dans le sexe et dans l’humeur,
Sénèque tombé en disgrâce,
et le demi-tonneau aurait donc son usage. Celles qui jouaient
impunément Médée
et Titus Andronicus,
qui avaient écouté cent fois sans sourciller les
atrocités des guerres de l’Empire, se
tassèrent un peu sur leurs genoux.
Le vieillard écrivait sur sa tablette en
récitant, ne s’interrompant que pour vider son
verre, la voix de plus en plus aigre à mesure que le vin
quittait la carafe ; il fut bientôt pris de spasmes et
s’effondra. Un drap tomba au fond de la scène,
découvrant un jeune homme qui se pavanait dans un fauteuil
de velours rouge posé sur un coffre. Seigneur,
lui dit
à genoux un serviteur, tandis que
Sénèque gémissait sourdement, il a
bu
et en a réchappé. Néron
descendit en
rougissant. Il était très beau, vêtu
comme on le représente dans les estampes, et portait sur le
front une couronne de houx fraîchement coupée
où luisaient des baies rouges. Il se lança dans
une tirade dont je ne sais rien vous dire, sinon que les
mêmes mots y revenaient souvent, dans une syntaxe
bousculée, où l’on reconnaissait
parfois un vers célèbre ou des fragments de
décrets, ceux de la Convention et ceux de l’Empire
effroyablement mêlés, au milieu de bouts de
philosophie et d’invectives. Le marquis riait tout haut, les
galants le suivaient par courtoisie, mais ce désordre
effaroucha la sensibilité plus délicate des
sociétaires du Théâtre
Français. Quant à M. de Coulmiers, sans rire ni
s’offusquer, il notait de temps à autre quelques
mots sur un carnet posé sur son genou.
Le virginal se remit à jouer, c’était
une mélodie dans le style des opéras-bouffes
italiens mis à la mode par Rousseau, la jeune fille
s’y livrait avec une joie manifeste, ses cheveux
noués sous un bandeau oscillaient sur sa nuque en
contrariant le rythme. Il y eut encore quelques scènes de
palais, puis on repoussa la table et les rouleaux, le baquet resta seul
au milieu des planches, avec les outres et le couteau. Les
comédiens allaient et venaient au hasard, les contournant
sans paraître les voir, sinon qu’un pied parfois
heurtant la baignoire répandait un peu d’eau sur
les planches. Aucun de ceux que j’ai consulté
n’a pu me décrire
précisément l’enchaînement
des scènes, et vous avez hâte sans doute que
j’en vienne à la fin. J’y suis. Tandis
que Sénèque lisait une missive en se composant un
visage héroïque, on installa quelques bancs au fond
du plateau, face aux spectateurs. Maintenant le virginal sonnait une
seule note, basse et lente, qui dura jusqu’à la
fin sans s’interrompre ; la jeune fille
s’était retournée et jouait dans son
dos, les yeux fixés sur la scène.
Il y avait là maintenant toute une foule, des infirmes et
des lunatiques, certains assis sur les bancs, d’autres
agenouillés ou couchés sur le coude.
Néron entra. Il s’était vêtu
en savant ou en philosophe, et soutenu par le glas du virginal il
chantonnait des vers latins. Il saisit le couteau au passage, renversa
Sénèque sur la table et d’un geste vif
lui taillada les deux poignets : le sang coula. Dans la salle,
plusieurs se levèrent épouvantés et
voulurent intervenir, mais l’auteur leur dit brusquement de
se rasseoir et M. de Coulmiers les rassura.
Sénèque hoquetait, sa tunique qui flottait
mollement lui tomba sur les reins découvrant deux gros
tétons qui oscillaient sur son torse maigre. Pardonnez-moi
ce détail, Madame, mais comment vous en priver ? Un
assistant se précipita sur les planches et le suicidaire fut
bientôt rajusté : il ne
s’était aperçu de rien. Il monta dans
le baquet, soutenu par deux de ses compagnons d’infortune, et
s’y assit, les deux bras sur les douelles, les deux pieds
hors de l’eau. On ne sait comment, au milieu de
l’agitation qui régnait sur le
théâtre, des pantomimes de Néron, des
allers et venues des serviteurs, de la détresse des amis de
Sénèque, deux fontaines de sang avaient jailli de
ses poignets et retombaient dans la baignoire. Un spectateur habile
aurait noté peut-être que les outres avaient
disparu, je soupçonne qu’elles participaient
à cette féerie : mais tous étaient
happés par la scène et, sans doute, aucun
n’aurait voulu qu’on dissipât son
illusion.
Depuis cette mémorable soirée, j’ai
tenté de reconstituer les derniers mots du philosophe
à partir des bribes qu’on m’en a dites.
J’ai montré mes tentatives à plusieurs.
Celles mêmes que la scène avait le plus
touchées, absorbées par le spectacle de cette
femme dont le sang visiblement
s’écoulait, par son
angoisse, par ses halètements, par la couleur fauve de
l’eau qui débordait du baquet, n’avaient
gardé des discours qu’une impression
privée de détails. Quant aux autres, si le sens
général leur était clair, les paroles
du philosophe et ses arguments même leur avaient
déjà en partie échappés.
Par contraste avec la scène brutale qui occupait les
planches, ils avaient été frappés par
la clarté de la langue, par l’articulation des
idées, en un mot par le souci de composition qui avait
présidé à
l’écriture, et ils s’étaient
étonnés qu’elle pût sortir
d’un esprit aussi déréglé.
Cette rhétorique si articulée, toute assise sur
le raisonnement, était pourtant traversée de
soudaines fulgurances qui les avaient laissés pantois. M. de
Coulmiers notait en hâte sur son carnet sans lever les yeux
vers la scène ; je n’ai pas osé aller
à Charenton pour le consulter.
Les informateurs du duc de Rovigo étaient passés
avant moi et, comme vous le devinez, ils avaient
spécialement exercé leurs talents sur nos
comédiennes. Ces sensibles créatures parurent
très embarrassées, si bien que je ne sais dans
leur récit ce qui revient à Charenton et
à l’Hôtel de Juigné.
C’est donc à leurs amants que vous devez ce qui
suit. Le discours de Sénèque les avait fait
frémir autant que celui de Néron. Aucun
n’avait eu la curiosité, en rentrant à
Paris, d’ouvrir Tacite ou les Lettres
à Lucilius
:
ils auraient été surpris de ce qu’ils y
auraient lu. Car dans cette farce, il semble que Néron
jouait Sénèque et que
Sénèque jouait Sade. Vous en jugerez par vous
mêmes. Voici, dans le désordre où on me
l’a donné, le peu que j’ai pu
reconstituer.
NÉRON – Je
suis venu vous aider à
mourir, je veux m’assurer que vous le ferez en philosophe.
Vous me traiterez d’ingrat sans doute.
SÉNÈQUE – Pensez aux
intérêts de l’Empire et ne vous
préoccupez pas de morale.
NÉRON – Autrefois
vous n’aviez pourtant
que ce mot à la bouche.
SÉNÈQUE – Mène-t-on
les
hommes avec cette chimère ? Qu’ils soient
immoraux, ils en seront plus vifs, leurs passions les pousseront
à des vertus utiles à
l’État. Nulle part l’énergie
ne bouillonne mieux que dans les cupides et les ambitieux ; la bravoure
est un autre nom du crime, on ne vainc pas dans la guerre sans
cruautés ; quant à l’imagination, si
nécessaire à la gloire des nations, la
débauche la flatte et
l’accroît…
NÉRON – Vous
m’avez fait perdre mes
années. Réprimez vos passions,
répétiez-vous sans cesse.
SÉNÈQUE – Il se peut
que
j’invoque la philosophie à des fins contraires
à celles d’autrefois. Mais la raison ne peut se
satisfaire d’une seule vérité : il les
lui faut toutes, fussent-elles opposées.
NÉRON – Vous
vous êtes joué
de moi ! Tant d’efforts inutiles pour me conformer
à vos discours…
SÉNÈQUE – Je cherchais
votre
bonheur.
Mais vous devez à présent vous sacrifier
à l’Empire. Je note que vous avez fait des
progrès par vous-même, malgré moi en
quelque sorte, et que vous savez aujourd’hui
récompenser la calomnie : une autre de ces vertus utiles,
n’en doutez pas.
NÉRON – Vous
me désiriez vertueux par
égoïsme, vous me voulez aujourd’hui
dépravé par souci du bien public. Je fais serment
de ne plus écouter les philosophes et de me conduire
désormais par moi-même.
SÉNÈQUE – Suivez vos
passions,
puisque
vous en avez le pouvoir. Qui vous empêchera de vous croire en
même temps utile au peuple romain ?
NÉRON – Que
vous êtes habile
à inspirer le crime ! Car Agrippine, ma mère,
hélas, que vous fîtes assassiner…
SÉNÈQUE – C’était
un acte nécessaire à l’État.
N’en avez-vous pas vous-même donné
l’ordre à vos gardes ?
NÉRON – J’étais
jeune et sous
votre direction. Tous me savaient faible, et on me disait
déjà infâme : je ne l’ai fait
que pour gagner votre estime. Mais le remords aujourd’hui me
tourmente, je suis venu me réjouir d’un
châtiment qui me rachète.
SÉNÈQUE – Vous voyez,
je ne sais pas
mourir. J’ai le sang trop froid pour bien vous contenter.
NÉRON – Il
ne fallait pas faire de votre mort un
spectacle pour y paraître si peu à votre avantage.
Laissez-moi faire.
Le saisissant aux genoux, Néron lui taillada les veines des
deux pieds qui, comme je l’ai dit, étaient
posés sur le rebord du baquet. Deux fontaines en jaillirent
aussitôt. Par un effet fâcheux, et
peut-être involontaire, car on prétend que
même le marquis en frémit, le sang se
répandit sur les planches, d’où il
s’écoula peu à peu dans la salle.
Enfin, on vit deux jeunes filles traîner sur
l’estrade des sceaux remplis d’une eau fumante dont
elles remplirent jusqu’au bord le baquet.
Sénèque sembla étouffer au milieu des
vapeurs, on entendit encore quelques mots indistincts, puis tout
s’arrêta, même le virginal. Le marquis
donna ensuite un souper dans sa chambre, il fut, dit-on, charmant, on y
but beaucoup, on y lut des poèmes, on y chanta un peu, il
n’y fut plus question ni de Sénèque ni
de Néron.
Imaginez le bruit que cette extravagance a fait dans les salons. On ne
s’occupe plus que de cela. Les comptes rendus des argousins
seront passés directement des mains du duc de Rovigo dans
ceux de l’Empereur, qui s’y sera reconnu, et sous
peu on aura interdit les séances de Charenton. En attendant,
on annonce sous le manteau, pour la fin du mois, un nouveau
divertissement du même auteur. Je me suis résolu
à tout faire pour y assister et je vous en promets un
récit très exact, autant que me le permettra mon
humeur, car je crains, si le marquis renouvelle ses folies, de vous en
voler un peu.
J’ai hâte de vous revoir, Madame, et
sitôt que mes affaires m’en laisseront le loisir je
vous rejoins dans votre ermitage. Je veux aimer votre
désert, je me fais d’avance une joie de nos
promenades, et me croirez-vous, je veux apprendre auprès de
vous à conduire un jardin. C’est que je me suis
plongé dans votre Jean-Jacques
: tout irrité que
j’en sois souvent, je me suis pris de pitié pour
cet homme et lui ai envié son goût pour la nature.
Votre très affectueux et très
dévoué,
(illisible)
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