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Cabinet de société (Henry, 2011)

Le baquet

(Sade)

        Madame,

J’ai exécuté fidèlement vos ordres. Le spectacle a eu lieu mardi dernier, avant l’heure du souper ; j’ai couru tout Paris dès le surlendemain pour vous le rapporter. Vous aviez raison, ce fut une chose invraisemblable. Vous qui faites vos délices du théâtre de la nature, pouvez-vous imaginer que des hommes se plaisent à ces sauvageries ? Je repense à ces mots de Rousseau que vous citez souvent : « Tout sentiment pénible me coûte à imaginer ». Je vous épargnerai les images les plus rudes, mais il faut vous bander un peu.

La grande salle de l’hospice avait été débarrassée du fatras de lits, de tables et de prie-Dieu qui l’encombrent habituellement pour faire place à une estrade, qui tenait tout le fond de la salle, et à quelques bancs de bois, devant lesquels trônait le fauteuil de M. de Coulmiers. Auprès de lui, dans un fauteuil tout semblable, auquel on avait seulement scié un peu les pieds pour maintenir entre eux l’écart que commandent leurs états, se tenait l’auteur. Le bruit de la représentation avait attiré sept ou huit actrices du Théâtre Français, et pour ne pas les exposer à la curiosité et aux excès des pensionnaires, la pièce devait n’être donnée que pour elles. Vous pressentez qu’elles n’avaient pas pu refuser à leurs amants la délicieuse promenade des bords de la Marne ni, plus délicieux encore, sans doute, le spectacle des frasques du marquis. Il y avait donc là une quinzaine de visiteurs, les demoiselles sur des coussins et les galants sur les bancs durs, que M. de Coulmiers avait complétés par quelques mélancoliques de son cru.

Une jeune fille tira le rideau en boitillant, sérieuse comme une visitandine. Ce n’étaient que quelques draps cousus en long et suspendus à une corde ; on y avait agrafé çà et là un portrait, peut-être pour dissimuler les taches qu’un siècle et demi de folies humaines y avait déposées, dont ni l’eau bouillante ni la cendre n’étaient venues à bout. La même innocente traîna sur l’estrade un grand baquet de bois dont les débordements éclaboussaient les planches jusqu’au bord du théâtre. Nos tragédiennes s’étonnèrent : ne leur avait-on pas promis une chose nouvelle, au lieu qu’on leur apprêtait cette pièce qu’on leur avait déjà dix fois racontée à l’oreille ? Si plaisante qu’on la dît, elles se dépitèrent, plus haut qu’il ne convenait. Le marquis, un gros homme au corps avachi qui semblait sommeiller dans son dossier, agita la main dans son dos sans se retourner. Elles se turent aussitôt, peu enclines à risquer ses terribles saillies. On avait terminé les préparatifs à vue : un petit bureau encombré de volumens, quelques uns déroulés jusqu’au sol ; un fauteuil de vieux perse semblable à celui de M. de Coulmiers ; une carafe de vin et un verre posés au sol, où traînaient encore de petites outres gonflées et un grand couteau de cuisine, fin et effilé, de ceux qu’on emploie pour délarder les porcs.

Contre le mur de gauche, devant une fenêtre donnant sur le jardin, était installé ce qu’on me dit être une épinette, qui n’était sans doute qu’un petit virginal. Une jeune personne monta sur le plateau et vint s’y asseoir sans saluer. M. de Coulmiers la rappela : elle fit gauchement quelques révérences et retourna vite à sa chaise. Elle entama un motet du temps de Pâques ; elle jouait passablement, très concentrée, les yeux fixés sur la partition ; mais quand elle en fut à l’air, Ah ite lacrimae, quand sa voix claire s’éleva, elle chantait si ingénument le supplice du Christ qu’elle saisit le cœur de tous. Vers la fin elle se mit à pleurer, on voyait son corps frêle secoué de sanglots, ses mains agités de tremblements erraient sur les touches, son pied battait à intervalles sur le plancher – il était nu, on ne s’en rendit compte qu’à cet instant, et cette inconvenance ajoutait au charme de sa lamentation. M. de Coulmiers avait renversé un peu la tête, M. de Sade semblait sourire, les yeux fixés sur le pied blanc qui se livrait et se reprenait sous la robe. On applaudit, la jeune fille resta à son clavier, le front sur la caisse, pleurant toujours.

Le marquis frappa les carreaux avec sa canne. Un vieil homme entra, drapé à l’antique, une tablette de cire à la main. Il avait la tête rasée, de grands yeux sombres bordés de rouge, un visage émacié, sa poitrine gonflait les plis de sa toge. Marat ? murmurèrent à l’oreille de leurs galants nos licencieuses, le sanguinaire Marat ? Il écrivit un instant, puis laissant échapper sa colère : Tyran, que ne contente aucune cruauté… Sa voix était étrange, doucereuse et flottante, celle d’un homme qui feint d’être femme, ou celle d’une femme qui cherche à cacher une faute – vous le savez Madame, rien comme cette feinte pour anéantir notre volonté. Sur les coussins les demoiselles se retenaient de rire, mais il y eut quelques gloussements sur les bancs durs, que l’acteur, culbutant violemment les livres entassés sur la table, fit aussitôt taire. Néron, ce serpent que j’ai porté dans mon sein… Sénèque donc et non Marat, déguisé dans le sexe et dans l’humeur, Sénèque tombé en disgrâce, et le demi-tonneau aurait donc son usage. Celles qui jouaient impunément Médée et Titus Andronicus, qui avaient écouté cent fois sans sourciller les atrocités des guerres de l’Empire, se tassèrent un peu sur leurs genoux.

Le vieillard écrivait sur sa tablette en récitant, ne s’interrompant que pour vider son verre, la voix de plus en plus aigre à mesure que le vin quittait la carafe ; il fut bientôt pris de spasmes et s’effondra. Un drap tomba au fond de la scène, découvrant un jeune homme qui se pavanait dans un fauteuil de velours rouge posé sur un coffre. Seigneur, lui dit à genoux un serviteur, tandis que Sénèque gémissait sourdement, il a bu et en a réchappé. Néron descendit en rougissant. Il était très beau, vêtu comme on le représente dans les estampes, et portait sur le front une couronne de houx fraîchement coupée où luisaient des baies rouges. Il se lança dans une tirade dont je ne sais rien vous dire, sinon que les mêmes mots y revenaient souvent, dans une syntaxe bousculée, où l’on reconnaissait parfois un vers célèbre ou des fragments de décrets, ceux de la Convention et ceux de l’Empire effroyablement mêlés, au milieu de bouts de philosophie et d’invectives. Le marquis riait tout haut, les galants le suivaient par courtoisie, mais ce désordre effaroucha la sensibilité plus délicate des sociétaires du Théâtre Français. Quant à M. de Coulmiers, sans rire ni s’offusquer, il notait de temps à autre quelques mots sur un carnet posé sur son genou.

Le virginal se remit à jouer, c’était une mélodie dans le style des opéras-bouffes italiens mis à la mode par Rousseau, la jeune fille s’y livrait avec une joie manifeste, ses cheveux noués sous un bandeau oscillaient sur sa nuque en contrariant le rythme. Il y eut encore quelques scènes de palais, puis on repoussa la table et les rouleaux, le baquet resta seul au milieu des planches, avec les outres et le couteau. Les comédiens allaient et venaient au hasard, les contournant sans paraître les voir, sinon qu’un pied parfois heurtant la baignoire répandait un peu d’eau sur les planches. Aucun de ceux que j’ai consulté n’a pu me décrire précisément l’enchaînement des scènes, et vous avez hâte sans doute que j’en vienne à la fin. J’y suis. Tandis que Sénèque lisait une missive en se composant un visage héroïque, on installa quelques bancs au fond du plateau, face aux spectateurs. Maintenant le virginal sonnait une seule note, basse et lente, qui dura jusqu’à la fin sans s’interrompre ; la jeune fille s’était retournée et jouait dans son dos, les yeux fixés sur la scène.

Il y avait là maintenant toute une foule, des infirmes et des lunatiques, certains assis sur les bancs, d’autres agenouillés ou couchés sur le coude. Néron entra. Il s’était vêtu en savant ou en philosophe, et soutenu par le glas du virginal il chantonnait des vers latins. Il saisit le couteau au passage, renversa Sénèque sur la table et d’un geste vif lui taillada les deux poignets : le sang coula. Dans la salle, plusieurs se levèrent épouvantés et voulurent intervenir, mais l’auteur leur dit brusquement de se rasseoir et M. de Coulmiers les rassura. Sénèque hoquetait, sa tunique qui flottait mollement lui tomba sur les reins découvrant deux gros tétons qui oscillaient sur son torse maigre. Pardonnez-moi ce détail, Madame, mais comment vous en priver ? Un assistant se précipita sur les planches et le suicidaire fut bientôt rajusté : il ne s’était aperçu de rien. Il monta dans le baquet, soutenu par deux de ses compagnons d’infortune, et s’y assit, les deux bras sur les douelles, les deux pieds hors de l’eau. On ne sait comment, au milieu de l’agitation qui régnait sur le théâtre, des pantomimes de Néron, des allers et venues des serviteurs, de la détresse des amis de Sénèque, deux fontaines de sang avaient jailli de ses poignets et retombaient dans la baignoire. Un spectateur habile aurait noté peut-être que les outres avaient disparu, je soupçonne qu’elles participaient à cette féerie : mais tous étaient happés par la scène et, sans doute, aucun n’aurait voulu qu’on dissipât son illusion.

Depuis cette mémorable soirée, j’ai tenté de reconstituer les derniers mots du philosophe à partir des bribes qu’on m’en a dites. J’ai montré mes tentatives à plusieurs. Celles mêmes que la scène avait le plus touchées, absorbées par le spectacle de cette femme dont le sang visiblement s’écoulait, par son angoisse, par ses halètements, par la couleur fauve de l’eau qui débordait du baquet, n’avaient gardé des discours qu’une impression privée de détails. Quant aux autres, si le sens général leur était clair, les paroles du philosophe et ses arguments même leur avaient déjà en partie échappés. Par contraste avec la scène brutale qui occupait les planches, ils avaient été frappés par la clarté de la langue, par l’articulation des idées, en un mot par le souci de composition qui avait présidé à l’écriture, et ils s’étaient étonnés qu’elle pût sortir d’un esprit aussi déréglé. Cette rhétorique si articulée, toute assise sur le raisonnement, était pourtant traversée de soudaines fulgurances qui les avaient laissés pantois. M. de Coulmiers notait en hâte sur son carnet sans lever les yeux vers la scène ; je n’ai pas osé aller à Charenton pour le consulter.

Les informateurs du duc de Rovigo étaient passés avant moi et, comme vous le devinez, ils avaient spécialement exercé leurs talents sur nos comédiennes. Ces sensibles créatures parurent très embarrassées, si bien que je ne sais dans leur récit ce qui revient à Charenton et à l’Hôtel de Juigné. C’est donc à leurs amants que vous devez ce qui suit. Le discours de Sénèque les avait fait frémir autant que celui de Néron. Aucun n’avait eu la curiosité, en rentrant à Paris, d’ouvrir Tacite ou les Lettres à Lucilius : ils auraient été surpris de ce qu’ils y auraient lu. Car dans cette farce, il semble que Néron jouait Sénèque et que Sénèque jouait Sade. Vous en jugerez par vous mêmes. Voici, dans le désordre où on me l’a donné, le peu que j’ai pu reconstituer.

NÉRONJe suis venu vous aider à mourir, je veux m’assurer que vous le ferez en philosophe. Vous me traiterez d’ingrat sans doute.
SÉNÈQUEPensez aux intérêts de l’Empire et ne vous préoccupez pas de morale.
NÉRONAutrefois vous n’aviez pourtant que ce mot à la bouche.
SÉNÈQUEMène-t-on les hommes avec cette chimère ? Qu’ils soient immoraux, ils en seront plus vifs, leurs passions les pousseront à des vertus utiles à l’État. Nulle part l’énergie ne bouillonne mieux que dans les cupides et les ambitieux ; la bravoure est un autre nom du crime, on ne vainc pas dans la guerre sans cruautés ; quant à l’imagination, si nécessaire à la gloire des nations, la débauche la flatte et l’accroît…
NÉRONVous m’avez fait perdre mes années. Réprimez vos passions, répétiez-vous sans cesse.
SÉNÈQUEIl se peut que j’invoque la philosophie à des fins contraires à celles d’autrefois. Mais la raison ne peut se satisfaire d’une seule vérité : il les lui faut toutes, fussent-elles opposées.
NÉRONVous vous êtes joué de moi ! Tant d’efforts inutiles pour me conformer à vos discours…
SÉNÈQUEJe cherchais votre bonheur. Mais vous devez à présent vous sacrifier à l’Empire. Je note que vous avez fait des progrès par vous-même, malgré moi en quelque sorte, et que vous savez aujourd’hui récompenser la calomnie : une autre de ces vertus utiles, n’en doutez pas.
NÉRONVous me désiriez vertueux par égoïsme, vous me voulez aujourd’hui dépravé par souci du bien public. Je fais serment de ne plus écouter les philosophes et de me conduire désormais par moi-même.
SÉNÈQUESuivez vos passions, puisque vous en avez le pouvoir. Qui vous empêchera de vous croire en même temps utile au peuple romain ?
NÉRONQue vous êtes habile à inspirer le crime ! Car Agrippine, ma mère, hélas, que vous fîtes assassiner…
SÉNÈQUEC’était un acte nécessaire à l’État. N’en avez-vous pas vous-même donné l’ordre à vos gardes ?
NÉRONJ’étais jeune et sous votre direction. Tous me savaient faible, et on me disait déjà infâme : je ne l’ai fait que pour gagner votre estime. Mais le remords aujourd’hui me tourmente, je suis venu me réjouir d’un châtiment qui me rachète.
SÉNÈQUEVous voyez, je ne sais pas mourir. J’ai le sang trop froid pour bien vous contenter.
NÉRONIl ne fallait pas faire de votre mort un spectacle pour y paraître si peu à votre avantage. Laissez-moi faire.

Le saisissant aux genoux, Néron lui taillada les veines des deux pieds qui, comme je l’ai dit, étaient posés sur le rebord du baquet. Deux fontaines en jaillirent aussitôt. Par un effet fâcheux, et peut-être involontaire, car on prétend que même le marquis en frémit, le sang se répandit sur les planches, d’où il s’écoula peu à peu dans la salle. Enfin, on vit deux jeunes filles traîner sur l’estrade des sceaux remplis d’une eau fumante dont elles remplirent jusqu’au bord le baquet. Sénèque sembla étouffer au milieu des vapeurs, on entendit encore quelques mots indistincts, puis tout s’arrêta, même le virginal. Le marquis donna ensuite un souper dans sa chambre, il fut, dit-on, charmant, on y but beaucoup, on y lut des poèmes, on y chanta un peu, il n’y fut plus question ni de Sénèque ni de Néron.

Imaginez le bruit que cette extravagance a fait dans les salons. On ne s’occupe plus que de cela. Les comptes rendus des argousins seront passés directement des mains du duc de Rovigo dans ceux de l’Empereur, qui s’y sera reconnu, et sous peu on aura interdit les séances de Charenton. En attendant, on annonce sous le manteau, pour la fin du mois, un nouveau divertissement du même auteur. Je me suis résolu à tout faire pour y assister et je vous en promets un récit très exact, autant que me le permettra mon humeur, car je crains, si le marquis renouvelle ses folies, de vous en voler un peu.

J’ai hâte de vous revoir, Madame, et sitôt que mes affaires m’en laisseront le loisir je vous rejoins dans votre ermitage. Je veux aimer votre désert, je me fais d’avance une joie de nos promenades, et me croirez-vous, je veux apprendre auprès de vous à conduire un jardin. C’est que je me suis plongé dans votre Jean-Jacques : tout irrité que j’en sois souvent, je me suis pris de pitié pour cet homme et lui ai envié son goût pour la nature.

Votre très affectueux et très dévoué,

                                                        (illisible)





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