L'Antigone de Racine
(Jean Racine)
Entre 1676 et
1678 Racine ne publie rien.
On ne connaît rien de lui, pas une note pour servir
à l’histoire, pas une lettre pour plaindre la
maladie d’une sœur ou courtiser un grand, pas un
billet suppliant qu’on lui pardonne ses fautes contre la
langue – ou celles d’une autre nature, qui parfois
lui échappent. Rien, jusqu’à ce maigre
discours de réception de l’abbé Colbert
à l’Académie : Il
m’est sans doute
très honorable de me voir à la tête de
cette célèbre Compagnie…
C’est l’automne de l’augustinisme, un
automne éclatant. Les Petites Écoles sont
fermées depuis plus de quinze ans. Leurs aimables
pensionnaires, dont on entendait chaque matin les voix claires
égrener logique et grammaire, les pupilles qui cueillaient
le soir les pommes sur les palmettes et jetaient des miettes aux carpes
de l’étang, se sont dispersées dans le
monde. Mère Angélique de Saint-Jean a
remplacé Mère Angélique, par la
fenêtre entrebâillée elle voit
l’allée vide où les jeunes filles
s’éloignaient à pas mesurés
au bras de leurs tuteurs, droites sous les tiges de leurs corsets. Il y
avait dans l’air une telle douceur. Désormais, il
ne faut se prêter à rien et ne plus sourire
qu’au passé.
Racine en a fini avec son Phèdre,
à présent il ne sait ce qu’il veut. Lui
revient en mémoire une conversation avec
l’aîné des Arnault, peu avant sa mort.
Pourquoi, en effet, pourquoi s’attacher à des
passions privées, même tant chargées
d’humeurs qu’elles vous jettent pantelants hors de
vous, quand il y a cette grande ambition dans le siècle ? Il
revoit la table grise où n’était
qu’un crucifix, et dans les rayons, parmi les in-octavos
hollandais, les Bibles romaines et les Discours au peuple genevois, un
petit portrait de jeune fille : sévère, le front
buté, les lèvres plissées, qui sourit
peut-être, et ce n’est peut-être
qu’une illusion. Elle porte une robe serrée
jusqu’au menton, comme la mode en a passé, ses
seins gonflent à peine le lourd tissu, on les devine
châtiés d’une bande de drap
étroitement nouée.
Le Roi est à son apogée. C’est ce que
dit tout haut la foule, et dans les promenades du bois ses
détracteurs. Peut-il exiger plus ? Ses
évêques ont repris la maison de Paris, interdit la
libre communion, et malgré la paix qu’il leur a
concédée, ses vicaires surveillent les
religieuses que cinq ans d’enfermement n’ont pas pu
réduire. Et chaque jour parvient la nouvelle de quelque
traîtrise. Pour se distraire de cette épreuve,
Racine entreprend une lettre : « Ma
très
chère sœur, depuis que vous avez
épousé Monsieur Rivière votre image ne
m’a pas quitté, et je songe...
». Il la réconforte, lui promet de
l’argent, puis lui décrit les gens et les faits,
non ceux du jour, mais la sombre idée qu’il faut
maintenant se faire de notre monde. « Quant
aux intrigues sur le sujet
que vous savez... ». Et puis non. Il froisse le
papier et le jette à ses pieds.
Il sort de son tiroir une liasse d’ébauches : des
notes sur le théâtre, les fragments
d’une tragédie abandonnée, quelques
vers épars sur le désert des Champs. Il lui faut
quelque chose de plus éclatant, qui signifie sans formuler
et ébranle secrètement ceux qui
l’entendront. Que lui dit le vieux Sophocle ? Il glisse son
coupe-papier dans le volume qu’il tient toujours
près de lui. La lame soulève les pages,
c’est l’Œdipe
Roi : Car
chacun l’a pu voir lorsque la vierge
ailée… Il y pense un instant. Ce
destin accablant, légué de
génération en génération,
sans ménager aucune espérance... Il
soupèse entre ses doigts la lame puis la glisse à
nouveau dans les pages. C’est l’Antigone.
Il revoit
le portrait d’Angélique. Pourquoi se souvenir de
cette jeune fille figée dans ses sangles sous les vernis
sombres ? Elle le regarde : ses yeux sont profonds, très
doux, mais fixes. Leur douceur est un reproche, leur volonté
une règle qui vous redresse.
Oui, il a cédé à des
frivolités, le désir de la gloire, dont
n’a pas su le prémunir l’enseignement
des Solitaires, et l’amour des femmes, plus
éphémère encore, aussitôt
évanoui que s’est échappé le
peu de liqueur fermentant dans le corps. Non que la pensée
en soit grossière, c’est de ces passions qui
savent parfois vous arracher à vous-même, mais
atteignant l’âge où l’on voit
la poudre recouvrir les visages et l’indifférence
ternir les ambitions, n’est-il pas temps de soumettre sa vie
à une plus stricte règle ? Il referme le livre.
Des contes des anciens maîtres, en reste-t-il tant
à quoi se mesurer ? Ne s’y est-il pas, autrefois,
maladroitement dérobé ? Il tire à lui
une large main de papier et ouvre l’encrier. Il ne reste que
quelques gouttes au fond du verre, une nacre qui luit, qu’il
ramasse du bec de la plume, et il trace en haut de sa feuille en grands
caractères : Antigone.
Il connaît ce frémissement qui le rend sourd au
monde. Des rimes lui viennent, détachées de toute
substance, des vers ôtés à
d’anciennes tragédies, qu’il ne
s’est pas consolé d’avoir
rejetées, des images : sur une éminence, au
milieu de jardins en étages, une ville aux murailles
massives sur quoi flotte le fronton d’un palais ; au loin,
dans l’échancrure des collines, un V de mer qui
étincelle dans le grand été ; et dans
la campagne thébaine assoupie, un monument vouté
aux portes condamnées, tombeau de pierres sèches
sans épitaphe et sans nom. Il y aura là un vieil
olivier, des buissons d’épines et des chardons en
fleurs, peu, car le trait doit être sec. Il y aura surtout la
grande lumière qui aveugle et fait tituber, qui tombe dans
le caveau par un oculus, une flèche vibrante sous quoi
gémit une jeune fille au visage obstiné.
Il a travaillé tout le jour. Le soir la servante a
frappé doucement à sa porte, et
n’entendant pas de réponse elle a
entrebâillé. Elle l’a vu
agité comme un convulsionnaire, maltraitant sa feuille,
tapant du talon le pied de son fauteuil, elle a vite
refermé. Elle a retiré le rôti du
fourneau et rangé le sel. Chaque fois c’est un
étonnement, qui la bouleverse, et une joie profonde. Elle
exhume l’almanach de la commode et trace un signe
à la date du jour. Peut-être se trompe-t-elle un
peu dans les chiffres, elle peine parfois à se souvenir de
chacun, mais enfin c’est là. Les heures sonnent,
elle monte sans bruit de temps à autre et veille un instant
derrière la porte. C’est le silence, ou un murmure
indistinct, comme de quelqu’un qui ferait sa
prière à voix haute en mâchant du pain.
Elle n’a bien garde d’enfreindre la consigne, le
bruit pourtant s’en répand. On veut savoir. Racine
élude et ne dit rien. On suppute : un Philoctète
? un Œdipe
Roi ? Si, brandissant son Sophocle, quelqu’un
ose : Antigone !
ses compagnons haussent brusquement les épaules.
Même au Grand Arnault il ne dit rien, même
à son confesseur. Car cette fois-ci, ce n’est pas
rien. Si quelque malveillant s’avisait d’en faire
des fables à la Cour avant qu’il ait su en venir
à bout ? Le matin, se retirant pour écrire, il
ferme maintenant sa porte au verrou. Chaque soir, il cache ses feuilles
sous une latte du plancher, tire au-dessus un pied de la table et livre
au feu ses brouillons. Et il fait garder la nuit les portes de service.
On rapporte au Roi cette manie. Je ne savais pas qu’il
fût autrefois si méfiant, qu’on se
renseigne, qu’on questionne ses valets. Des argousins se
déguisent en libraires, en marchands ambulants. Rien ne
transpire. Sa vieille servante ne dit rien et son confesseur se refuse
à parler – on ne l’enverra pas finir au
secret pour l’orgueil déplacé
d’un littérateur. Une nuit que Racine
s’est absenté pour la campagne on envoie un
voleur. Il pénètre dans le cabinet, fouille les
tiroirs et déplace les livres, il soulève les
tapis : rien, des brouillons de lettres, des comptes
inachevés, de la poussière. Il s’assied
à la table et se prend à rêver.
S’il lui fallait écrire il aurait tant
à dire, des humbles comme des grands, il se ferait un nom
qui l’enverrait aux galères. Il se cale
complaisamment dans le fauteuil, son pied racle sous la table, une
boule de papier chiffonnée roule sur le plancher.
C’est une demi-page griffonnée dans une langue
étrange, sauvagement raturée, qu’il
glisse dans sa poche.
Le Roi l’agite sous les yeux de Monsieur d’Aligre. Antigone ! Peu
m’importe que la langue en soit belle, Monsieur le Chancelier
! Il ne l’écrira pas, vous m’en
répondrez. D’Aligre recule,
l’assistance fait mine de se mêler
d’autre chose. Le chancelier ordonne qu’on lui
amène Racine. Le poète semble surpris, il penche
un peu la joue sur l’épaule, comme s’il
voulait séduire, et ne dit rien d’autre que : Je suis votre serviteur.
On le surveille, on sait qu’il travaille –
à cela ou à autre chose ? Un jour, un serviteur
soudoyé le surprend à dire, dans sa campagne, des
vers détachés dont le sens est transparent. Le
Roi le convoque urgemment. Monsieur,
vous avez mon estime. Mais c’est assez, je ne veux pas de
cette histoire. Vous ferez la mienne et vous atteindrez à
l’immortalité. Au revoir Monsieur.
Racine y pense longuement. Son poème vient mal : deux
scènes du premier acte, tout le troisième, dont
il n’est pas trop content, et rien de la suite, si ce
n’est la scène finale par quoi il a
commencé, le récit des dernières
heures d’Antigone, que sa nourrice rapporte au Roi. La
vieille femme est restée des jours assise dans la
poussière, l’oreille collée
à la pierre du tombeau, écoutant la voix
légère qui filtrait par instants, plus faible
d’heure en heure. À présent elle se
livre à la douleur, tout vient dans un sanglot, la terre
aveugle et l’innocence persécutée, les
mots affluent en désordre et la déchirent, et
pleurant Antigone font obscurément de sa mort un
procès. Pour ces vers, il se sent capable
d’affronter le Roi et tout l’aréopage.
Mais arrivera-t-il jusque là ? Il feuillette les pages. Il
est si loin de sa fin, tant d’intrigues encore à
débrouiller, tant de péripéties dont
il se soucie peu. Il referme brusquement la chemise. C’est le
soir, une lumière dorée entre par la
fenêtre ouverte, un grand ciel éperdu
s’évapore sur les toits. L’air est si
doux encore, il se sent soudain terriblement las.
Quelques jours plus tard, on délivre en secret au Grand
Arnault une mince enveloppe de carton accompagnée
d’une lettre scellée à la cire. Il
reconnaît l’écriture, déchire
lentement les cachets, lit les quelques mots de l’adresse :
une invocation à leur foi commune, une recommandation et des
vœux, presque rien, ni justification ni regret. Dans la
boiserie est un placard secret, il y glisse l’enveloppe sans
l’ouvrir, referme le panneau et, sur son habit, essuie ses
doigts où sont restés quelques débris
de cire. Il songe à sa nièce qui
perpétue aux Champs la doctrine de la grâce, se
tourne vers la planche de la bibliothèque où est
maintenant son portrait, et il la contemple longuement sans la voir.
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