Le ponge
(Francis Ponge)
Les naturalistes qui l’ont
étudié se partagent en deux classes, les
systématiques et les instinctifs : tel était
aussi le ponge, qui apparaît aux uns puissamment raisonnable
et aux autres parfaitement fantasque. On peut donc aborder son
étude par deux voies opposées :
l’analyse méthodique ou le vagabondage. Le sujet
s’accommode du reste de tant de qualités
contraires qu’il a éclipsé le loup de
Tasmanie et l’hippotrague bleu du Cap chez les
thésards du Muséum – et
jusqu’à la Vénus hottentote. Mais tant
reste encore à faire !
On croit savoir qu’il s’est éteint. Il
est comme ces dodos de l’île Maurice
qu’on ne fit qu’entrevoir. Pire encore. On
n’en a rien conservé, aucun spécimen,
ni carpe ni métacarpe, aucun fragment d’os, rien
qu’on puisse photographier, mesurer, radiographier, dont on
puisse extraire l’ADN pour mettre son possesseur à
sa juste place dans la vaste arborescence des espèces et,
qui sait, un jour le recréer. Aucun dessin, aucune
description crédible, aucun mémoire anatomique :
on pourrait presque dire du ponge qu’il est de
l’étoffe dont les rêves sont faits.
Il faut le chercher dans les rares témoignages que nous ont
transmis ceux qui disent l’avoir vu, et dans les traces que
lui-même nous a laissées, qui par chance nous
fournissent une ample matière. Qu’importe donc si
sa forme nous reste mal connue : ne sommes-nous tout entiers, plus que
dans notre apparence, plus même que dans notre comportement,
dans les produits de notre activité ? Ce qu’a
laissé après lui le ponge, vous en trouverez
à la bibliothèque du Muséum une
recension très complète. Jeunes gens, je vous
enjoins de ne pas vous laisser arrêter par
l’apparente difficulté. Voyez les lombrics : ne
peut-on pas les déduire assez exactement des turricules
qu’ils abandonnent derrière eux ? Ces tours de
terre, ces fragiles excroissances spiralées, examinez-les
attentivement, vous aurez tout l’animal. Faites de
même pour le ponge.
On ne saurait mieux le décrire que par ce qu’il
n’est pas. Partons du début dans
l’échelle du vivant. Le ponge n’est pas
l’éponge, il n’en a pas le
caractère égal ni les qualités
itératives qui, pour élémentaires
qu’elles soient, nous la rendent pourtant si
précieuse. Faites boire l’éponge : elle
vous dégorgera toute l’eau qu’elle a
bue, sans en omettre rien et sans y ajouter ; faites-la boire vingt
fois la même eau, elle vous la rendra vingt fois. Faites
boire le ponge, ce seront les noces de Cana : il vous rend tout autre
chose, chaque fois autre, la lune par exemple, ou les nuages
– je parle par images, comprenez-moi, j’essaie de
vous introduire à la méthode ; et s’il
lui plaît de vous rendre de l’eau, quelle
débauche ! Vous ne lui en aviez donné
qu’une goutte, il vous en rend tout un sceau, et le savon
peut-être que vous n’y aviez pas mis.
Cherchons un peu plus haut. Le ponge n’est pas la mouche,
à qui il semble pourtant qu’il empruntait
beaucoup. On crut longtemps qu’il avait
l’œil trouble, certains disaient bigle.
Aujourd’hui, au risque de paraître extravagants,
beaucoup pensent qu’il avait comme les diptères
les yeux composés de multiples facettes. Non certes
qu’il en eût 6000 sur chaque œil, comme
nos mouches domestiques, et sur chacune 8 cellules photosensibles, si
bien qu’elles voient le monde en autant
d’éclats, que leur minuscule cerveau peine sans
doute à assembler, car on les voit souvent buter contre les
choses, ce dont elles tirent peut-être des leçons,
mais peu utiles, puisqu’on les voit bientôt revenir
achopper contre les mêmes obstacles : ainsi du ponge, qui
pouvait, dit-on, revenir dix fois sans se lasser contre le
même objet. Non par aveuglement ou obstination, vous le
devinez bien, mais comme s’il voulait le mesurer exactement
dans chacune de ses parties et lui faire rendre toutes ses
qualités.
Poursuivons notre progression dans l’échelle des
espèces. On pourrait, pour le distinguer d’eux, le
confronter à bien des êtres. Mais
arrêtons-nous un instant sur le
caméléon. Rien ne définit mieux le
ponge. La robe du caméléon est un tissu complexe
de cellules nanties de quatre pigments colorés, bleu, rouge,
jaune et noir, grâce à quoi il peut se fondre dans
son milieu. Le caméléon se peint à
l’image des choses, il feint
d’être le monde : il n’existerait pas si
on le lui supprimait. Le ponge, c’est
l’anti-caméléon. Tout ce
qu’il touche il le peint à sa ressemblance et le
déguise en ponge – au besoin, il crée
le monde à partir de rien : on pourrait dire du ponge
qu’il se pastiche lui-même. C’est ce qui
rend son étude si délectable. Jeunes gens,
croyez-moi, il y a mieux à faire qu’à
analyser les mœurs de feu le loup de Tasmanie.
Vous l’avez compris, ses qualités le distinguent
de tous les animaux : on doit le mettre au rang des plus nobles. Le
ponge tenait-il de l’homme ? Certains l’ont
prétendu. Quand on examine ses traces, on se convainc vite
qu’elles n’ont rien de ces constructions instables,
de ces agrégats d’un instant que laissent
derrière eux les autres êtres. On lui devine une
ambition, une ténacité, la poursuite
raisonnée d’un but, et dans le même
temps une sorte de conduite lunatique, je dirais même une
prédilection pour la folie, à quoi il semble
qu’il cédait souvent. Saurait-on mieux
décrire l’homme ? Il le surpassait même
en ceci que ces deux tempéraments ne s’opposaient
pas mais se combinaient harmonieusement, lui donnant une
sensibilité si intense et une raison si mobile
qu’elles surpassaient peut-être les
nôtres.
N’allez-vous pas trop loin, me direz-vous ? Plus que
l’homme ! Qu’y a-t-il au-delà ? Le ponge
était-il Dieu ? Ne vous moquez pas, ne me classez pas trop
vite parmi les instinctifs. Prenez le temps d’examiner la
chose. Saint Thomas d’Aquin enseignait à chercher
Dieu dans l’observation de la réalité
et non dans des principes abstraits. Vous savez maintenant que le ponge
avait la faculté de créer un monde à
partir de rien, ou plutôt de le tirer de lui-même :
ce pouvoir démiurgique, de toutes les définitions
de Dieu, n’est-ce pas la plus propre
? Vous
trouverez à son sujet dans la littérature bien
d’autres choses surprenantes. Peut-être peut-on le
ressentir, mais non pas le connaître – comme Dieu
lui-même. Quoi qu’il en soit, tout le monde
s’accorde sur un point : un philosophe ne peut pas penser le
monde de la même façon avant
et après le
ponge. On doit désormais substituer à la triste
monade des Anciens cette triade
: l’être, le semblable
et le néant.
Je ne fais qu’effleurer le sujet. On peut en remplir des
pages sans l’épuiser, on peut le ressasser sans
croire jamais l’atteindre. Essayez de le deviner, de le faire
revivre, de le comprendre, ce n’est jamais lui. Mais si,
justement ! Attachez-vous à votre sujet, retournez-le en
tous sens, le ponge se manifestera par bribes, comme le monde dans
l’œil de la mouche. Que vous optiez pour
l’une ou l’autre des deux méthodes que
je disais tantôt, soyez modeste, vous
n’êtes pas les premiers à vous y
essayer, ne visez pas à la totalité. Soyez
limités mais précis. Songez aux aquarellistes du
cabinet de Gaston d’Orléans, dont vous trouverez
tous les albums au Muséum ; ils s’attachaient
à peu de chose, une fleur, une plume, l’aile
d’une mouche, mais ils ont ensemble construit tout un monde
dont le panorama nous réjouit et nous enseigne encore :
comme s’ils nous avaient montré ce que nous
regardions chaque jour sans le voir. Suivez leur exemple.
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