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Cabinet de société (Henry, 2011)

Boniface

(Pierre Michon)

Un jour de la fin de l’été, Anno Domini MCCCLVIII die prima septembris, un peu avant l’aube, Boniface Roero gravit les premiers contreforts du Rocciamelone. C’est alors le plus haut sommet du monde. Les moines de Novalèse, rendus furieux par le fœhn qui tombe des cimes, avaient en vain tenté d’y porter le Christ : le vent et la grêle l’avaient honteusement repoussé. Boniface grimpe sans hâte et sans trêve, d’un seul souffle, et le soir il atteint le faîte. Là, dans une niche improvisée de pierres sèches, ses porteurs déploient un triptyque de bronze. On y voit une Vierge aux traits maladroits, le sein nu, tenant sur son bras un enfant qui lui pétrit le menton. Un centaure est à sa droite, en caparaçon : Saint-Georges, la lance enfoncée dans la gueule d’un dragon qui se convulse. Un autre saint est à sa gauche, au milieu de grands feuillages : Jean-Baptiste, patron des chevaliers de Malte, dont on voit la croix dans un écu. Il présente Boniface à la Vierge.

Depuis des siècles, les cimes étaient abandonnées aux dieux païens, qui y avaient subsisté au milieu des brouillards et des neiges. Le fœhn portait parfois jusqu’au bas de la vallée des rumeurs étouffées, des feulements, des grognements rauques. Les truies des antonins, dans l’abbaye de Ranverso, se dressaient alors dans leurs stalles, le groin frémissant, et tournées vers la montagne aspiraient goulument le vent qui traversait les claies. Mais loin des hommes les dieux se perdent. Ceux-ci avaient dégénéré, des formes monstrueuses les avaient disgraciés, des goitres, des kystes mammaires, des cals et des cornes, et leur méchanceté s’était accrue en proportion. On les voit sur la fresque des Vices et des Vertus de Novalèse : longue queue écailleuse, membres griffus, tête humaine aux formidables mâchoires. Ils ne se risquaient pas dans la vallée, mais certains hivers, quand la neige dévalait des sommets et que gelaient les sources, on avait relevé leurs traces à Mompantero, à Boschi incantati, au-dessus des vignes et des prairies. Ils persécutaient les ermites et les voyageurs égarés, et les pâtres renonçaient à poursuivre leurs bêtes enfuies sur les pentes.

Boniface est un guerrier. Il a combattu les infidèles en Orient et le Triomphateur l’y a retenu prisonnier. Après deux ans, il s’est mis à genoux pour prier la Mère de Dieu : il lui a promis une image d’or incrustée de gemmes, si seulement elle veut bien le délivrer. Il a juré de la porter sur son dos jusqu’au sommet du Rocciamelone, d’en chasser les démons et de l’y installer dans une chapelle. Elle l’a entendu, ils ont topé là. Revenu à Suse, il convoque le meilleur artisan de la Savoie et lui passe commande d’une image dorée de sa maîtresse. On affuble la belle d’une toge romaine, l’artiste l’observe longuement, un sein menu s’échappe de l’entrebâillement du drap, et Boniface souffre de ce désir mêlé de jalousie qui pique comme le poivre. Enfin, les trois plaques de cuivre sont gravées et réunies. Boniface quitte Suse au petit matin, en grand appareil, l’image repliée juchée sur le dos, comme il l’a juré, et lui juché sur le dos d’un mulet. Deux sergents le précèdent et trente hommes de main le suivent. Ils montent par les sentiers de pâture, puis ce sont de légers layons dans la forêt, puis plus rien : des herbes rases, des marécages suspendus, des éboulis de pierres. Boniface jure tout haut et se repent tout bas. La montagne est sans carte, il faut aller au jugé en visant une pointe qui sans cesse s’éloigne. Le soir, enfin, il y est. Il devine en bas, dans l’échancrure des brouillards, les petits champs clos de la Val Cenischia, et au nord, au-delà des aiguilles blanches, l’Allemagne enfouie dans les brumes.

Les historiens du diocèse font la moue et secouent le menton. En 1358, quand on le dit prisonnier en Orient, Boniface était à Bruges. Il a des établissements dans toute l’Allemagne, dans la Suisse et la Flandre, il a passé deux ans en voiture, allant de comptoir en comptoir, prenant des accords, réglant des litiges, négociant des traites avec les princes et les hobereaux. Il a prêté deux cent ducats à l’archevêque de Mayence pour orner sa cathédrale, et deux mille florins d’or au brugemaistre de Bruges pour accroître ses remparts. Les affaires ont été bonnes, il revient à Suse, qui l’a presque oublié. Il lui faut se rétablir dans sa puissance. Il dédie à sa fortune une figure de cuivre jaune incrustée de pierres colorées, et la mène en cortège sur les pentes du Rocciamelone, où nul encore n’a osé mettre le pied. Il monte en triomphe, le triptyque grand ouvert dressé sur le dos d’une jument, qu’il a fait revêtir d’un drap de soie blanche galonné d’or, comme une femme. La soie lui a coûté plus que la figure, qui flamboie pourtant dans le soleil levant mieux que l’or et les gemmes. Voyant ces ailes rayonnantes battre sur la croupe immaculée, moines et bourgeois en spéculent le prix à partir de la soie, et en déduisent la fortune de Boniface : et ils ôtent leur chapeau, comme à un saint qui passe, à qui la Vierge ouvre le chemin vers l’au-delà.

Une chronique du Piémont tombe un jour dans les mains de Michon. La légende s’empare de lui. Boniface, il le voit sans effort : le pèlerin lui ressemble un peu, plus jeune peut-être, mais chauve comme lui, et tout vêtu de noir. Il gravit lentement les versants de la Rochemelon, le triptyque sur l’épaule, replié dans un étui de cuir, comme un livre. Un prêtre le suit, et un maçon qui conduit deux ânes chargés de chaux. Le chemin serpente dans les forêts, puis ce sont des prés escarpés fleuris de gentianes, des creux humides où hommes et bêtes s’enfoncent au genou. Le brouillard bientôt les enveloppe, ils errent au milieu des lapiés. Des gémissements s’échappent des rochers, des plaintes animales, comme d’une femme en travail, et Boniface, qui a affronté sans sourciller Orhan et Mahomet, se sent frémir honteusement. Michon songe au parti qu’il pourrait tirer du vieux récit. Il compulse les encyclopédies, s’instruit de la géographie de la vallée et des premières explorations alpines, recense les établissements des Roero, leurs vignobles dans le pays d’Asti et leurs banques dans le nord. Il remplit de notes un petit carnet à élastique recouvert de moleskine noire : des citations dans trois langues, des noms de princes et de banquiers, les monnaies en usage et leurs valeurs. Il dessine à main levée l’image d’un dragon assaillant un voyageur égaré, copiée d’une vieille encyclopédie allemande. Il songe longtemps à son affaire.

Il est au bout du carnet, il essaie maintenant d’oublier tout cela, qui n’importe pas. De ces feuillets griffonnés de notes allusives, tirer trois pages bien nettes, gravées à la pointe sèche, comme sur du cuivre. Il s’efforce d’être Boniface, le banquier des Flandres, qui montre peu pour signifier beaucoup, et le croisé qui triche un peu mais s’acquitte en acte de ses mots imprudents. Il s’efforce d’être la montagne vierge, où des dieux mystérieux vous soufflent au visage une langue inarticulée, qui trouble inexplicablement. Il cherche l’harmonie qui donnera un sens au récit. Il hésite. À quoi bon s’astreindre à la solitude, si c’est seulement pour dresser des images ?





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