Boniface
(Pierre Michon)
Un jour de la fin de
l’été, Anno Domini
MCCCLVIII die
prima
septembris, un peu avant l’aube, Boniface Roero
gravit les premiers contreforts du Rocciamelone. C’est alors
le plus haut sommet du monde. Les moines de Novalèse, rendus
furieux par le fœhn qui tombe des cimes, avaient en vain
tenté d’y porter le Christ : le vent et la
grêle l’avaient honteusement repoussé.
Boniface grimpe sans hâte et sans trêve,
d’un seul souffle, et le soir il atteint le faîte.
Là, dans une niche improvisée de pierres
sèches, ses porteurs déploient un triptyque de
bronze. On y voit une Vierge aux traits maladroits, le sein nu, tenant
sur son bras un enfant qui lui pétrit le menton. Un centaure
est à sa droite, en caparaçon : Saint-Georges, la
lance enfoncée dans la gueule d’un dragon qui se
convulse. Un autre saint est à sa gauche, au milieu de
grands feuillages : Jean-Baptiste, patron des chevaliers de Malte, dont
on voit la croix dans un écu. Il présente
Boniface à la Vierge.
Depuis des siècles, les cimes étaient
abandonnées aux dieux païens, qui y avaient
subsisté au milieu des brouillards et des neiges. Le
fœhn portait parfois jusqu’au bas de la
vallée des rumeurs étouffées, des
feulements, des grognements rauques. Les truies des antonins, dans
l’abbaye de Ranverso, se dressaient alors dans leurs stalles,
le groin frémissant, et tournées vers la montagne
aspiraient goulument le vent qui traversait les claies. Mais loin des
hommes les dieux se perdent. Ceux-ci avaient
dégénéré, des formes
monstrueuses les avaient disgraciés, des goitres, des kystes
mammaires, des cals et des cornes, et leur
méchanceté s’était accrue en
proportion. On les voit sur la fresque des Vices et des Vertus de
Novalèse : longue queue écailleuse, membres
griffus, tête humaine aux formidables mâchoires.
Ils ne se risquaient pas dans la vallée, mais certains
hivers, quand la neige dévalait des sommets et que gelaient
les sources, on avait relevé leurs traces à
Mompantero, à Boschi incantati, au-dessus des vignes et des
prairies. Ils persécutaient les ermites et les voyageurs
égarés, et les pâtres
renonçaient à poursuivre leurs bêtes
enfuies sur les pentes.
Boniface est un guerrier. Il a combattu les infidèles en
Orient et le Triomphateur l’y a retenu prisonnier.
Après deux ans, il s’est mis à genoux
pour prier la Mère de Dieu : il lui a promis une image
d’or incrustée de gemmes, si seulement elle veut
bien le délivrer. Il a juré de la porter sur son
dos jusqu’au sommet du Rocciamelone, d’en chasser
les démons et de l’y installer dans une chapelle.
Elle l’a entendu, ils ont topé là.
Revenu à Suse, il convoque le meilleur artisan de la Savoie
et lui passe commande d’une image dorée de sa
maîtresse. On affuble la belle d’une toge romaine,
l’artiste l’observe longuement, un sein menu
s’échappe de l’entrebâillement
du drap, et Boniface souffre de ce désir
mêlé de jalousie qui pique comme le poivre. Enfin,
les trois plaques de cuivre sont gravées et
réunies. Boniface quitte Suse au petit matin, en grand
appareil, l’image repliée juchée sur le
dos, comme il l’a juré, et lui juché
sur le dos d’un mulet. Deux sergents le
précèdent et trente hommes de main le suivent.
Ils montent par les sentiers de pâture, puis ce sont de
légers layons dans la forêt, puis plus rien : des
herbes rases, des marécages suspendus, des
éboulis de pierres. Boniface jure tout haut et se repent
tout bas. La montagne est sans carte, il faut aller au jugé
en visant une pointe qui sans cesse s’éloigne. Le
soir, enfin, il y est. Il devine en bas, dans
l’échancrure des brouillards, les petits champs
clos de la Val Cenischia, et au nord, au-delà des aiguilles
blanches, l’Allemagne enfouie dans les brumes.
Les historiens du diocèse font la moue et secouent le
menton. En 1358, quand on le dit prisonnier en Orient, Boniface
était à Bruges. Il a des
établissements dans toute l’Allemagne, dans la
Suisse et la Flandre, il a passé deux ans en voiture, allant
de comptoir en comptoir, prenant des accords, réglant des
litiges, négociant des traites avec les princes et les
hobereaux. Il a prêté deux cent ducats
à l’archevêque de Mayence pour orner sa
cathédrale, et deux mille florins d’or au brugemaistre de
Bruges pour accroître ses remparts. Les affaires ont
été bonnes, il revient à Suse, qui
l’a presque oublié. Il lui faut se
rétablir dans sa puissance. Il dédie à
sa fortune une figure de cuivre jaune incrustée de pierres
colorées, et la mène en cortège sur
les pentes du Rocciamelone, où nul encore n’a
osé mettre le pied. Il monte en triomphe, le triptyque grand
ouvert dressé sur le dos d’une jument,
qu’il a fait revêtir d’un drap de soie
blanche galonné d’or, comme une femme. La soie lui
a coûté plus que la figure, qui flamboie pourtant
dans le soleil levant mieux que l’or et les gemmes. Voyant
ces ailes rayonnantes battre sur la croupe immaculée, moines
et bourgeois en spéculent le prix à partir de la
soie, et en déduisent la fortune de Boniface : et ils
ôtent leur chapeau, comme à un saint qui passe,
à qui la Vierge ouvre le chemin vers
l’au-delà.
Une chronique du Piémont tombe un jour dans les mains de
Michon. La légende s’empare de lui. Boniface, il
le voit sans effort : le pèlerin lui ressemble un peu, plus
jeune peut-être, mais chauve comme lui, et tout
vêtu de noir. Il gravit lentement les versants de la
Rochemelon, le triptyque sur l’épaule,
replié dans un étui de cuir, comme un livre. Un
prêtre le suit, et un maçon qui conduit deux
ânes chargés de chaux. Le chemin serpente dans les
forêts, puis ce sont des prés escarpés
fleuris de gentianes, des creux humides où hommes et
bêtes s’enfoncent au genou. Le brouillard
bientôt les enveloppe, ils errent au milieu des
lapiés. Des gémissements
s’échappent des rochers, des plaintes animales,
comme d’une femme en travail, et Boniface, qui a
affronté sans sourciller Orhan et Mahomet, se sent
frémir honteusement. Michon songe au parti qu’il
pourrait tirer du vieux récit. Il compulse les
encyclopédies, s’instruit de la
géographie de la vallée et des
premières explorations alpines, recense les
établissements des Roero, leurs vignobles dans le pays
d’Asti et leurs banques dans le nord. Il remplit de notes un
petit carnet à élastique recouvert de moleskine
noire : des citations dans trois langues, des noms de princes et de
banquiers, les monnaies en usage et leurs valeurs. Il dessine
à main levée l’image d’un
dragon assaillant un voyageur égaré,
copiée d’une vieille encyclopédie
allemande. Il songe longtemps à son affaire.
Il est au bout du carnet, il essaie maintenant d’oublier tout
cela, qui n’importe pas. De ces feuillets
griffonnés de notes allusives, tirer trois pages bien
nettes, gravées à la pointe sèche,
comme sur du cuivre. Il s’efforce d’être
Boniface, le banquier des Flandres, qui montre peu pour signifier
beaucoup, et le croisé qui triche un peu mais
s’acquitte en acte de ses mots imprudents. Il
s’efforce d’être la montagne vierge,
où des dieux mystérieux vous soufflent au visage
une langue inarticulée, qui trouble inexplicablement. Il
cherche l’harmonie qui donnera un sens au récit.
Il hésite. À quoi bon s’astreindre
à la solitude, si c’est seulement pour dresser des
images ?
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