Pedro
Gonsalvus
(Marguerite de Navarre)
Puisque nous sommes prisonniers de cet
orage qui a emporté les ponts et submergé les
routes, je vous mets au défi de poursuivre ce
qu’une autre s’était proposé
autrefois dans les mêmes circonstances : terminons ce que la
mort l’a empêchée de mener à
bien et égalons ainsi, elle et nous, le maître des
contes. Toi, je t’en dispense. Ces divertissements
t’ennuient, tu nous le ferais payer par le récit
d’une de ces cruautés du temps que tu
affectionnes. Tu tiendras la plume. Puisque l’idée
m’en revient, il est juste que je débute. Prends
soin de bien noter les noms et les lieux. Ils sont
étrangers, mais tout est vrai : les faits que vous
entendrez, jusqu’aux plus extraordinaires, peuvent
être datés et vérifiés. Je
vous enjoins de faire de même. Il est trop commode, comme le
font d’ordinaire les littérateurs, de
s’abandonner à sa fantaisie. Mais
puisqu’il s’agit de l’amour et du
cœur humain, nous devons faire œuvre de
vérité. Notre sujet est assez vaste pour les
vingt-huit récits qui complèteront le livre. Je
serai brève. Il faut atteindre le nombre, et j’ai
l’espoir de reprendre bientôt la route. Mon mari me
manque, je n’aime pas l’abandonner longtemps. Et
pour faire agréablement passer le temps, les contes doivent
n’être que d’un instant.
Pedro Gonsalvus avait la face velue comme un singe. Non le menton et
les joues seulement, mais le front, le nez et les pommettes, recouverts
d’un long pelage roux, et tout le corps. Les anciens
prétendaient que la beauté ne réside
pas dans les formes corporelles, mais dans les pensées et
dans les actions. Et qu’il n’y a pas de
beauté sans mélange. Mais avoir commerce jour et
nuit avec la laideur ! Car il eut une femme, dont il jouit tout son
saoul, une belle hollandaise à la peau de lait, à
qui il fit don de deux enfants à son image, une
chevêche et un lionceau. Essayez de vous mettre à
la place de cette femme : un pas lourd dans la nuit réveille
le parquet du couloir, elle voit sous sa porte vaciller la lueur
d’une bougie, le battant glisse lentement sur ses gonds. Elle
s’enroule en vain dans les draps, elle ferme les yeux pour
échapper au monstre, elle sent son haleine, son baiser
enseveli sous la fourrure. Elle tressaille et dit en elle : mon Dieu,
si je ne gémis pas, donne-moi ton indulgence.
La dame eut un amant, qu’elle recevait les nuits de maigre.
Ces soirs-là, son mari était en service
à la cour du Gouverneur qui donnait réception
à l’un ou l’autre des ambassadeurs en
poste aux Pays-Bas. Le gibbon y paraissait comme conseiller, il lui
était interdit de parler, sinon tout bas à
l’oreille de son maître. Son allure et ses
manières frappaient l’imagination des
députés de ces peuples étrangers et
leur faisaient concevoir que le Duc de Parme possédait par
lui des pouvoirs occultes qu’il fallait ménager.
Afin de ne pas éclipser Madama
Marguerite, qui entrait alors dans ses soixante ans, les femmes
étaient exclues de ces cérémonies
– si nous pouvions en faire de même ! Les
échanges diplomatiques se poursuivaient par un concert et
des joutes littéraires qui se prolongeaient jusque
très tard dans la nuit.
Vers minuit, l’amant frappait à la porte du
couloir donnant sur le jardin, trois coups pressés suivis de
deux après un intervalle. Elle avait depuis longtemps
chassé sa servante. Elle ouvrait le loquet
précipitamment, ayant soin que la nuit fût
parfaite, les volets tirés, les chandelles
éteintes et tous les flambeaux jusqu’au fond des
antichambres. Elle ne sentait d’abord que son parfum, puis
ses lèvres effleuraient les siennes, et ses bras robustes
l’emportaient. À peine se souvenait-elle
d’autre chose que d’un corps souple entre ses bras,
et de la voix qui murmurait son nom à son oreille, douce
comme un cédrat. Elle l’appelait Sol-di-nott’
: Soleil-de-nuit. Un bal masqué avait fourni
l’occasion de leur rencontre. Il avait fait son
déguisement d’une grande étoile, des
flammes d’or dévoraient son visage, à
peine si l’on y devinait deux yeux sombres perçant
la fournaise. Il avait peu parlé, de pays
étrangers et de l’amour qui déchire
– mais avec tant de profondeur, et il avait un instant tenu
si tendrement sa main, qu’elle avait conçu pour
lui l’un de ces attachements immédiats que la
raison ne sait pas dominer.
Après beaucoup de refus, d’hésitations,
à quoi il avait fait face bravement, elle avait consenti
à un entretien au fond du jardin d’une amie,
cachés l’un de l’autre par une haie afin
de ne pas éveiller les soupçons. Des mains
effleurées, des baisers plus tard à travers les
feuillages, des étreintes en secret dans
l’obscurité d’une ruelle de Namur,
jusqu’à cette première nuit
où, après trois mois, tremblante et coupable,
elle avait tiré pour lui le loquet. D’autres nuits
avaient suivi, ils avaient maintenant leurs habitudes. Ils se jetaient
en riant tout vêtus sur le lit, lui gardant son
épée au côté, elle
habillée par jeu d’une robe de batiste ou
d’une camisole. Il avait voulu ajouter à leurs
plaisirs en lui rappelant celui qui, au même instant,
arborait au milieu des nobles son visage de fable. Mais elle
s’y était refusée
obstinément, le repoussant au contraire, lui mordant
l’oreille et lui griffant le cou. Il avait
renoncé, se contentant parfois d’une obscure
allusion qu’elle devinait aussitôt. Ne
me tourmentez pas, je suis
plus que lui dénaturée…
Le dénaturé ne devinait rien. Plus que jamais il
lui faisait horreur quand, les pieds pesants, une flamme tremblante
à la main, il parcourait la nuit le couloir de sa chambre.
Elle fermait plus fort les yeux, et pour feindre
d’être à lui s’essayait
à penser à l’amant. Mais de son plaisir
à ce monstre, quelle distance ! Son odeur lui
répugnait, son corps hirsute la glaçait, la
langue épaisse qui forçait ses lèvres
lui donnait la nausée.
Une nuit, l’amant annonça qu’il devrait
s’absenter quelques semaines pour participer aux
États-Généraux. Elle se vit avec
effroi demeurer seule en compagnie du mari et des deux petits faunes.
Mais quelques jours plus tard, Gonsalvus l’avertit
à son tour qu’il quittait Namur pour suivre le
Gouverneur dans ses affaires. Elle resta seule, espérant des
lettres, qui vinrent empressées de l’amant, et
plus paresseusement du mari. Les
États-Généraux duraient. Les parties
réunies pour l’Assomption avaient
repoussé jusqu’à Toussaint la date
d’une entente. Elle regardait les forêts sur les
collines frémir sous le vent, rougir, se mordorer, ce ne fut
plus enfin qu’un champ de squelettes comme on en voit sur les
estrades des universités. Un soir, peu avant Toussaint,
assaillie par le chagrin, elle s’introduisit dans la chambre
de son époux, voulant revoir le tableau qui y
était pendu, qui reproduisait la bataille de Harleem
où son père avait été
tué. Vainqueurs et vaincus, la veille du jour des morts, en
célébraient encore le souvenir.
Les coffres avaient été retirés,
emportés avec leur cargaison d’habits et de
livres, et la pièce ainsi dégarnie lui sembla
plus étrange que jamais, ses fenêtres
voilées de tulle noir et ses murs presque nus
d’où miroirs et portraits étaient
depuis longtemps bannis. Elle aperçut pourtant, sur un
guéridon, un coffret de cèdre qu’elle
n’avait jamais vu, que d’ordinaire,
peut-être, dissimulait une grande Bible couchée
sur un lutrin. Qu’auriez-vous fait ? Je parle aux femmes, je
crois qu’un homme ne l’aurait pas même
remarqué. Il était fermé
d’une serrure à clé
discrète, mais très forte. Elle souleva les
rideaux et les tapis, retourna le matelas, sonda les rainures du
parquet, en vain ; sans doute avait-il emporté la
clé. Qu’importe. Elle se sentit terriblement
lasse. Sa vie se dressait devant elle, nue et ingrate, une chambre
mortuaire – n’était, près du
chevet, le petit fauteuil qu’affectionnait Antonietta. Elle
venait s’y pelotonner le soir, tenant dans ses bras la
chouette apprivoisée qu’on lui avait
donnée pour ses dix ans, et elle écoutait
dévotement son père lui raconter ses histoires
des vieux temps de Ténériffe, où il
était né. La honte et la pitié la
submergèrent, elle repoussa violemment du pied le petit
siège, qui bascula en répandant ses coussins. Une
clé tinta sur le parquet.
Le coffret avait deux tiroirs intérieurs. Dans le premier
était un flacon d’un parfum qu’elle
reconnut aussitôt : elle ferma les yeux et se sentit
transportée dans les nuits de maigre. Elle crut à
une cruauté de son imagination, que l’absence
avait exaltée au-delà de toute mesure, et elle
ouvrit avec terreur le second tiroir. Il y avait là,
soigneusement déployé sur un rectangle de satin,
un grand masque de peau que le bois éternel
préservait du temps. Elle se jeta sur le lit en sanglotant.
Vous qui vous moquez des attachements conjugaux, qui vous composez le
visage et la voix pour tromper celle qui a fait vœu de vous
accompagner toujours, puissiez-vous devenir aussi laids que Pedro
Gonsalvus et connaître alors les tourments de
l’amour !
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