Nerfs et tendons
(François de Malherbe)
Il
est sur son lit de mort. Il s’étonne d’être à sa
fin et contient son indignation. Son confesseur est là,
effondré dans un fauteuil, les yeux mi-clos sous le portrait
d’un ancêtre, agitant la main par instants pour repousser les
mouches ou dissiper le sommeil qui l’emporte. Son hôtesse est
là aussi, brûlant des parfums et changeant les fleurs. La
rumeur de la ville pénètre tout à coup dans la
chambre et un courant d’air effleure sa joue : elle est penchée
à la fenêtre, dans sa main dégoutte un bouquet
d’œillets aux tiges gâtées qu’elle jette au bas de la
maison. Une mèche de cheveux s’échappe de son fichu, une
lourde torsade teintée de mûres, sa casaque semble
tissée d’un or éclatant, on dirait de ces
divinités mineures à quoi se complaisent maintenant les
peintres. Ces formes grasses, ces hanches larges qui gonflent
impudemment la jupe lui remettent en mémoire certains vers
commis autrefois en secret, et un sourire vole malgré lui sur
ses lèvres : Là ! Là ! pour le dessert, troussez moi cette cotte : Vite, chemise et tout, qu'il n'y demeure rien…
Elle se retourne, sévère dans le contre-jour, front
blême et joues poudreuses, un masque de théâtre. Il
faut qu’il touche au bout pour que la bienséance lui ait
ôté le pourpre. Il chasse en grognant ce fantôme qui
lui montre le chemin. Si bleu encore le ciel d’octobre, si
éclatants les vinaigriers sur le mur du jardin, qu’il se prend
à espérer une rémission. De la cour monte la voix
de jeunes gens se vantant des prodiges qu’ils ont accomplis la nuit
dernière. Il voudrait passer son bras sous l’épaule d’un
de ces libertins et se laisser conduire jusqu’à une certaine
grille cachée sous les viornes, une petite maison des faubourgs
où l’on n’entre qu’en déguisant son nom. Il l’a haïe
pourtant cette ville populeuse livrée à tous les trafics,
avec ses rues étroites où l’on patauge pour gagner le
palais, ses façades couvertes d’une lèpre de
salpêtre d’où tombent toutes les ordures, et un patois
plus indécent encore. Qui a vu la grande lumière de la
Provence, qui a éprouvé le vent du sud et les parfums
brûlants, peut-il se plaire à cet égout ? Il n’a
pas atteint la Seine en pensée qu’une terrible fatigue le prend,
et il se laisse aller dans le double oreiller.
Le soleil poursuivra sa course, le monde meilleur qu’enfanteront les
jeunes gens du siècle il ne le verra pas. Il se souvient des
années turbulentes de sa jeunesse, de ces guerres brutales et
magnifiques où la foi, aidée par l’espagnol et par le
pape, soulevait les villes et les provinces. Tout a fini dans une
débandade. Sans doute ne sera-t-on pas délivré des
hérésies, on s’y tuera comme hier, en bandes et en
aparté, mais on y parlera mieux. Il se retrouve dans le guerrier
débandé s’essayant sur le tard à la muse et il est
satisfait. Les mignardises qui avaient cours autrefois, tous ces vers
frisottés où de méchants rêveurs supposaient
des passions qu’ils n’éprouvaient pas, ont rejoint les cols
à fraise et les arquebuses. Désormais, ce seront des mots
secs, tout en nerfs et en tendons, énonçant une
vérité claire, et de peu composant beaucoup. Plus de
terreurs ni de merveilles, au lieu du parfum des roses une noble
vigueur, pas de viole et pas de luth, mais une harmonie discrète
où l’oreille reconnaît les rythmes naturels, et des
sentiments décents. Oui, la poésie ne sera plus
l’hôte de ces pavillons de plaisir bizarrement
appareillés, on l’honorera de beaux bâtiments
réguliers où règneront l’ordre et la clarté.
L’abbé s’est réveillé. Il chasse l’hôtesse et tire son fauteuil dans la ruelle. Monsieur,
il est temps. Préparez-vous à voir le Juge. Y a-t-il
longtemps qu’on ne vous a donné l’absolution ? Ne me cachez rien
de vos fautes. Oui, durant ce pénible voyage depuis le
camp de La Rochelle, tout au long de ces interminables journées
à cheval, il a voué aux gémonies les assassins de
son fils – et abominé l’archevêque d’Aix, qui à
force de pratiques et de manigances leur a obtenu des lettres de
rémission, contre quoi le Parlement de Toulouse ne pourra rien.
Doit-il déjà leur pardonner ? Il se souvient des fureurs
de la Ligue, des meurtres et des vengeances, qu’il n’a pu regretter
qu’après longtemps, quand les passions s’en étaient
apaisées. Devoir renoncer sur le champ, quand la colère
et la douleur vous bouillonnent encore dans le cœur… Le confesseur
hoche la tête et tournant la paume vers le ciel le rappelle aux
sentiments chrétiens. Le mourant fait effort sur lui-même
et s’y essaie contre son gré.
Rien d’autre ? Aucun de ces péchés véniels que
l’Église tolère chez les vivants mais qui entravent
l’âme qui veut se détacher ? Il se souvient d’un sonnet
écrit l’autre jour, dans une auberge de Poitiers, pour se moquer
du jésuite qui partageait sa route depuis Lusignan, le saoulant
de commentaires sur la Création, et pour châtier in petto la petite servante aux yeux clairs qui lui avait maladroitement versé sa soupe sur les genoux. Multiplier le monde, en langage de Dieu, Qu'est-ce donc, sinon foutre en langage des hommes ?
Il cache dans sa main le rire qui le chatouille. Le souverain Juge
est-il si sévère, plus que lui-même ne le fut pour
ses confrères, qu’il lui faille aussi avouer cela ? Le
prêtre le répèterait dans le monde : c’est de ces
péchés dont trois verres de vin dispensent un confesseur
de garder le secret. À quoi bon se sauver aux yeux de Dieu pour
se perdre à ceux des hommes ?
Notre Seigneur est dans ce
pain, dans l’état de la mort, pour vous aider à mourir.
Gardez-le dans la poitrine, c’est votre viatique. Il mange le
pain sans un mot. Sa main tremble un peu quand il porte à lui le
verre, un filet de vin coule de ses lèvres, tachant sa barbe et
sa chemise. Maintenant disposez-vous à passer dans l'autre vie.
Il repose la tête sur l’oreiller et ferme les yeux. La pendule de
la cheminée tintinnabule, le soir envahit lentement la chambre.
Il prononce quelques mots sans suite que le prêtre s’efforce de
garder en mémoire. Les paroles des mourants sont souvent si
profondes, peut-être retrouvent-ils une sagesse que les passions
de la vie leur avaient occultée. Le vieillard s’est assoupi, son
souffle est rauque et irrégulier, son visage s’immobilise
lentement, pâle et osseux. Seule sa barbe semble vivre encore.
L’hôtesse, qui peut-être espionnait par la porte
entrebâillée, comprenant qu’il va finir, entre sans
cérémonie et s’agenouille à côté du
lit. Il faut donc vous perdre ! Vous m’étiez comme un maître. Elle glisse la main sous le drap et lui touche le flanc. Il est déjà tout suant… L’agonisant se réveille en sursaut et se dresse sur le coude dans un ultime effort : Ah, Madame, ce mot est bas ! Laissez-le aux porte-balles.
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