La mort et le rossignol
(Giacomo Leopardi)
EIls sont allés chez le barbier et ont
passé leur plus beau noir : c’est l’une de ces aventures dont la
photographie vous éternise. Ils sont descendus à
Fuorigrotta, se sont reconnus à l’habit et ont gagné San
Vitale en silence. La place est encombrée d’étals, on y
vend à genoux des fruits et des volailles, à peine si les
corbeilles épargnent les marches de l’église. C’est un
édifice bâtard, trois monuments découpés au
hasard dans des albums et superposés au fond de la banlieue,
théâtre plus que basilique, où l’on a planté
un Christ osseux pour donner à penser aux marchands deux fois la
semaine. Ils attendent en rang devant le portique, fébriles mais
compassés. Il y a là aussi quatre hommes de force qui
n’ont pas pris la peine de se composer pour l’évènement,
peut-être ne savent-ils pas à qui ils auront affaire.
Enfin arrive le Sénateur, les émissaires montent les
marches, la grande porte est poussée avec
cérémonie dans un grondement sourd, ils sont dedans.
On aurait voulu plus de mystère, une ombre chargée
d’encens et un silence recueilli, au lieu que le feu de juillet
dévore le vestibule, détachant violemment les piliers, et
qu’on entend d’ici les charrettes cahoter sur les pavés et un
homme vilipender sa femme dans le patois de Campanie. Qu’importe, les
voilà à pied d’œuvre, ils se pressent contre une
puissante grille de fer : le curé l’ouvre solennellement, deux
des portefaix glissent dans la rainure de la dalle
l’extrémité d’une barre à mine, qui manque deux
fois son office, puis la lourde pierre se soulève. Les hommes se
signent, le chapeau à la main, l’un marmonne on ne sait quoi,
tous sont saisis par l’émotion. La tombe est béante, l’un
des journaliers y descend, deux cordes à la main, et ses
confrères ont tôt fait de hisser dans la lumière un
coffre au bois gâté qui se balance en geignant.
Le Sénateur ne peut retenir un grognement d’indignation : cette
caisse de marine pour enfermer un géant ? Les tâcherons
maintenant s’attaquent aux deux fortes serrures qui la
défendent. Tous se sont reculés d’instinct, sauf un jeune
nécrophage dont nul ne sait qui il est, le neveu du Ministre ou
un descendant de la main gauche, on dirait qu’il sourit. Eux aussi
sourient peut-être, mais ils se gardent d’en rien montrer. Enfin
la chose est faite, le couvercle bâille. Le Sénateur fait
signe au Professeur, qui s’avance en retenant sa respiration – aux
saints, la mort en les effleurant embaume les restes, mais à
ceux que les mots seuls ont sanctifiés, et les larmes… À
peine a-t-il lorgné dans la boîte qu’il se retourne vers
la Commission, le visage défait. L’un après l’autre ils
s’avancent, le Sénateur le premier, s’essayant à rester
impassibles, et ils voient eux aussi : rien, quelques fragments d’os,
deux fémurs, des bouts de drap et un épais talon de bois.
Passe encore ces maigres reliques si le crâne y était, ou
un morceau de sa bosse, mais rien qui satisfasse le désir qu’ils
avaient de lui, rien même qui le désigne
irréfutablement. Le talon qui d’abord les a fait tressaillir, ce
talon éculé n’est-il pas si trivial qu’on en reste
embarrassé, comme si parmi les attributs rituels de la mort on
avait glissé cet indice commode qui ferait dire aux profanateurs
: C’est lui ! Voyez : sa prothèse !
Arraché peut-être par l’ami à sa propre galoche et
jeté là, avec une veste usée et deux os
concédés par la fosse commune où il aura fait
creuser de nuit, au hasard, sept ans après. Car si ce n’est pas
lui tout entier, ce n’est peut-être rien, il sera encore dans le
quartier des indigents où on l’avait jeté. Mais il s’agit
de ne pas décevoir. Le Sénateur ordonne qu’on
dépose ces résidus sacrés dans la longue caisse de
plomb entreposée dans le vestibule. Un photographe authentifie
l’instant, puis on scelle le plomb et la dalle retombe par dessus
vitement.
Quatre décennies plus tard, prenant prétexte d’offrir
à César une avenue dans les banlieues
poussiéreuses, les zélateurs de l’Empire abattent San
Vitale. Le sarcophage de plomb, un char doré le porte en
triomphe dans la colline, derrière des faisceaux levés
à bout de bras par cent miliciens sanglés de noir, qui
paradent à pas lents dans le flamboiement des bugles et des
hélicons. Sur le Pausilippe, au pied du columbarium où
nichent les restes de Virgile, une cave a été
creusée dans le tuf. On y ensevelit la châsse et sur ces
pauvres restes on dresse pour se convaincre un lourd pilier orné
à la romaine. Le maître protégera le disciple des
intrigants et des sceptiques, ceux qui veulent le vérifier et
ceux qui ailleurs effrontément le réclament. Son ombre
boiteuse descendra lentement dans la terre sur les pas de son guide, il
échappera enfin aux chagrins de ce monde.
Amis, si je meurs, faites de moi trois bûchers où mon cœur
et mes entrailles iront séparés, et dispersez-en les
cendres à des vents opposés. Qu’on leur abandonne une
dent, un éclat d’os, un cheveu, biologistes et plumitifs ne vous
laisseront pas en paix. Ils voudront savoir si vous étiez
mâle ou femelle, mort du cyanure ou de l’embolie, qui sont vos
enfants et vos maîtresses, et bientôt ils vous exhiberont
dans les journaux, nu, infirme, méprisable. Les voilà de
nouveau qui s’agitent, les archivistes ressortent les
procès-verbaux d’inhumation et les minutes de l’an mille neuf
cent et murmurent : il y a doute, il y a doute indubitablement… Ce
n’était pas phtisie, mais choléra. Les décrets
voulaient que sains ou empestés les cadavres fussent
jetés aux fosses communes et qu’on les y réduisît
dans la chaux vive, qui en peu d’années vous dévore mieux
que trente siècles. De là ces déductions, ces
prétentions à la preuve par la méthode
expérimentale, ces papiers timbrés et ces
imprécations…
Lui qu’avait doublement affligé la nature, ensevelissant une
âme sensible dans un corps falsifié, de sorte que celles
qu’il approcha dans son printemps il en desséchait le sentiment,
la mort lui a donné cette beauté parfaite que la chair ne
ternit pas. Et enlevé à l’angoisse, au mal de Pott, au
champ des cholériques, il ressuscite en nous sans tache. Le soir
vient, les ombres glissent sur les Apennins, la mer au loin, d’un bleu
déjà profond, s’évanouit. À cette heure
où la cloche s’assourdit dans la vieille tour de Recanati,
où le rossignol se hasarde dans le crépuscule, se
lamentant en trilles pures devant la beauté qui fuit, dans cet
instant suspendu entre bonheur et regret, le front contre la vitre,
regardant la lumière décroître, un chant suave,
presque malgré lui, lui vient encore aux lèvres.
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