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Cabinet de société (Henry, 2011)

La mort et le rossignol

(Giacomo Leopardi)

EIls sont allés chez le barbier et ont passé leur plus beau noir : c’est l’une de ces aventures dont la photographie vous éternise. Ils sont descendus à Fuorigrotta, se sont reconnus à l’habit et ont gagné San Vitale en silence. La place est encombrée d’étals, on y vend à genoux des fruits et des volailles, à peine si les corbeilles épargnent les marches de l’église. C’est un édifice bâtard, trois monuments découpés au hasard dans des albums et superposés au fond de la banlieue, théâtre plus que basilique, où l’on a planté un Christ osseux pour donner à penser aux marchands deux fois la semaine. Ils attendent en rang devant le portique, fébriles mais compassés. Il y a là aussi quatre hommes de force qui n’ont pas pris la peine de se composer pour l’évènement, peut-être ne savent-ils pas à qui ils auront affaire. Enfin arrive le Sénateur, les émissaires montent les marches, la grande porte est poussée avec cérémonie dans un grondement sourd, ils sont dedans.

On aurait voulu plus de mystère, une ombre chargée d’encens et un silence recueilli, au lieu que le feu de juillet dévore le vestibule, détachant violemment les piliers, et qu’on entend d’ici les charrettes cahoter sur les pavés et un homme vilipender sa femme dans le patois de Campanie. Qu’importe, les voilà à pied d’œuvre, ils se pressent contre une puissante grille de fer : le curé l’ouvre solennellement, deux des portefaix glissent dans la rainure de la dalle l’extrémité d’une barre à mine, qui manque deux fois son office, puis la lourde pierre se soulève. Les hommes se signent, le chapeau à la main, l’un marmonne on ne sait quoi, tous sont saisis par l’émotion. La tombe est béante, l’un des journaliers y descend, deux cordes à la main, et ses confrères ont tôt fait de hisser dans la lumière un coffre au bois gâté qui se balance en geignant.

Le Sénateur ne peut retenir un grognement d’indignation : cette caisse de marine pour enfermer un géant ? Les tâcherons maintenant s’attaquent aux deux fortes serrures qui la défendent. Tous se sont reculés d’instinct, sauf un jeune nécrophage dont nul ne sait qui il est, le neveu du Ministre ou un descendant de la main gauche, on dirait qu’il sourit. Eux aussi sourient peut-être, mais ils se gardent d’en rien montrer. Enfin la chose est faite, le couvercle bâille. Le Sénateur fait signe au Professeur, qui s’avance en retenant sa respiration – aux saints, la mort en les effleurant embaume les restes, mais à ceux que les mots seuls ont sanctifiés, et les larmes… À peine a-t-il lorgné dans la boîte qu’il se retourne vers la Commission, le visage défait. L’un après l’autre ils s’avancent, le Sénateur le premier, s’essayant à rester impassibles, et ils voient eux aussi : rien, quelques fragments d’os, deux fémurs, des bouts de drap et un épais talon de bois.

Passe encore ces maigres reliques si le crâne y était, ou un morceau de sa bosse, mais rien qui satisfasse le désir qu’ils avaient de lui, rien même qui le désigne irréfutablement. Le talon qui d’abord les a fait tressaillir, ce talon éculé n’est-il pas si trivial qu’on en reste embarrassé, comme si parmi les attributs rituels de la mort on avait glissé cet indice commode qui ferait dire aux profanateurs : C’est lui ! Voyez : sa prothèse ! Arraché peut-être par l’ami à sa propre galoche et jeté là, avec une veste usée et deux os concédés par la fosse commune où il aura fait creuser de nuit, au hasard, sept ans après. Car si ce n’est pas lui tout entier, ce n’est peut-être rien, il sera encore dans le quartier des indigents où on l’avait jeté. Mais il s’agit de ne pas décevoir. Le Sénateur ordonne qu’on dépose ces résidus sacrés dans la longue caisse de plomb entreposée dans le vestibule. Un photographe authentifie l’instant, puis on scelle le plomb et la dalle retombe par dessus vitement.

Quatre décennies plus tard, prenant prétexte d’offrir à César une avenue dans les banlieues poussiéreuses, les zélateurs de l’Empire abattent San Vitale. Le sarcophage de plomb, un char doré le porte en triomphe dans la colline, derrière des faisceaux levés à bout de bras par cent miliciens sanglés de noir, qui paradent à pas lents dans le flamboiement des bugles et des hélicons. Sur le Pausilippe, au pied du columbarium où nichent les restes de Virgile, une cave a été creusée dans le tuf. On y ensevelit la châsse et sur ces pauvres restes on dresse pour se convaincre un lourd pilier orné à la romaine. Le maître protégera le disciple des intrigants et des sceptiques, ceux qui veulent le vérifier et ceux qui ailleurs effrontément le réclament. Son ombre boiteuse descendra lentement dans la terre sur les pas de son guide, il échappera enfin aux chagrins de ce monde.

Amis, si je meurs, faites de moi trois bûchers où mon cœur et mes entrailles iront séparés, et dispersez-en les cendres à des vents opposés. Qu’on leur abandonne une dent, un éclat d’os, un cheveu, biologistes et plumitifs ne vous laisseront pas en paix. Ils voudront savoir si vous étiez mâle ou femelle, mort du cyanure ou de l’embolie, qui sont vos enfants et vos maîtresses, et bientôt ils vous exhiberont dans les journaux, nu, infirme, méprisable. Les voilà de nouveau qui s’agitent, les archivistes ressortent les procès-verbaux d’inhumation et les minutes de l’an mille neuf cent et murmurent : il y a doute, il y a doute indubitablement… Ce n’était pas phtisie, mais choléra. Les décrets voulaient que sains ou empestés les cadavres fussent jetés aux fosses communes et qu’on les y réduisît dans la chaux vive, qui en peu d’années vous dévore mieux que trente siècles. De là ces déductions, ces prétentions à la preuve par la méthode expérimentale, ces papiers timbrés et ces imprécations…

Lui qu’avait doublement affligé la nature, ensevelissant une âme sensible dans un corps falsifié, de sorte que celles qu’il approcha dans son printemps il en desséchait le sentiment, la mort lui a donné cette beauté parfaite que la chair ne ternit pas. Et enlevé à l’angoisse, au mal de Pott, au champ des cholériques, il ressuscite en nous sans tache. Le soir vient, les ombres glissent sur les Apennins, la mer au loin, d’un bleu déjà profond, s’évanouit. À cette heure où la cloche s’assourdit dans la vieille tour de Recanati, où le rossignol se hasarde dans le crépuscule, se lamentant en trilles pures devant la beauté qui fuit, dans cet instant suspendu entre bonheur et regret, le front contre la vitre, regardant la lumière décroître, un chant suave, presque malgré lui, lui vient encore aux lèvres.



                                      in Cabinet de Société (Henry, 2011)
Version initiale in
Le nouveau recueil (mai 2008)


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