Il me
semble entrer par effraction dans ce temple. Les revues
numériques n’ont pas toujours bonne presse chez les amoureux des
livres ‒ sans parler des écrivains eux-mêmes, qui
préfèrent généralement coucher
leurs textes sur le papier. Les seuls à ne pas y répugner
sont, étrangement, les poètes. Non que cette secte,
souvent brocardée pour son élitisme et son mépris
des technologies, se soit convertie à la Toile. Bien au
contraire : pour la plupart des poètes, le papier est l’objet
d’une véritable religion. Mais nécessité fait loi.
L’audience de la poésie est aujourd’hui si restreinte, elle a si
complètement disparu des journaux, même littéraires
(à la notable exception du Matricule des anges et, jusqu’à une date récente, de La Quinzaine Littéraire ‒ dont l’ancienne rédaction vient justement de se dématérialiser pour créer En attendant Nadeau),
que les poètes se satisfont de ce moyen nouveau qui leur donne
l’espérance de toucher un public potentiellement illimité.
Il y a de nombreux sites consacrés à la
littérature, et en particulier à la poésie, de
tous types : blogs individuels ou collectifs, blogs de notes de
lecture, extensions sur la Toile de revues papier, etc. ‒ mais
très peu de vraies revues littéraires. Les blogs tiennent
généralement de la gazette. Leur vertu première
est d’être en prise sur l’actualité : recension des livres
parus, publication d’extraits, informations sur les prix
littéraires, les disparitions, les éventuelles
controverses, etc. Ils sont indispensables et il y en a d’excellents.
Les revues, et particulièrement les revues de création, répondent à une autre logique. Leur modèle implicite est la NRF
: des numéros à dates fixes, l’ambition de couvrir tout
le champ de la littérature (ou seulement de la poésie)
et, surtout, la publication de textes inédits
sélectionnés par un Comité. Naturellement, il y a
toutes sortes de situations intermédiaires ‒ comment classer Remue.net, par exemple ?
Éloge du numérique
Secousse a été créée à l’initiative du groupe de poètes qui publiait naguère Le Mâche-Laurier, aux éditions Obsidiane. Le Mâche-Laurier
(25 numéros entre 1994 et le printemps 2008), était une
revue consacrée à la poésie, imprimée sur
un beau papier ivoire, initialement sous jaquette, et enrichie
d’illustrations originales. L’effort pour faire vivre ce genre de revue
est considérable. Le nombre d’abonnés est toujours
très faible, rarement plus de 200. La chasse aux subventions,
activité paperassière s’il en est, est souvent
décevante. Et, sauf pour une poignée de revues
prestigieuses, la diffusion en librairies est presque inexistante. Leur
économie est donc un casse-tête. Il en résulte une
parution assez aléatoire, plus ou moins camouflée par le
recours à des « numéros doubles » ; et,
après quelques années, la lassitude ou
l’impécuniosité finit par étouffer les
enthousiasmes les mieux trempés. Bien rares sont les revues qui,
comme Europe ou la défunte Action poétique,
peuvent se targuer de plus de 50 ans d’existence ‒ au prix d’un
engagement personnel de leurs responsables qui relève presque de
la sainteté.
L’avantage d’une revue
électronique (ou numérique, ou virtuelle, comme on
voudra), c’est d’abord cela : s’affranchir du carcan économique.
Secousse ne coûte
rien, ni à ses lecteurs (elle est gratuite et accessible
à tous) ni à ses animateurs (40€/an pour payer
l’hébergeur). Sa fabrication est relativement aisée ‒
même la création initiale peut être
réalisée par des non-spécialistes. Voilà
une utopie concrète permise par notre siècle, par
ailleurs livré aux orgies de la finance : une revue libre et
gratuite . Corollaires : pas d’imprimeur à gérer,
d’exemplaires à expédier, d’abonnés à
relancer, de comptabilité à tenir. Les avantages
pratiques sont également importants. Le format de la revue peut
être variable d’un numéro à l’autre, en fonction
des thèmes et des contributions ‒ pas d’auteur à enfermer
dans un nombre de signes fixé a priori ; pas de cahier de 80 ou
120 pages à remplir coûte que coûte avant la date de
publication. Le numérique permet aussi de diversifier les
supports ‒ textes, images, enregistrements sonores (Secousse
comporte une sonothèque qui propose des lectures par les auteurs
ou par des comédiens), vidéos. Et le lectorat est
incomparablement supérieur à celui d’une revue papier. Le Mâche-Laurier avait entre 120 et 150 abonnés alors que chaque numéro de Secousse
est lu en moyenne par 4 000 personnes ‒ chiffre en constante
progression. On dira que ces lecteurs virtuels ne lisent pas tous les
textes. Certes. Mais les lecteurs des revues papier le font-ils ?
Changer les lecteurs…
La contrainte, évidemment, c’est de
lire sur un écran. Malgré la relative ancienneté
de cette pratique (25 ans, au bas mot), tout le monde n’y est pas
prêt. Ce n’est pourtant qu’une question d’habitude. Dans les
milieux professionnels (j’en ai fait l’expérience), on est
passé en dix ans du « tout papier » au «
zéro papier » : dans les entreprises, aujourd’hui, sauf
exception, on n’imprime plus rien. L’usage peine pourtant se
répandre dans le domaine de la littérature. Pour les
vétérans, les récalcitrants volontaires, les
revanchards, Secousse propose
plusieurs modes de lecture : outre une lecture texte à texte, on
peut feuilleter le numéro sur l’écran (par
Calaméo), comme si c’était une revue papier,
ou le télécharger (en pdf) pour le lire, voire même
pour l’imprimer (prévoir une bonne réserve d’encre :
chaque numéro comporte de 100 à 130 pages…).
Quelques mesures typographiques simples peuvent faciliter la lecture
sur écran ‒ par exemple, éviter les trop longs textes
(au-delà de 5 pages, le lecteur moyen se lasse), mettre les
citations en italique, séparer les paragraphes, etc. Par
ailleurs, bien qu’il soit facile de subjuguer le lecteur au moyen
d’animations, nous avons choisi de ne pas y céder sans
nécessité, en adoptant une charte graphique
élégante mais sobre et en donnant la priorité au
contenu : TOUT LE POUVOIR AUX TEXTES.
Secousse, donc
Voilà bien des détails techniques, dira-ton. Mais quid de Secousse ? Son ambition, son contenu, sa politique ? Son ambition : être une revue de création généraliste,
c'est-à-dire couvrant tout le champ de la littérature. Y
sont donc publiés des textes inédits de toute nature
(poèmes, proses, essais) proposés par les auteurs ou
sollicités par la revue, supplémentés, dans une
rubrique Aux dépens de la Compagnie,
par quelques textes déjà publiés mais peu connus,
quelquefois anciens, souvent en résonance avec le dossier
central ‒ je vais y revenir. Chaque numéro présente aussi
un portfolio de photographies, un papier d’humeur (La guillotine),
et des notes sur les arts, le théâtre, le cinéma,
les livres. Le choix des textes n’est dicté par aucun parti
esthétique, sinon la qualité ‒ mais qui se targuerait de
publier des textes mal écrits, indigents, ennuyeux ? Autant
qu’on puisse le discerner quand on est immergé dans l’affaire, Secousse
suit pourtant quelques principes informulés : fuir l’informe, le
convenu, la mode (cette chose terrible et insidieuse, en
littérature comme ailleurs), et valoriser l’imagination…
principes suffisamment vagues pour donner lieu, le Mille-Secousses
aidant, à des joutes homériques. Car le fonctionnement
est collégial, au moins en partie : chaque rubrique est
animée par un responsable et la revue est pilotée par un
Comité d’une quinzaine de poètes et écrivains
proches des éditionsObsidiane (dont le responsable, François Boddaert, est d’ailleurs le directeur de la revue). Secousse
paraît trois fois par an, au solstice d’été, pour
la Fête des morts et pour hâter la venue du printemps.
Les Cartes blanches
Ces Cartes blanches aux écrivains sont le cœur de Secousse.
Les thèmes sont parfois suggérés par
l’actualité (ainsi des Rroms, à l’automne 2010, ou de la
Guerre d’Algérie, pour le 70e anniversaire des massacres de
Sétif) ; le plus souvent, ils relèvent de
l’inactualité la plus absolue (les mathématiques, la
fiction et le réel, ou même la mouche !). Outre diverses
contributions sur le thème, est publié un long entretien
avec une personnalité, restitué par le texte et par le
son ‒ magie du numérique, qui permet de lire tout en
écoutant... Nous avons naturellement reçu beaucoup
d’écrivains (Olivier Rolin, François Bon, Jean-Loup
Trassard, Jean-Marie Blas de Roblès, Marie Darrieussecq, Hubert
Haddad, etc.), œuvrant parfois dans des champs littéraires peu
fréquentés (débat au Comité : « ‒
Pourquoi faire un numéro sur la Science-fiction ? On n’y
connaît rien, on ne la lit pas… ‒ Justement, pour cette
raison-là ! ») ; mais aussi un cinéaste
(Benoît Jacquot), un comédien (Jacques Bonnaffé),
un scénariste (Jean-Claude Carrière), un musicien
(Philippe Hersant), ainsi que des scientifiques (le
mathématicien Alain Connes, le philosophe des sciences Jean-Marc
Drouin).
Avec le temps, les Cartes blanches ont eu tendance à
s’étoffer (en moyenne, aujourd’hui, une douzaine de
contributions ; et une quarantaine pour l’enquête sur « la
fiction et le réel » menée avec la Maison des Écrivains et la Littérature).
Mais notre ambition n’est pas d’épuiser les thèmes, ni
même de les traiter de façon claire et ordonnée,
comme les dossiers du Magazine Littéraire
par exemple, mais plutôt d’inciter au vagabondage ‒ avec parfois
une pépite, comme cet extrait du journal inédit d’un juge
du tribunal de Tizi-Ouzou, au printemps 1962.
La photographie
À côté de noms
célèbres (Marc Riboud ou Bernard Plossu, qui ont
donné de très beaux clichés de leurs
débuts, respectivement sur l’Algérie et sur le Mexique), Secousse
a accueilli des portfolios d’auteurs moins connus, ou surprenants dans
ce contexte ‒ ainsi d’une série de clichés inédits
de Claude Simon, dont l’œuvre littéraire magistrale ne doit pas
faire oublier qu’il était bien plus qu’un « photographe
amateur », pour reprendre le titre d’un de ses albums,
malheureusement presque ignoré, même des simoniens. La
qualité des images n’est certes pas parfaite mais, avec les
limitations inhérentes au support, la Toile est, pour la
photographie, un instrument précieux de diffusion.
La guillotine
Un soir où il était en proie
à des douleurs stomacales, un bon auteur a élevé
l’assassinat au rang des Beaux-arts. La guillotine,
c’est notre apport à l’enrichissement de cette discipline. Tout
est permis, pourvu que ça fasse mouche, que ce soit bien
écrit, et drôle si possible ‒ ou alors méchant. Je
me souviens de deux ou trois de ceux qui ont gravi les marches de notre
estrade : Emmanuel Carrère, pour Le Royaume
(« L’insincérité oblige à la feinte, au
racolage, aux trucs. Le souci obsessionnel de mettre le lecteur dans sa
poche conduit l’auteur à étaler, sur un ton faussement
naïf, un formidable bric-à-brac de formules toutes faites…
») ; les deux anciens directeurs du Festival d’Avignon («
Cette esthétique, qui fait litière de ce qui importe, qui
ne nous jette à la figure que d’informes débris du monde,
il faut bien la nommer par son nom : c’est l’art officiel, celui qu’on
nomme dans les queues la branchitude.
Un théâtre bénin sous l’apparence de la
modernité...») ; ou le plumitif qui tient la «
rubrique » poésie du Monde des Livres,
dont l’activité doit plus à Frankenstein qu’à la
littérature : prélevez au hasard deux ou trois vers dans
trois recueils récents de poètes différents,
jetez-les sur le marbre, greffez-les à votre fantaisie, baptisez
ce monstre : bien ivre qui le verra s’animer.
La querelle des Anciens et des Modernes
Donc : écran ou papier ? Rien de tel
pour animer une soirée maussade. Les amoureux du livre
dénoncent l’inhumanité de la technologie ; les ayatollahs
du numérique ‒ il en existe ‒ déplorent l’attachement des
Français pour le papier ; tous trouvent là une occasion
de se décharger de leur bile. C’est la nouvelle querelle des
Anciens et des Modernes. Mais le support importe-t-il tant ?
L’essentiel n’est-il pas de donner à lire des textes de
qualité ? Les revues numériques participent, modestement,
autant que les revues papier ‒ plus peut-être, du fait de leur
lectorat plus important ‒ à faire vivre la littérature.
N’est-ce pas suffisant ?
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