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Zone sensible n°3 (octobre 2015)

Les habits neufs du Mâche-Laurier:
Secousse

Revue des revues n°55
(mars 2016)

 



Il me semble entrer par effraction dans ce temple. Les revues numériques n’ont pas toujours bonne presse chez les amoureux des livres ‒ sans parler des écrivains eux-mêmes, qui préfèrent généralement coucher leurs textes sur le papier. Les seuls à ne pas y répugner sont, étrangement, les poètes. Non que cette secte, souvent brocardée pour son élitisme et son mépris des technologies, se soit convertie à la Toile. Bien au contraire : pour la plupart des poètes, le papier est l’objet d’une véritable religion. Mais nécessité fait loi. L’audience de la poésie est aujourd’hui si restreinte, elle a si complètement disparu des journaux, même littéraires (à la notable exception du Matricule des anges et, jusqu’à une date récente, de La Quinzaine Littéraire ‒ dont l’ancienne rédaction vient justement de se dématérialiser pour créer En attendant Nadeau), que les poètes se satisfont de ce moyen nouveau qui leur donne l’espérance de toucher un public potentiellement illimité.

Il y a de nombreux sites consacrés à la littérature, et en particulier à la poésie, de tous types : blogs individuels ou collectifs, blogs de notes de lecture, extensions sur la Toile de revues papier, etc. ‒ mais très peu de vraies revues littéraires. Les blogs tiennent généralement de la gazette. Leur vertu première est d’être en prise sur l’actualité : recension des livres parus, publication d’extraits, informations sur les prix littéraires, les disparitions, les éventuelles controverses, etc. Ils sont indispensables et il y en a d’excellents. Les revues, et particulièrement les revues de création, répondent à une autre logique. Leur modèle implicite est la NRF : des numéros à dates fixes, l’ambition de couvrir tout le champ de la littérature (ou seulement de la poésie) et, surtout, la publication de textes inédits sélectionnés par un Comité. Naturellement, il y a toutes sortes de situations intermédiaires ‒ comment classer Remue.net, par exemple ?

Éloge du numérique

Le Mâche-Laurier n°25Secousse a été créée à l’initiative du groupe de poètes qui publiait naguère Le Mâche-Laurier, aux éditions Obsidiane. Le Mâche-Laurier (25 numéros entre 1994 et le printemps 2008), était une revue consacrée à la poésie, imprimée sur un beau papier ivoire, initialement sous jaquette, et enrichie d’illustrations originales. L’effort pour faire vivre ce genre de revue est considérable. Le nombre d’abonnés est toujours très faible, rarement plus de 200. La chasse aux subventions, activité paperassière s’il en est, est souvent décevante. Et, sauf pour une poignée de revues prestigieuses, la diffusion en librairies est presque inexistante. Leur économie est donc un casse-tête. Il en résulte une parution assez aléatoire, plus ou moins camouflée par le recours à des « numéros doubles » ; et, après quelques années, la lassitude ou l’impécuniosité finit par étouffer les enthousiasmes les mieux trempés. Bien rares sont les revues qui, comme Europe ou la défunte Action poétique, peuvent se targuer de plus de 50 ans d’existence ‒ au prix d’un engagement personnel de leurs responsables qui relève presque de la sainteté.

L’avantage d’une revue électronique (ou numérique, ou virtuelle, comme on voudra), c’est d’abord cela : s’affranchir du carcan économique. Secousse ne coûte rien, ni à ses lecteurs (elle est gratuite et accessible à tous) ni à ses animateurs (40€/an pour payer l’hébergeur). Sa fabrication est relativement aisée ‒ même la création initiale peut être réalisée par des non-spécialistes. Voilà une utopie concrète permise par notre siècle, par ailleurs livré aux orgies de la finance : une revue libre et gratuite . Corollaires : pas d’imprimeur à gérer, d’exemplaires à expédier, d’abonnés à relancer, de comptabilité à tenir. Les avantages pratiques sont également importants. Le format de la revue peut être variable d’un numéro à l’autre, en fonction des thèmes et des contributions ‒ pas d’auteur à enfermer dans un nombre de signes fixé a priori ; pas de cahier de 80 ou 120 pages à remplir coûte que coûte avant la date de publication. Le numérique permet aussi de diversifier les supports ‒ textes, images, enregistrements sonores (Secousse comporte une sonothèque qui propose des lectures par les auteurs ou par des comédiens), vidéos. Et le lectorat est incomparablement supérieur à celui d’une revue papier. Le Mâche-Laurier avait entre 120 et 150 abonnés alors que chaque numéro de Secousse est lu en moyenne par 4 000 personnes ‒ chiffre en constante progression. On dira que ces lecteurs virtuels ne lisent pas tous les textes. Certes. Mais les lecteurs des revues papier le font-ils ?

Changer les lecteurs…

La contrainte, évidemment, c’est de lire sur un écran. Malgré la relative ancienneté de cette pratique (25 ans, au bas mot), tout le monde n’y est pas prêt. Ce n’est pourtant qu’une question d’habitude. Dans les milieux professionnels (j’en ai fait l’expérience), on est passé en dix ans du « tout papier » au « zéro papier » : dans les entreprises, aujourd’hui, sauf exception, on n’imprime plus rien. L’usage peine pourtant se répandre dans le domaine de la littérature. Pour les vétérans, les récalcitrants volontaires, les revanchards, Secousse propose plusieurs modes de lecture : outre une lecture texte à texte, on peut feuilleter le numéro sur l’écran (par Calaméo), comme si c’était une revue papier, ou le télécharger (en pdf) pour le lire, voire même pour l’imprimer (prévoir une bonne réserve d’encre : chaque numéro comporte de 100 à 130 pages…).

Quelques mesures typographiques simples peuvent faciliter la lecture sur écran ‒ par exemple, éviter les trop longs textes (au-delà de 5 pages, le lecteur moyen se lasse), mettre les citations en italique, séparer les paragraphes, etc. Par ailleurs, bien qu’il soit facile de subjuguer le lecteur au moyen d’animations, nous avons choisi de ne pas y céder sans nécessité, en adoptant une charte graphique élégante mais sobre et en donnant la priorité au contenu : TOUT LE POUVOIR AUX TEXTES.

Secousse n°12

Secousse, donc

Voilà bien des détails techniques, dira-ton. Mais quid de Secousse ? Son ambition, son contenu, sa politique ? Son ambition : être une revue de création généraliste, c'est-à-dire couvrant tout le champ de la littérature. Y sont donc publiés des textes inédits de toute nature (poèmes, proses, essais) proposés par les auteurs ou sollicités par la revue, supplémentés, dans une rubrique Aux dépens de la Compagnie, par quelques textes déjà publiés mais peu connus, quelquefois anciens, souvent en résonance avec le dossier central ‒ je vais y revenir. Chaque numéro présente aussi un portfolio de photographies, un papier d’humeur (La guillotine), et des notes sur les arts, le théâtre, le cinéma, les livres. Le choix des textes n’est dicté par aucun parti esthétique, sinon la qualité ‒ mais qui se targuerait de publier des textes mal écrits, indigents, ennuyeux ? Autant qu’on puisse le discerner quand on est immergé dans l’affaire, Secousse suit pourtant quelques principes informulés : fuir l’informe, le convenu, la mode (cette chose terrible et insidieuse, en littérature comme ailleurs), et valoriser l’imagination… principes suffisamment vagues pour donner lieu, le Mille-Secousses aidant, à des joutes homériques. Car le fonctionnement est collégial, au moins en partie : chaque rubrique est animée par un responsable et la revue est pilotée par un Comité d’une quinzaine de poètes et écrivains proches des éditionsObsidiane (dont le responsable, François Boddaert, est d’ailleurs le directeur de la revue). Secousse paraît trois fois par an, au solstice d’été, pour la Fête des morts et pour hâter la venue du printemps.

Les Cartes blanches

Ces Cartes blanches aux écrivains sont le cœur de Secousse. Les thèmes sont parfois suggérés par l’actualité (ainsi des Rroms, à l’automne 2010, ou de la Guerre d’Algérie, pour le 70e anniversaire des massacres de Sétif) ; le plus souvent, ils relèvent de l’inactualité la plus absolue (les mathématiques, la fiction et le réel, ou même la mouche !). Outre diverses contributions sur le thème, est publié un long entretien avec une personnalité, restitué par le texte et par le son ‒ magie du numérique, qui permet de lire tout en écoutant... Nous avons naturellement reçu beaucoup d’écrivains (Olivier Rolin, François Bon, Jean-Loup Trassard, Jean-Marie Blas de Roblès, Marie Darrieussecq, Hubert Haddad, etc.), œuvrant parfois dans des champs littéraires peu fréquentés (débat au Comité : « ‒ Pourquoi faire un numéro sur la Science-fiction ? On n’y connaît rien, on ne la lit pas… ‒ Justement, pour cette raison-là ! ») ; mais aussi un cinéaste (Benoît Jacquot), un comédien (Jacques Bonnaffé), un scénariste (Jean-Claude Carrière), un musicien (Philippe Hersant), ainsi que des scientifiques (le mathématicien Alain Connes, le philosophe des sciences Jean-Marc Drouin).

Avec le temps, les Cartes blanches ont eu tendance à s’étoffer (en moyenne, aujourd’hui, une douzaine de contributions ; et une quarantaine pour l’enquête sur « la fiction et le réel » menée avec la Maison des Écrivains et la Littérature). Mais notre ambition n’est pas d’épuiser les thèmes, ni même de les traiter de façon claire et ordonnée, comme les dossiers du Magazine Littéraire par exemple, mais plutôt d’inciter au vagabondage ‒ avec parfois une pépite, comme cet extrait du journal inédit d’un juge du tribunal de Tizi-Ouzou, au printemps 1962.

La photographie

À côté de noms célèbres (Marc Riboud ou Bernard Plossu, qui ont donné de très beaux clichés de leurs débuts, respectivement sur l’Algérie et sur le Mexique), Secousse a accueilli des portfolios d’auteurs moins connus, ou surprenants dans ce contexte ‒ ainsi d’une série de clichés inédits de Claude Simon, dont l’œuvre littéraire magistrale ne doit pas faire oublier qu’il était bien plus qu’un « photographe amateur », pour reprendre le titre d’un de ses albums, malheureusement presque ignoré, même des simoniens. La qualité des images n’est certes pas parfaite mais, avec les limitations inhérentes au support, la Toile est, pour la photographie, un instrument précieux de diffusion.

La guillotine

Un soir où il était en proie à des douleurs stomacales, un bon auteur a élevé l’assassinat au rang des Beaux-arts. La guillotine, c’est notre apport à l’enrichissement de cette discipline. Tout est permis, pourvu que ça fasse mouche, que ce soit bien écrit, et drôle si possible ‒ ou alors méchant. Je me souviens de deux ou trois de ceux qui ont gravi les marches de notre estrade : Emmanuel Carrère, pour Le Royaume (« L’insincérité oblige à la feinte, au racolage, aux trucs. Le souci obsessionnel de mettre le lecteur dans sa poche conduit l’auteur à étaler, sur un ton faussement naïf, un formidable bric-à-brac de formules toutes faites… ») ; les deux anciens directeurs du Festival d’Avignon (« Cette esthétique, qui fait litière de ce qui importe, qui ne nous jette à la figure que d’informes débris du monde, il faut bien la nommer par son nom : c’est l’art officiel, celui qu’on nomme dans les queues la branchitude. Un théâtre bénin sous l’apparence de la modernité...») ; ou le plumitif qui tient la « rubrique » poésie du Monde des Livres, dont l’activité doit plus à Frankenstein qu’à la littérature : prélevez au hasard deux ou trois vers dans trois recueils récents de poètes différents, jetez-les sur le marbre, greffez-les à votre fantaisie, baptisez ce monstre : bien ivre qui le verra s’animer.

La querelle des Anciens et des Modernes

Donc : écran ou papier ? Rien de tel pour animer une soirée maussade. Les amoureux du livre dénoncent l’inhumanité de la technologie ; les ayatollahs du numérique ‒ il en existe ‒ déplorent l’attachement des Français pour le papier ; tous trouvent là une occasion de se décharger de leur bile. C’est la nouvelle querelle des Anciens et des Modernes. Mais le support importe-t-il tant ? L’essentiel n’est-il pas de donner à lire des textes de qualité ? Les revues numériques participent, modestement, autant que les revues papier ‒ plus peut-être, du fait de leur lectorat plus important ‒ à faire vivre la littérature. N’est-ce pas suffisant ?



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