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Zone sensible n°3 (octobre 2015)

Réponse à l'enquête :

Que faire de nos héritages ?

Revue Zone sensible n°3
(Biennale internationale des poètes en Val de Marne, octobre 2015)

 



Comment concevez-vous la poésie et quels poètes vous semblent avoir révolutionné l’idée de lyrisme et comment ? Quelle forme de poésie lyrique revendiquez-vous ? Ou, si vous ne revendiquez d’aucune manière la poésie lyrique dans ses multiples avatars, expliquez vos raisons.

Même par ruse, ou par charité, pour piquer nos esprits alanguis par la canicule, on ne peut pas égaler poésie et lyrisme. Encore faut-il s’entendre sur le mot. De même que le communisme c’était les soviets plus l’électricité, le lyrisme c’est l’ego plus le chant. L’ego : le théâtre intime, l’effusion de soi, l’orage des sentiments, le corps à corps avec le monde, rien qui soit par principe vil ou honteux. Le genre a été magnifiquement illustré depuis les troubadours. Durant les deux derniers siècles, du premier romantisme jusqu’à Bonnefoy et Jaccottet, en passant par la révolution moderne (Rimbaud, Apollinaire) et la geste surréaliste, le lyrisme a été, « dans ses multiples avatars »,  au cœur de la poésie française, reléguant aux marges (au mieux) les autres genres. Bien que moins hégémonique, il est toujours très vivant ‒ et chez les plus grands : Franck Venaille, Lionel Ray, Jude Stéfan, entre autres, sans parler de ceux qui nous ont quittés il y a peu, comme Claude Esteban ou Mathieu Bénézet. D’où vient qu’en dépit des oukases de certains, qui ont essayé de nous convaincre que c’était une fièvre maligne, une lèpre purulente à fuir absolument (« la poésie [entendons : le lyrisme] est inadmissible »), et malgré notre propre défiance, nous écrivons toujours par référence à lui : avec, ou contre, ou malgré.

Mais les poètes doivent-ils ne parler que d’eux-mêmes ? Si l’on se retourne vers le passé, on voit bien que la poésie n’a toujours pas été exclusivement lyrique ; qu’elle ne l’a même pas toujours été principalement, empruntant de nombreuses voies aujourd’hui désertées. Il suffit d’ouvrir une anthologie. Pour s’en tenir à l’héritage classique et à la France : l’épopée (la Chanson de Roland, Agrippa d’Aubigné, Voltaire, Hugo) ; les contes et le roman (Chrétien de Troyes, Le roman de la Rose, La Fontaine, Perrault) ; la poésie didactique (du Bartas, Boileau, Delille) ; le théâtre (Corneille, Racine, Hugo encore, Claudel) ; les fables (Roman de Renard, La Fontaine, Florian) ; le pamphlet (la liste est infinie) ; sans compter la poésie mystique et religieuse (des traducteurs des Psaumes à Claudel, encore), qui n’est souvent qu’une forme dévoyée de lyrisme. La plupart de ces genres souffrent d’un interdit tacite mieux partagé et plus absolu que celui qui touche le lyrisme ‒ pensons au discrédit jeté sur la poésie du XVIIIe siècle et même, hormis de rares auteurs, sur celle du XVIIe.

Les poètes qui ont révolutionné le lyrisme ? C’est-à-dire le chant, la forme, la langue ; car, quant à l’ego, il est presque immuable depuis l’antiquité ‒ tout juste si l’évolution des sociétés lui fournit de nouvelles occasions de se déployer. Il y a eu trois révolutions majeures, celle du vers libre (à partir de Rimbaud), celle de la rupture du vers (d’abord à l’étranger : Maïakovski par exemple) et celle de l’écriture dite automatique (Breton, après quelques autres). Tout cela est bien connu. En la matière, notre époque n’a pas vraiment innové, me semble-t-il, sinon dans les thèmes, et par la pratique d’un certain recul : un chant souvent plus prosaïque et portant les stigmates de l’acte d’écriture. Mais chaque poète marquant a sa voix, sa combinaison propre de tradition et de modernité, un entrelacs particulier de motifs ; toutes choses qui, sans qu’on puisse parler de révolution, font que leurs poèmes rendent un son nouveau.

Je ne me revendique pas du lyrisme. J’ai même eu très longtemps scrupule à écrire je. Ça m’a un peu passé ‒ ce fameux je, on le sait, est un artefact. Mais je n’imagine pas de me limiter à la seule exploration du microcosme intime ‒ même si la poésie n’est pas le bulletin météo et que, comme toute littérature, elle doit être incarnée. À vrai dire, je ne me revendique d’aucune école ou pratique spécifique : je ne me pose pas la question. Mais comme chacun, j’ai mes marottes et mes manies. Pour les thèmes : l’Histoire contemporaine (peut-on oublier son siècle ?) ; la nature (une séquelle de l’enfance) ; la science (travers d’ingénieur) ; la tentation du désert (la Chartreuse…) ; et, quant à la forme, des jeux de rupture et la mise en valeur du rythme, manifestés entre autres par l’usage d’espaces blancs. Y a-t-il des « raisons » à cela, au-delà d’un goût presque aveugle ?

Que pensez-vous de la primauté du récit – même sur fond d’absence du récit – sur d’autres formes d’écriture parmi les poètes français d’aujourd’hui ?

Ce qui est visé, par ce « récit sur fond d’absence du récit », n’est-ce pas une certaine primauté de la prose ? Constat au demeurant contestable, mais supposons. Ce n’est pas la prose qui me dérange, mais, chez certains, l’absence de travail sur la forme. À quoi bon se revendiquer de la poésie si c’est pour couvrir ses pages d’une prose d’école primaire (je parle de l’école d’autrefois, naturellement) ‒ même en revenant à la ligne pour singer la poésie ? Tendance qui s’accompagne ordinairement non pas d’une absence de récit, mais de sa vacuité. On a connu l’inverse : une telle primauté de la forme que le récit, et même le sens, s’évanouissait. Gardez-vous à droite, disait l’autre, gardez-vous à gauche… Quant au récit, j’y suis très attaché. Dans le poème ; et au niveau du livre : aucun des miens qui n’en compose un, de façon organique. Plusieurs sont même des sortes de romans en vers. Je regrette que cette voie ne soit pas plus empruntée. Mais les choses semblent changer.

Lisez-vous avec plaisir des auteurs dont la démarche est tout à fait différente de la vôtre ? Lesquels ? Pourriez-vous résumer cette différence ?

Bien sûr, comme tout le monde. Sinon on ne lirait que soi... Presque tous les poètes que j’aime ont un univers et une écriture différente de la mienne. Comment résumer cela ?

Quel(s) livre(s) avez-vous maintenant sur votre table de chevet ?

Un « livre de chevet », si j’en crois mon expérience, c’est un livre qu’on a toujours sous la main et qu’on n’ouvre jamais. Étant beaucoup plus jeune, je ne voyageais jamais sans Les Fleurs du mal. Aucun livre, aujourd’hui, ne joue pour moi ce rôle. Je relis d’ailleurs très peu. Je le regrette. Quand je le fais, malgré le plaisir que j’y prends, il me semble que c’est au détriment des poètes qu’il me reste à découvrir et de possibles révélations ‒ ainsi de Jude Stefan, trop tardivement. Si je devais absolument mettre un livre à mon chevet, ce serait l’anthologie Mille et cent ans de poésie française de Bernard Delvaille (Bouquins). Mais je choisirais plutôt un prosateur : celui de l’île déserte.

Quel(s) livre(s) emporteriez-vous sur une île déserte ?

Les Essais de Montaigne. Ils devraient suffire à tromper quelques années la solitude.

De quel(s) auteur(s) n’auriez-vous pas pu vous passer pour que votre activité d’écriture devienne telle qu’elle est aujourd’hui ?

C’est difficile à dire. Une écriture est le résultat d’une multitude de lectures. Je me souviens de quelques influences décisives (Paul Louis Rossi et Jean Ristat par exemple) dont on aurait sans doute du mal à trouver la trace dans mes poèmes. Par ailleurs, on imite parfois, plus ou moins consciemment, tel ou tel tour d’un auteur qu’on ne songerait pas à citer parmi ceux « dont on n’aurait pas pu se passer ». Pour ne pas fuir la question, voici ceux m’ont marqué, à un moment ou à un autre. Parmi les classiques (dans l’ordre où je les ai lus, celui du Lagarde et Michard) : Baudelaire, Apollinaire, Cendrars, Breton, Aragon ; et parmi les modernes : Paul Louis Rossi et Jean Ristat, donc, mais aussi Francis Ponge, Lionel Ray, Franck Venaille, entre autres ; sans compter les étrangers, les chinois et les japonais surtout. Des poètes d’une extrême diversité, tant par la sensibilité et que par l’écriture. Mais, à vrai dire, ce sont des prosateurs qui m’ont le plus frappé (comme on le dit de la foudre) : Montaigne, Diderot, Claude Simon, Robbe-Grillet, Pierre Michon, Olivier Rolin ; là aussi, j’ai descendu le cours du temps.

Quels poètes d’autres langues vous ont marqué(e) ?

Je lis peu de poètes étrangers, et principalement dans les langues que je connais (l’italien et l’anglais). Peut-être  Ritsos, Pasolini, Tu Fu ?

Quel(s) livre(s) utiliseriez vous pour envelopper des œufs, un lièvre mort ou nettoyer les vitres ?

Alain Bosquet pour faire le marché, et plutôt qu’un lièvre mort, un poulpe baignant dans son encre ‒ mais c’est du refroidi. Pour les vitres (les siennes sont terriblement opaques), Anne-Marie Albiach. Et pour les œufs, Mallarmé ‒ comprenne qui pourra...

Quelles revues de poésie (françaises ou étrangères) lisez-vous ou avez-vous lues dans le passé ?

Digraphe, Action Poétique.

Pourquoi vous êtes-vous considéré(e) poète jusqu’à cette dernière question ?

Je me suis longtemps considéré ingénieur. La poésie trouvait sa place comme elle le pouvait, dans les interstices du métier ‒ poète du dimanche. Mais poète est celui qui écrit de la poésie et tout le reste (la poésie comme règle de vie, ascèse, sacerdoce, mystique, voire martyre) n’est que littérature.





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