Avec « Le
Hasard », son neuvième livre, le très
discret Gérard Cartier
signe un recueil où se réactualise à
nouveau son ambition d'écrire une
poésie épique, mêlant les heurts de
l'Histoire, du nazisme à l'Algérie.
Histoires d'une langue trouée par la marche du monde.
C'est tout près de Marly-le-Roi, dans la banlieue ouest de
Paris, que
Gérard Cartier nous reçoit, un samedi matin. Le
train aura traversé, au
ralenti, une forêt qu'on croyait disparue, comme si nous
passions sur
une autre rive, dans une autre dimension du temps. Les
poèmes de Gérard
Cartier s'écrivent aussi dans ces légers
décalages de temps en
convoquant aussi bien un chantier à ciel ouvert que
l'histoire du
massacre des résistants, à la fin de la guerre,
sur le plateau du
Vercors.
Originaire de Grenoble, où il naît en 1949,
Gérard Cartier a gardé de
ce pays une double mémoire, celle de ce Vercors martyr et
celle de
l'ordre, millénaire, des moines des Chartreux. Issu d'une
famille
d'ouvriers, il suit des études scientifiques à
Grenoble et devient
ingénieur. Ce métier, qu'il exerce aujourd'hui
(il a dirigé le chantier
français du tunnel sous la Manche) a sans doute son
importance, ne
serait-ce que parce que la logique du poème ne refuse pas
l'ambiguïté
que l'ingénierie rejette absolument. Durant ses
études, il lit
Montaigne, la poésie médiévale.
L'Histoire déjà, notamment celle de
l'Orient et de la Palestine, le conduit à interroger la
politique. Il
devient alors militant communiste et reste fidèle, encore
aujourd'hui,
à son idée. Il publie son premier livre assez
tard, en 1978, mais c'est
certainement La Nature à Terezin (1992),
dans
lequel Desnos, la France occupée, jouent un rôle
central, qui pose la
pierre la plus décisive de son écriture. Proses
trouées, ou vers
enchâssés les uns dans les autres, les
poèmes de Gérard Cartier font
remonter en eux les voix multiples de l'Histoire, petite et grande : de
la guerre d'Algérie à ses massacres
récents, de notre Europe
mondialisée à la Palestine, de Greenwich (Méridien
de
Greenwitch, 2000) à la liasse de poèmes
amoureux de Nora
(dans Le Hasard), il suit finement, avec une pudeur
exemplaire, le dessin géologique de nos
expériences, jusqu'à toucher "
cette émotion appelée poésie "
(Reverdy). Dans Le
Hasard, les poèmes sont alors comme des pierres
vives sur la
terre dévastée :
les
villages sont vides
les traces effacées
ils reculent dans la couleur
leur gloire
est patience
ils prennent force de la terre
et se gardent
pour un jour lointain
parfois
au fond d’un ravin
ou dans la cour d’une mechta
leur momie nous repousse
endormie sous un bonnet de laine
les yeux au ciel
patrie des mouches...
deux mois
de rocher en rocher
chassé loin de soi... (...)
Votre
premier livre Le Montreur
d'image
(1978) a un titre assez surréaliste. Est-ce un clin
d'œil
à un héritage esthétique, politique ?
Non, même si ce mouvement a pu compter dans ma
formation, Le
Montreur d'image a pour centre Prague, les camps de
concentration et la Seconde Guerre mondiale. En fait, c'est vraiment
à
partir de Passage d'orient (1984) que je crois
avoir touché quelque chose comme un rapport à
l'Histoire dans
l'écriture : le thème était alors
celui des croisades, mais réécrites
dans la langue de notre temps. Ce livre est composé de
différentes
strates historiques, la Palestine d'aujourd'hui y apparaît.
Le schéma
de poèmes en prose avec des blancs et l'insistance que la
voix y avait
trouvèrent leur place pour la première fois. Ces
deux derniers aspects,
une écriture portée par la voix, ou une voix
pliée dans l'écriture, se
sont imposés à moi d'une façon telle
que je n'arrive pas à lire
aujourd'hui, par exemple, sans chercher à entendre une voix.
Le
théâtre, pour lequel j'ai une attention certaine,
a sans doute compté.
Avec La
Nature à Terezin,
vous
faites aussi usage d'une ironie certaine. On sait que cette petite
ville abritait un camp pour parquer les juifs...
En fait, ce titre est aussi une
référence aux
peintures du XVIIe où le
paysage mange tout l'ensemble du tableau, alors que la scène
cruciale,
centrale, qui donne le sens au tableau, est réduite
à une sorte de
détail. C'est peut-être une métaphore
de l'Histoire et de la situation
de Terezin. Mais ce livre est d'abord un récit autour du
poète Robert
Desnos qui, comme chacun sait, mourut de maladie, après
avoir été
déporté dans plusieurs camps nazis, dans celui de
Terezin. Desnos a en
fait agi sur ce livre en en devenant une sorte de figure morale par
excellence. C'est cette figure qui m'a retenu et moins son
œuvre
poétique. J'ai été
néanmoins fasciné par une anecdote que l'on
raconte
souvent : on a retrouvé sur son corps soi-disant son dernier
poème
écrit, et longtemps on a presque mythifié ce
poème, alors qu'il n'était
qu'une version retraduite vers le français d'un
poème ancien paru, bien
avant la guerre, en tchèque. Cette anecdote m'a toujours
retenu, parce
qu'elle interroge bien le problème de la
possibilité d'écrire, ou pas,
pendant des périodes où la guerre fait rage...
Dans L'Introduction
au
désert,
livre qui évoque déjà la
Résistance dans le Vercors, une gravure
représentait l'abbaye des Chartreux...
Cette gravure représente le premier site
où
l'ordre de Saint Bruno, en
1084 (ce que l'on a appelé les Chartreux), s'est
installé, juste sur
les contreforts de la Chartreuse, près de Grenoble. Cet
ordre va
ensuite s'essaimer un peu partout, jusqu'en Italie. Ainsi, le livre se
partage entre, d'un côté, la Chartreuse, et de
l'autre, le Vercors qui
est, pour les gens de Grenoble, un endroit de forte mémoire.
Ces deux
lieux se complètent parce qu'ils s'opposent aussi
radicalement : l'un
représente le monde, la volonté de le changer
(résistance), l'autre le
désert, l'espace reclus de la prière.
Les voyages,
que votre métier
implique,
semblent
importants. Sont-ils une sorte d'amorce de l'écriture ?
J'aime finalement assez peu voyager, même si
j'y suis
contraint. Qu'il
y ait une accentuation de la solitude, c'est sûr ; de
même qu'écrire
ailleurs semble donner une importance au déplacement.
À la réflexion,
ce qui m'importe vraiment, mais il s'agit là de mon
métier dans les
travaux publics, c'est le fait d'améliorer ou de modifier le
monde...
Cela ne vous
empêche pas de
mêler,
assez étrangement,
les dimensions autobiographiques du poème, comme celles
liées aux
voyages, à des motifs importants de l'Histoire
passée.
Les deux niveaux interviennent dans les livres. Il faut
d'abord savoir
que j'ai beaucoup milité au Parti communiste. Ce n'est sans
doute pas
anodin pour comprendre comment l'Histoire passée, et
présente, la
Palestine, la fracture orient-occident, par exemple, interviennent dans
votre vie, vous font face, vous regardent et vous convoquent. On fait
alors face à des temps qui s'intériorisent et se
transforment en
émotion. Pour le Vercors, le contexte
géographique et familial a fait
une marque certaine sur mon psychisme, et je n'ai pu y
échapper. Ceci
pour vous dire que je n'ai pas d'a priori ou de
constructions intellectuelles par rapport à l'Histoire, mais
une
émotion, même si je ne sais pas trop comment la
justifier. J'imagine
ainsi d'autant plus mal écrire des poèmes sans
qu'il y ait en eux une
référence au monde contemporain. C'est
peut-être une faiblesse, parce
que lorsque l'on relit plus tard ces mêmes poèmes,
on s'aperçoit que ce
qui nous fut présent a déjà le statut
d'un passé vraiment passé.
Pourtant, et malgré ce symptôme, l'exemple des
anciens montre que
surnagent toujours, dans les poèmes les plus
événementiels, des lignes
de force allant au-delà de la stricte anecdote.
La présence,
insistante, de
l'Histoire
est-elle liée à
une tentative de réactualisation de la dimension
épique du poème ?
Cette dimension m'a en effet toujours
passionné. La
Chanson
de Rolland, les chansons de geste du Moyen Âge, en
sont,
elles aussi, déjà très
marquées. Je me suis toujours demandé pourquoi
le reflet de l'époque qui passe dans la poésie
épique était méprisé,
alors qu'il y a une continuité, au moins en France, de la
poésie épique
au travers des siècles, jusque chez Aragon par exemple.
Cette
dimension de l'épique, elle se
marque
chez vous
par le recours à des vers troués de blanc, des
vers qui ressemblent
plus à de la prose narrative éclatée...
Ce qui est important, c'est le rythme auquel on se
retrouve
confronté :
les échos sonores, les sonorités, les blancs qui
ponctuent la phrase,
les ralentissements ou la rapidité qu'ils impliquent, sont
autant de
suspension du sens, en même temps qu'une autre
façon de le faire
exister dans le poème. Dans le poème, il me
semble y avoir un jeu, et
ce n'est pas nouveau, entre le sens et le son, du moins une
ambiguïté
que mon métier d'ingénieur se refuse à
reconnaître, bien entendu,
puisqu'il faut à tout prix éviter la confusion
possible. Toutefois,
dans le jeu de cette balance, et jusque dans
l'ambiguïté soulevée dans
le poème, je crois qu'il y a une autre chance pour
l'apparition du
sens. La narration est là aussi parce que je parle d'autre
chose que de
moi, je convoque des situations qui ne me sont pas propres, comme la
Résistance par exemple. Mais ces questions ne se sont jamais
posées
pour moi dans les termes théoriques d'une
réflexion débattue entre vers
et prose. En revanche, l'idée d'un roman en vers est l'une
de mes
tentations, même si l'épopée l'a
finalement toujours interrogée en
recourant à la fiction. Si Claude Simon est un romancier par
excellence, je le perçois d'abord comme un poète
dans sa façon de
travailler la langue, les images, la structure, comme dans son livre Histoire,
je crois que c'est un exemple fort du spectre continu, et non pas
seulement conflictuel, que l'on peut dessiner entre prose et
poésie.
Pour ma part, la diversité des strates narratives a toujours
été ce à
quoi je tenais fermement dans chacune des architectures de mes livres.
Même si je n'ai pu vivre certains des
événements dont je parle, étant
à
peine né ou encore enfant, je ne n'empêche pas,
par là, de leur rendre
une autre forme de survivance.
Dans Le
Hasard,
votre nouveau livre, vous rangez vos poèmes (l'un, central,
est
justement consacré à l'Algérie) par
liasses. Écrire serait-il enliasser
ce qui n'est que dispersé dans le temps ?
Lorsque j'ai imaginé Le Hasard, il y a
des années
de cela, je voulais écrire un roman autobiographique
à la manière des
Chinois, Li Po par exemple. Lorsqu'on prend en effet leurs
poèmes, et
qu'on les assemble, on y trouve leur vie, mais aussi toutes les
périodes troublées de l'Histoire qu'ils ont
traversées. Je me suis dit
qu'il fallait que Le Hasard soit, lui aussi, comme
ces liasses dispersées dans le temps, auxquelles il aura
fallu donner
un sens, une direction. Parce que la liasse dit bien l'idée
d'inachèvement de l'expérience, au moins celle
qui regarde une vie, le
livre aura dû, lui aussi, en suivre la
vérité.
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