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Entretien avec Emmanuel Laugier

(Le Matricule des Anges n°55, Juillet 2004)
 


Avec « Le Hasard », son neuvième livre, le très discret Gérard Cartier signe un recueil où se réactualise à nouveau son ambition d'écrire une poésie épique, mêlant les heurts de l'Histoire, du nazisme à l'Algérie. Histoires d'une langue trouée par la marche du monde.

C'est tout près de Marly-le-Roi, dans la banlieue ouest de Paris, que Gérard Cartier nous reçoit, un samedi matin. Le train aura traversé, au ralenti, une forêt qu'on croyait disparue, comme si nous passions sur une autre rive, dans une autre dimension du temps. Les poèmes de Gérard Cartier s'écrivent aussi dans ces légers décalages de temps en convoquant aussi bien un chantier à ciel ouvert que l'histoire du massacre des résistants, à la fin de la guerre, sur le plateau du Vercors.

Originaire de Grenoble, où il naît en 1949, Gérard Cartier a gardé de ce pays une double mémoire, celle de ce Vercors martyr et celle de l'ordre, millénaire, des moines des Chartreux. Issu d'une famille d'ouvriers, il suit des études scientifiques à Grenoble et devient ingénieur. Ce métier, qu'il exerce aujourd'hui (il a dirigé le chantier français du tunnel sous la Manche) a sans doute son importance, ne serait-ce que parce que la logique du poème ne refuse pas l'ambiguïté que l'ingénierie rejette absolument. Durant ses études, il lit Montaigne, la poésie médiévale. L'Histoire déjà, notamment celle de l'Orient et de la Palestine, le conduit à interroger la politique. Il devient alors militant communiste et reste fidèle, encore aujourd'hui, à son idée. Il publie son premier livre assez tard, en 1978, mais c'est certainement La Nature à Terezin (1992), dans lequel Desnos, la France occupée, jouent un rôle central, qui pose la pierre la plus décisive de son écriture. Proses trouées, ou vers enchâssés les uns dans les autres, les poèmes de Gérard Cartier font remonter en eux les voix multiples de l'Histoire, petite et grande : de la guerre d'Algérie à ses massacres récents, de notre Europe mondialisée à la Palestine, de Greenwich (Méridien de Greenwitch, 2000) à la liasse de poèmes amoureux de Nora (dans Le Hasard), il suit finement, avec une pudeur exemplaire, le dessin géologique de nos expériences, jusqu'à toucher " cette émotion appelée poésie " (Reverdy). Dans Le Hasard, les poèmes sont alors comme des pierres vives sur la terre dévastée :

les villages sont vides           les traces effacées           ils reculent dans la couleur           leur gloire           est patience           ils prennent force de la terre           et se gardent           pour un jour lointain

parfois           au fond d’un ravin           ou dans la cour d’une mechta           leur momie nous repousse           endormie sous un bonnet de laine           les yeux au ciel           patrie des mouches...

deux mois             de rocher en rocher             chassé loin de soi... (...)

Votre premier livre Le Montreur d'image (1978) a un titre assez surréaliste. Est-ce un clin d'œil à un héritage esthétique, politique ?

Non, même si ce mouvement a pu compter dans ma formation, Le Montreur d'image a pour centre Prague, les camps de concentration et la Seconde Guerre mondiale. En fait, c'est vraiment à partir de Passage d'orient (1984) que je crois avoir touché quelque chose comme un rapport à l'Histoire dans l'écriture : le thème était alors celui des croisades, mais réécrites dans la langue de notre temps. Ce livre est composé de différentes strates historiques, la Palestine d'aujourd'hui y apparaît. Le schéma de poèmes en prose avec des blancs et l'insistance que la voix y avait trouvèrent leur place pour la première fois. Ces deux derniers aspects, une écriture portée par la voix, ou une voix pliée dans l'écriture, se sont imposés à moi d'une façon telle que je n'arrive pas à lire aujourd'hui, par exemple, sans chercher à entendre une voix. Le théâtre, pour lequel j'ai une attention certaine, a sans doute compté.

Avec La Nature à Terezin, vous faites aussi usage d'une ironie certaine. On sait que cette petite ville abritait un camp pour parquer les juifs...

En fait, ce titre est aussi une référence aux peintures du XVIIe où le paysage mange tout l'ensemble du tableau, alors que la scène cruciale, centrale, qui donne le sens au tableau, est réduite à une sorte de détail. C'est peut-être une métaphore de l'Histoire et de la situation de Terezin. Mais ce livre est d'abord un récit autour du poète Robert Desnos qui, comme chacun sait, mourut de maladie, après avoir été déporté dans plusieurs camps nazis, dans celui de Terezin. Desnos a en fait agi sur ce livre en en devenant une sorte de figure morale par excellence. C'est cette figure qui m'a retenu et moins son œuvre poétique. J'ai été néanmoins fasciné par une anecdote que l'on raconte souvent : on a retrouvé sur son corps soi-disant son dernier poème écrit, et longtemps on a presque mythifié ce poème, alors qu'il n'était qu'une version retraduite vers le français d'un poème ancien paru, bien avant la guerre, en tchèque. Cette anecdote m'a toujours retenu, parce qu'elle interroge bien le problème de la possibilité d'écrire, ou pas, pendant des périodes où la guerre fait rage...

Dans L'Introduction au désert, livre qui évoque déjà la Résistance dans le Vercors, une gravure représentait l'abbaye des Chartreux...

Cette gravure représente le premier site où l'ordre de Saint Bruno, en 1084 (ce que l'on a appelé les Chartreux), s'est installé, juste sur les contreforts de la Chartreuse, près de Grenoble. Cet ordre va ensuite s'essaimer un peu partout, jusqu'en Italie. Ainsi, le livre se partage entre, d'un côté, la Chartreuse, et de l'autre, le Vercors qui est, pour les gens de Grenoble, un endroit de forte mémoire. Ces deux lieux se complètent parce qu'ils s'opposent aussi radicalement : l'un représente le monde, la volonté de le changer (résistance), l'autre le désert, l'espace reclus de la prière.

Les voyages, que votre métier implique, semblent importants. Sont-ils une sorte d'amorce de l'écriture ?

J'aime finalement assez peu voyager, même si j'y suis contraint. Qu'il y ait une accentuation de la solitude, c'est sûr ; de même qu'écrire ailleurs semble donner une importance au déplacement. À la réflexion, ce qui m'importe vraiment, mais il s'agit là de mon métier dans les travaux publics, c'est le fait d'améliorer ou de modifier le monde...

Cela ne vous empêche pas de mêler, assez étrangement, les dimensions autobiographiques du poème, comme celles liées aux voyages, à des motifs importants de l'Histoire passée.

Les deux niveaux interviennent dans les livres. Il faut d'abord savoir que j'ai beaucoup milité au Parti communiste. Ce n'est sans doute pas anodin pour comprendre comment l'Histoire passée, et présente, la Palestine, la fracture orient-occident, par exemple, interviennent dans votre vie, vous font face, vous regardent et vous convoquent. On fait alors face à des temps qui s'intériorisent et se transforment en émotion. Pour le Vercors, le contexte géographique et familial a fait une marque certaine sur mon psychisme, et je n'ai pu y échapper. Ceci pour vous dire que je n'ai pas d'a priori ou de constructions intellectuelles par rapport à l'Histoire, mais une émotion, même si je ne sais pas trop comment la justifier. J'imagine ainsi d'autant plus mal écrire des poèmes sans qu'il y ait en eux une référence au monde contemporain. C'est peut-être une faiblesse, parce que lorsque l'on relit plus tard ces mêmes poèmes, on s'aperçoit que ce qui nous fut présent a déjà le statut d'un passé vraiment passé. Pourtant, et malgré ce symptôme, l'exemple des anciens montre que surnagent toujours, dans les poèmes les plus événementiels, des lignes de force allant au-delà de la stricte anecdote.

La présence, insistante, de l'Histoire est-elle liée à une tentative de réactualisation de la dimension épique du poème ?

Cette dimension m'a en effet toujours passionné. La Chanson de Rolland, les chansons de geste du Moyen Âge, en sont, elles aussi, déjà très marquées. Je me suis toujours demandé pourquoi le reflet de l'époque qui passe dans la poésie épique était méprisé, alors qu'il y a une continuité, au moins en France, de la poésie épique au travers des siècles, jusque chez Aragon par exemple.

Cette dimension de l'épique, elle se marque chez vous par le recours à des vers troués de blanc, des vers qui ressemblent plus à de la prose narrative éclatée...

Ce qui est important, c'est le rythme auquel on se retrouve confronté : les échos sonores, les sonorités, les blancs qui ponctuent la phrase, les ralentissements ou la rapidité qu'ils impliquent, sont autant de suspension du sens, en même temps qu'une autre façon de le faire exister dans le poème. Dans le poème, il me semble y avoir un jeu, et ce n'est pas nouveau, entre le sens et le son, du moins une ambiguïté que mon métier d'ingénieur se refuse à reconnaître, bien entendu, puisqu'il faut à tout prix éviter la confusion possible. Toutefois, dans le jeu de cette balance, et jusque dans l'ambiguïté soulevée dans le poème, je crois qu'il y a une autre chance pour l'apparition du sens. La narration est là aussi parce que je parle d'autre chose que de moi, je convoque des situations qui ne me sont pas propres, comme la Résistance par exemple. Mais ces questions ne se sont jamais posées pour moi dans les termes théoriques d'une réflexion débattue entre vers et prose. En revanche, l'idée d'un roman en vers est l'une de mes tentations, même si l'épopée l'a finalement toujours interrogée en recourant à la fiction. Si Claude Simon est un romancier par excellence, je le perçois d'abord comme un poète dans sa façon de travailler la langue, les images, la structure, comme dans son livre Histoire, je crois que c'est un exemple fort du spectre continu, et non pas seulement conflictuel, que l'on peut dessiner entre prose et poésie.
Pour ma part, la diversité des strates narratives a toujours été ce à quoi je tenais fermement dans chacune des architectures de mes livres. Même si je n'ai pu vivre certains des événements dont je parle, étant à peine né ou encore enfant, je ne n'empêche pas, par là, de leur rendre une autre forme de survivance.

Dans Le Hasard, votre nouveau livre, vous rangez vos poèmes (l'un, central, est justement consacré à l'Algérie) par liasses. Écrire serait-il enliasser ce qui n'est que dispersé dans le temps ?

Lorsque j'ai imaginé Le Hasard, il y a des années de cela, je voulais écrire un roman autobiographique à la manière des Chinois, Li Po par exemple. Lorsqu'on prend en effet leurs poèmes, et qu'on les assemble, on y trouve leur vie, mais aussi toutes les périodes troublées de l'Histoire qu'ils ont traversées. Je me suis dit qu'il fallait que Le Hasard soit, lui aussi, comme ces liasses dispersées dans le temps, auxquelles il aura fallu donner un sens, une direction. Parce que la liasse dit bien l'idée d'inachèvement de l'expérience, au moins celle qui regarde une vie, le livre aura dû, lui aussi, en suivre la vérité.