Au Monomotapa > Accueil

Profils fuyants

Cabinet de société


Ce livre sera une suite de Cabinet de société : une trentaine (?) de récits et de poèmes évoquant, en profil perdu, cerbtains des écrivains aimés.

Des extraits de livre en cours d'écriture ont été publiés dans différentes revues.


Extraits

      Le faune       Le présent perpétuel       Le garage       Le neveu des géants       Du neutrino véloce


Le faune

Je ne peux écrire ces mots sans revoir le portrait que Faustina a fait de moi ce jour-là, figé dans une pose étrange, le coude levé, la main droite glissée dans le col de la chemise, repliant l’étiquette qui m’irritait, ou illustrant l’un des récits pervers de Salina, La camerata oscura peut-être, mimant ces faunes que les patriciens du fascisme aimaient dresser dans leurs jardins afin de suggérer la force vitale qui les animait. Si j’ai oublié la circonstance, en revanche je me souviens du lieu, et de ce qui s’ensuivit. Ce jour-là, au tout début de l’été, nous étions allés déjeuner à L’Archeologia, près des catacombes de la via Appia, une taverne discrète adossée à un grand jardin où, dès les beaux jours, des tables sont dressées sous les tonnelles. Rien n’est plaisant comme cette courte Arcadie découpée dans le tumulte de la ville, rafraîchie par un bassin à carpes qui miroite à l’ombre des cyprès et peuplée par deux ou trois fausses statues antiques – et parmi elles, peut-être, un grand Pan marbré de lichens, les pieds cornés plantés dans les acanthes, l’entre-jambes gonflé sous la toison bouclée et un coude levé, caressant sa nuque infestée de vermine. D’ordinaire, nous venions dîner là sous les lampions, après la fermeture de la librairie. Pourquoi cette escapade méridienne ? Un jour de congé en pleine semaine, ou dérobé au métier, ce que laisse supposer la veste sévère que l’on me voit porter ? La photo m’avait peiné, pour le geste animal où j’ai été surpris, mais Faustina l’aimait pour l’air juvénile que l’on m’y voit encore, malgré mon demi-siècle. Cette jeunesse usurpée m’aurait permis, sans doute, bien des aventures, dans ce Latium où les femmes ont le sang aussi chaud que les hommes et, en audace, ne leur cèdent en rien. Mais je suis pusillanime et austère malgré moi – et Faustina m’occupait exclusivement.



Le présent perpétuel

Le monde est simple et clair        comme aux albums
de la petite enfance        ABC des écoliers

           non le pays de Ma mère l’Oye        mais
une société active        maquignon boulangère
aux chairs pétries de froment        machiniste

active et nostalgique        un si vieux monde
           façonné à main de manouvrier        vieux
mais en tout semblable au nôtre        on y voit

dans un faubourg aux maisons de guingois
un garçon en culottes portant à deux mains
un globe terrestre        où le soleil levant
embrase une terre ocre        l’Arabie heureuse

il descend à pas graves vers la communale
en lorgnant aux fenêtres ouvertes        s’y joue
           un grand théâtre de tableaux vivants
il maraude au passage une image        vive
et colorée        comme au calendrier de l’Avent

pas de comme tout est net et sans ombre
...



Le garage

...un carton de Plan de Dieu cuvée 2009 que mon père avait oublié là, un vin fameux qu’il vantait encore aux infirmières lors de sa dernière hospitalisation, qui vaut sans doute le Barbera d’Alba dont je me suis fait une religion, pour le souvenir des nuits de Turin que son nom fait resurgir, plus que pour ses qualités de bouche ou ses vertus, un vin noir qui épaissit le sang et fluidifie l’esprit, dispositions désormais sans emploi ;

(...) une machine à tricoter sur pieds, avec ses gros poids de fonte hexaédriques et son délicat système d’aiguilles à crochets qui sautaient souvent inopinément, dont j’ai gardé dans l’oreille la scie lancinante, tzing tzang, tzing tzang, qui obsédait les après-midis d’automne, quand les premiers froids jetaient notre mère dans une agitation soudaine ;

plusieurs sacs remplis de pelotes de laine aux couleurs incroyablement fraîches, et nous nous sommes souvenus que notre mère rêvait de tenir une boutique Phildar et qu’après des années à faire des ménages, à garder des enfants et à broder des gants sous sa fenêtre, elle y avait presque réussi en tenant le rayon mercerie du Prisunic ;

(...) un vélo d’homme de la Manufacture de Saint-Étienne à la chaîne rouillée et à la selle crevée, nanti d’une sonnette en fer chromé souple encore sous le pouce, dont le tintement grêle soulève une nuée d’images : matin, midi et soir elle m’ouvrait la voie vers Champollion, le lycée-caserne aux fenêtres grillagées où j’ai appris à aimer ce qui me console encore du temps, la littérature, l’Histoire et la langue italienne (seule s’est tarie ma passion pour les mathématiques, qui veulent des prétextes pour s’exercer), et à maudire l’anglais, mon unique détestation, hormis ses poètes...
.



Le neveu des géants

Je suis à l’Arthur Rimbaud, scrutant l’avenir dans une demi-bière, quand entre en coup de vent un homme en chapeau noir et longue écharpe, qui déplie en éventail sur la table ronde un jeu de cartes postales. Ce sont des personnages austères, des femmes déchirantes, des villes d’avant-guerre. Il s’est assis devant moi sans façon et les commente du doigt en buvant à petites lippées un ballon de Côtes : le Val de Grâce… Commercy… Il s’attarde sur une photographie montrant un immeuble bourgeois dans une rue déserte, au porche arrondi fermé d’une double porte massive où l’on ne voit ni numéro ni raison sociale. Deux fenêtres à l’étage y brillent jusque tard dans la nuit, il semble qu’on puisse s’y transporter par la seule volonté. C’est une chambre blanche au large lit encombré de papiers et de livres, le pied y bute sur des romans noirs écornés, une femme peut-être est cachée sous le lit. Au mur est un miroir, on ne s’y voit pas, mais un vieil homme que disgracie une courte moustache à la manière ancienne. L’homme aux cartes postales a terriblement rajeuni, au dos de chacune il lit un nom, qu’il invente peut-être dans l’instant, avant de punaiser l’image au mur. Mes jambes tremblent, j’ai le pressentiment de la mort. Je m’assieds sur une chaise. Je suis soudain si fatigué que les mots, les mots me manquent..



Du neutrino véloce

Il n’est plus d’usage de s’écrire. Le stylo aura bientôt rejoint le talc et la plume d’oie, et peu s’en faut que le jargon n’ait déjà tué la langue – par chance, les billets électroniques qu’on commet aujourd’hui s’effacent dans l’instant. Mais l’occasion réclame mieux. Juges-en plutôt. Avant-hier, à peine débarqué du train de Rang-du-Fliers, je bute sur un ami évanoui depuis l’École. Il avait trois heures à perdre avant une correspondance, S* m’avait accordé la permission de minuit : nous voici à la Brasserie Terminus Nord à ressusciter imprudemment le passé. La poussière des années vole, il s’enfièvre peu à peu, les yeux dilatés sous ses verres, pétardant de la main ses cheveux gris pour y réveiller l’ancienne crinière : et revivant nos équipées à travers la banlieue rouge, les coups de main, les meetings à la diable aux portes des usines, et les longues virées nocturnes à chanter L’Orient rouge dans Paris assoupi, entassés dans une vieille Ami 6 collective (je me suis souvenu tout à coup de l’avoir empruntée pour rejoindre dans une chambre des Buttes-Chaumont une russe blanche dont j’étais amoureux, dont rien ne m’est resté, pas même le prénom… mais si : un volume des fantaisies lunaires de Laforgue, qu’elle mettait au-dessus de tout, malignement dérobé pour garder une trace d’elle), une guimbarde à l’habitacle perforé par la rouille, au coffre lesté de tracts, ou de cette pesante littérature que nous préférions à toute autre (Marx, Engels, Lénine, Staline, Mao !), j’ai regretté la folie qui nous soulevait de terre. Non que je m’y sois adonné bien longtemps, mais ce peu a suffi à me faire un passé : le sang brûlait en nous, le moindre évènement nous était une épopée...

Texte repris de Du neutrino véloce ou Discours de la virgule (Passages d'encre, 2015)


Haut de page