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Extraits
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En ce temps-là, au début des années 2000, me rendant
souvent à Rome pour affaires, j’ai eu l’occasion de fréquenter le
fameux Hôtel Babel – fameux pour ceux qui ont lu les récits de Piero
Salina, dont le nom, inconnu du grand public, est le cri de ralliement
d’une petite coterie de lecteurs fervents. L’hôtel, comme on le sait
peut-être, est un grand bâtiment napoléonien, aux façades dressées sur
les plans de l’Académie, presque anonyme au milieu des anciens palais
cardinalices, dont le charme tient d’abord à son hall, un vaste cube de
marbre vert coiffé d’une verrière opalescente. Deux escaliers aux
rampes apparentes s’y enroulent contre les parois, à la façon des
volutes imbriquées de l’ADN, sinon que les spires de cette double
hélice sont composées de volées droites qui s’élèvent d’angle en angle.
L’une dessert, par ses paliers médians, les étages pairs ; l’autre, par
ses paliers d’angle, les étages impairs. On aura deviné les suites de
cette étrange disposition. Pour se rendre de la chambre 513, par
exemple, à la 427 où est logée votre maitresse, il faut descendre en
tournoyant tout l’escalier impair, traverser le hall jusqu’à l’escalier
pair, sur la face opposée du cube, puis remonter en tourniquant, à la
vue de tous, jusqu’à l’étage où la belle voyageuse vous attend,
circonstances à l’origine, dans les récits de Salina, de péripéties
burlesques ou dramatiques. [la suite dans la 27e Secousse]
Le monde est simple et
clair comme aux albums
de la petite enfance ABC des
écoliers
non le
pays de Ma mère l’Oye mais
une société active maquignon
boulangère
aux chairs pétries de froment
machiniste
active et nostalgique un si
vieux monde
façonné à
main de manouvrier vieux
mais en tout semblable au
nôtre on y voit
dans un faubourg aux maisons de guingois
un garçon en culottes portant à deux mains
un globe terrestre où le
soleil levant
embrase une terre ocre
l’Arabie heureuse
il descend à pas graves vers la communale
en lorgnant aux fenêtres
ouvertes s’y joue
un grand
théâtre de tableaux vivants
il maraude au passage une
image vive
et colorée comme au
calendrier de l’Avent
pas de comme tout est net et sans ombre
...
...un carton de Plan de Dieu cuvée 2009 que mon père avait oublié là, un vin fameux
qu’il vantait encore aux infirmières lors de sa dernière
hospitalisation, qui vaut sans doute le Barbera d’Alba dont je me suis
fait une religion, pour le souvenir des nuits de Turin que son nom fait
resurgir, plus que pour ses qualités de bouche ou ses vertus, un vin
noir qui épaissit le sang et fluidifie l’esprit, dispositions désormais
sans emploi ;
(...) une machine à tricoter sur pieds, avec ses gros poids de fonte
hexaédriques et son délicat système d’aiguilles à crochets qui
sautaient souvent inopinément, dont j’ai gardé dans l’oreille la scie
lancinante, tzing tzang, tzing tzang, qui obsédait les après-midis d’automne, quand les premiers froids jetaient notre mère dans une agitation soudaine ;
plusieurs sacs remplis de pelotes de laine aux couleurs incroyablement
fraîches, et nous nous sommes souvenus que notre mère rêvait de tenir
une boutique Phildar et qu’après des années à faire des ménages, à
garder des enfants et à broder des gants sous sa fenêtre, elle y avait
presque réussi en tenant le rayon mercerie du Prisunic ;
(...) un vélo d’homme de la Manufacture de Saint-Étienne à la chaîne
rouillée et à la selle crevée, nanti d’une sonnette en fer chromé
souple encore sous le pouce, dont le tintement grêle soulève une nuée
d’images : matin, midi et soir elle m’ouvrait la voie vers Champollion,
le lycée-caserne aux fenêtres grillagées où j’ai appris à aimer ce qui
me console encore du temps, la littérature, l’Histoire et la langue
italienne (seule s’est tarie ma passion pour les mathématiques, qui
veulent des prétextes pour s’exercer), et à maudire l’anglais, mon
unique détestation, hormis ses poètes...
.
Je suis à l’Arthur Rimbaud, scrutant l’avenir dans une demi-bière, quand entre en coup de vent un homme en chapeau noir et longue écharpe, qui déplie en éventail sur la table ronde un jeu de cartes postales. Ce sont des personnages austères, des femmes déchirantes, des villes d’avant-guerre. Il s’est assis devant moi sans façon et les commente du doigt en buvant à petites lippées un ballon de Côtes : le Val de Grâce… Commercy… Il s’attarde sur une photographie montrant un immeuble bourgeois dans une rue déserte, au porche arrondi fermé d’une double porte massive où l’on ne voit ni numéro ni raison sociale. Deux fenêtres à l’étage y brillent jusque tard dans la nuit, il semble qu’on puisse s’y transporter par la seule volonté. C’est une chambre blanche au large lit encombré de papiers et de livres, le pied y bute sur des romans noirs écornés, une femme peut-être est cachée sous le lit. Au mur est un miroir, on ne s’y voit pas, mais un vieil homme que disgracie une courte moustache à la manière ancienne. L’homme aux cartes postales a terriblement rajeuni, au dos de chacune il lit un nom, qu’il invente peut-être dans l’instant, avant de punaiser l’image au mur. Mes jambes tremblent, j’ai le pressentiment de la mort. Je m’assieds sur une chaise. Je suis soudain si fatigué que les mots, les mots me manquent..
Il n’est plus d’usage de s’écrire. Le stylo aura bientôt rejoint le talc et la plume d’oie, et peu s’en faut que le jargon n’ait déjà tué la langue – par chance, les billets électroniques qu’on commet aujourd’hui s’effacent dans l’instant. Mais l’occasion réclame mieux. Juges-en plutôt. Avant-hier, à peine débarqué du train de Rang-du-Fliers, je bute sur un ami évanoui depuis l’École. Il avait trois heures à perdre avant une correspondance, S* m’avait accordé la permission de minuit : nous voici à la Brasserie Terminus Nord à ressusciter imprudemment le passé. La poussière des années vole, il s’enfièvre peu à peu, les yeux dilatés sous ses verres, pétardant de la main ses cheveux gris pour y réveiller l’ancienne crinière : et revivant nos équipées à travers la banlieue rouge, les coups de main, les meetings à la diable aux portes des usines, et les longues virées nocturnes à chanter L’Orient rouge dans Paris assoupi, entassés dans une vieille Ami 6 collective (je me suis souvenu tout à coup de l’avoir empruntée pour rejoindre dans une chambre des Buttes-Chaumont une russe blanche dont j’étais amoureux, dont rien ne m’est resté, pas même le prénom… mais si : un volume des fantaisies lunaires de Laforgue, qu’elle mettait au-dessus de tout, malignement dérobé pour garder une trace d’elle), une guimbarde à l’habitacle perforé par la rouille, au coffre lesté de tracts, ou de cette pesante littérature que nous préférions à toute autre (Marx, Engels, Lénine, Staline, Mao !), j’ai regretté la folie qui nous soulevait de terre. Non que je m’y sois adonné bien longtemps, mais ce peu a suffi à me faire un passé : le sang brûlait en nous, le moindre évènement nous était une épopée...
Texte repris de Du neutrino véloce ou Discours de la virgule (Passages d'encre, 2015)
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