![]() |
|||
|
|||
|
Extraits
|
Je ne peux écrire ces mots sans revoir le portrait que
Faustina a fait de moi ce jour-là, figé dans une pose étrange, le coude
levé, la main droite glissée dans le col de la chemise, repliant
l’étiquette qui m’irritait, ou illustrant l’un des récits pervers de
Salina, La camerata oscura
peut-être, mimant ces faunes que les patriciens du fascisme aimaient
dresser dans leurs jardins afin de suggérer la force vitale qui les
animait. Si j’ai oublié la circonstance, en revanche je me souviens du
lieu, et de ce qui s’ensuivit. Ce jour-là, au tout début de l’été, nous
étions allés déjeuner à L’Archeologia,
près des catacombes de la via Appia, une taverne discrète adossée à un
grand jardin où, dès les beaux jours, des tables sont dressées sous les
tonnelles. Rien n’est plaisant comme cette courte Arcadie découpée dans
le tumulte de la ville, rafraîchie par un bassin à carpes qui miroite à
l’ombre des cyprès et peuplée par deux ou trois fausses statues
antiques – et parmi elles, peut-être, un grand Pan marbré de lichens,
les pieds cornés plantés dans les acanthes, l’entre-jambes gonflé sous
la toison bouclée et un coude levé, caressant sa nuque infestée de
vermine. D’ordinaire, nous venions dîner là sous les lampions, après la
fermeture de la librairie. Pourquoi cette escapade méridienne ? Un jour
de congé en pleine semaine, ou dérobé au métier, ce que laisse supposer
la veste sévère que l’on me voit porter ? La photo m’avait peiné, pour
le geste animal où j’ai été surpris, mais Faustina l’aimait pour l’air
juvénile que l’on m’y voit encore, malgré mon demi-siècle. Cette
jeunesse usurpée m’aurait permis, sans doute, bien des aventures, dans
ce Latium où les femmes ont le sang aussi chaud que les hommes et, en
audace, ne leur cèdent en rien. Mais je suis pusillanime et austère
malgré moi – et Faustina m’occupait exclusivement.
Le monde est simple et
clair comme aux albums
de la petite enfance ABC des
écoliers
non le
pays de Ma mère l’Oye mais
une société active maquignon
boulangère
aux chairs pétries de froment
machiniste
active et nostalgique un si
vieux monde
façonné à
main de manouvrier vieux
mais en tout semblable au
nôtre on y voit
dans un faubourg aux maisons de guingois
un garçon en culottes portant à deux mains
un globe terrestre où le
soleil levant
embrase une terre ocre
l’Arabie heureuse
il descend à pas graves vers la communale
en lorgnant aux fenêtres
ouvertes s’y joue
un grand
théâtre de tableaux vivants
il maraude au passage une
image vive
et colorée comme au
calendrier de l’Avent
pas de comme tout est net et sans ombre
...
...un carton de Plan de Dieu cuvée 2009 que mon père avait oublié là, un vin fameux
qu’il vantait encore aux infirmières lors de sa dernière
hospitalisation, qui vaut sans doute le Barbera d’Alba dont je me suis
fait une religion, pour le souvenir des nuits de Turin que son nom fait
resurgir, plus que pour ses qualités de bouche ou ses vertus, un vin
noir qui épaissit le sang et fluidifie l’esprit, dispositions désormais
sans emploi ;
(...) une machine à tricoter sur pieds, avec ses gros poids de fonte
hexaédriques et son délicat système d’aiguilles à crochets qui
sautaient souvent inopinément, dont j’ai gardé dans l’oreille la scie
lancinante, tzing tzang, tzing tzang, qui obsédait les après-midis d’automne, quand les premiers froids jetaient notre mère dans une agitation soudaine ;
plusieurs sacs remplis de pelotes de laine aux couleurs incroyablement
fraîches, et nous nous sommes souvenus que notre mère rêvait de tenir
une boutique Phildar et qu’après des années à faire des ménages, à
garder des enfants et à broder des gants sous sa fenêtre, elle y avait
presque réussi en tenant le rayon mercerie du Prisunic ;
(...) un vélo d’homme de la Manufacture de Saint-Étienne à la chaîne
rouillée et à la selle crevée, nanti d’une sonnette en fer chromé
souple encore sous le pouce, dont le tintement grêle soulève une nuée
d’images : matin, midi et soir elle m’ouvrait la voie vers Champollion,
le lycée-caserne aux fenêtres grillagées où j’ai appris à aimer ce qui
me console encore du temps, la littérature, l’Histoire et la langue
italienne (seule s’est tarie ma passion pour les mathématiques, qui
veulent des prétextes pour s’exercer), et à maudire l’anglais, mon
unique détestation, hormis ses poètes...
.
Je suis à l’Arthur Rimbaud, scrutant l’avenir dans une demi-bière, quand entre en coup de vent un homme en chapeau noir et longue écharpe, qui déplie en éventail sur la table ronde un jeu de cartes postales. Ce sont des personnages austères, des femmes déchirantes, des villes d’avant-guerre. Il s’est assis devant moi sans façon et les commente du doigt en buvant à petites lippées un ballon de Côtes : le Val de Grâce… Commercy… Il s’attarde sur une photographie montrant un immeuble bourgeois dans une rue déserte, au porche arrondi fermé d’une double porte massive où l’on ne voit ni numéro ni raison sociale. Deux fenêtres à l’étage y brillent jusque tard dans la nuit, il semble qu’on puisse s’y transporter par la seule volonté. C’est une chambre blanche au large lit encombré de papiers et de livres, le pied y bute sur des romans noirs écornés, une femme peut-être est cachée sous le lit. Au mur est un miroir, on ne s’y voit pas, mais un vieil homme que disgracie une courte moustache à la manière ancienne. L’homme aux cartes postales a terriblement rajeuni, au dos de chacune il lit un nom, qu’il invente peut-être dans l’instant, avant de punaiser l’image au mur. Mes jambes tremblent, j’ai le pressentiment de la mort. Je m’assieds sur une chaise. Je suis soudain si fatigué que les mots, les mots me manquent..
Il n’est plus d’usage de s’écrire. Le stylo aura bientôt rejoint le talc et la plume d’oie, et peu s’en faut que le jargon n’ait déjà tué la langue – par chance, les billets électroniques qu’on commet aujourd’hui s’effacent dans l’instant. Mais l’occasion réclame mieux. Juges-en plutôt. Avant-hier, à peine débarqué du train de Rang-du-Fliers, je bute sur un ami évanoui depuis l’École. Il avait trois heures à perdre avant une correspondance, S* m’avait accordé la permission de minuit : nous voici à la Brasserie Terminus Nord à ressusciter imprudemment le passé. La poussière des années vole, il s’enfièvre peu à peu, les yeux dilatés sous ses verres, pétardant de la main ses cheveux gris pour y réveiller l’ancienne crinière : et revivant nos équipées à travers la banlieue rouge, les coups de main, les meetings à la diable aux portes des usines, et les longues virées nocturnes à chanter L’Orient rouge dans Paris assoupi, entassés dans une vieille Ami 6 collective (je me suis souvenu tout à coup de l’avoir empruntée pour rejoindre dans une chambre des Buttes-Chaumont une russe blanche dont j’étais amoureux, dont rien ne m’est resté, pas même le prénom… mais si : un volume des fantaisies lunaires de Laforgue, qu’elle mettait au-dessus de tout, malignement dérobé pour garder une trace d’elle), une guimbarde à l’habitacle perforé par la rouille, au coffre lesté de tracts, ou de cette pesante littérature que nous préférions à toute autre (Marx, Engels, Lénine, Staline, Mao !), j’ai regretté la folie qui nous soulevait de terre. Non que je m’y sois adonné bien longtemps, mais ce peu a suffi à me faire un passé : le sang brûlait en nous, le moindre évènement nous était une épopée...
Texte repris de Du neutrino véloce ou Discours de la virgule (Passages d'encre, 2015)
Haut de page |