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Une variation sur Phèdre : dans le Grésivaudan,
pays de litiges et de papeteries, et sous l'Occupation. |
Extraits |
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Le voyage de Crête |
Maria-Lach |
Le tombeau |
Minuit. dans la pénombre d’un porche, une fille des rues dévisage les passants. ses yeux charbonnent dans la pénombre. parfois y fulgure une lueur. toi qui verses goutte à goutte le désir dans les yeux. pleure-t-elle ? l’enseigne du Θ Ε Σ la bleuit à intervalles. puis le bar s’éteint, tout s’efface. la braise seule de sa cigarette. tout à coup, un halo doré découpe le porche, comme si un dieu allait entrer en scène. un jeune homme. cheveux bouclés, jean moulant, mauvais genre. l’héroïne titube. elle secoue la tête. elle est dans ses bras. on ne voit plus que son visage fiévreux posé sur l’épaule du garçon et la cigarette à ses pieds qui rougeoie. ses lèvres bougent, une plaie sanglante. elle parle sans voix. non à celui qu’elle aime, mais aux passants, à la rue, à la ville entière, comme ces comédiennes sur le bord de l’estrade apostrophant les ombres entassées au parterre. le lampe s’est éteinte. elle souffre, serrée contre lui, frémissant sous sa main. un rire figé dans le masque, pénible, contrefait, qui suffirait à vous dégoûter de l’amour. il faut en être bien frustré pour que semble un éden cette pauvre apparition. le feu ni les étoiles n’ont trait si brûlant.
À mi-pente, sous un virage, l’épave d’une grosse berline noire retournée au milieu des rochers. plus haut, perdu dans la montagne, le sommet d’une tour. on ne l’atteint qu’à pied. un escalier abrupt. trois cents marches. le monastère est comme taillé dans la roche. à l’entrée, dans une niche, une petite vierge au visage très blanc drapée dans une tunique bleue. la porte est fermée. NO VISIT BE SILENT NICHT… le monastère, dit le livre, a succédé à un ermitage édifié plus haut encore, sur une terrasse presque inaccessible, où subsistaient les ruines d’une cellule antique. un roi minoen s’y serait exilé après avoir renoncé au trône. le nom du site dérive d’un mot oublié signifiant arbre ou forêt. je scrute la montagne : des pierres, des buissons secs, pas trace de vie. le roi ermite, je l’imagine sans peine. à genoux dans une forêt de charbon de bois. vieux, amer. en proie aux souvenirs. un homme comblé par le destin, quelle raison peut le pousser à se dépouiller, à embrasser la solitude ? le souci de son salut ? mais non. une passion malheureuse : deuil et trahison. Je veux me souvenir, Cypris, du mal que tu m’as fait...
Il ne viendra
plus demain soir à la brune… deux jours sur la braise à espérer qui je ne voudrais pas voir a-t-il renoncé les pires ont parfois un sursaut d'orgueil ou c’est l’une de ces ruses de police qu’on leur apprend à Uriage m’affoler pour me réduire à sa merci attendant le dernier moment que ce train à bestiaux qu’on a vu accoster dans l’après-midi sous Fort Barraux charge les prisonniers pour venir me mettre au milieu de la nuit le marché en main hijo de puta |
toutes
les ténèbres sont bonnes. il suffit d’un flambeau brandi
en plein jour dans un théâtre de verdure pour y jeter la
nuit. faites-en, disait la voyageuse, une passion d’aujourd’hui. mais aux fortes passions, tout fait décor. |
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mes enfants me voici sous votre sauvegarde o si vous voyiez votre mère le pied vacillant l’esprit hors de moi condamnée à errer comme une somnambule l’usine le jardin le tombeau de Fräulein V. mes fils mes tout petits mon lait ma servitude je vous vois nager dans votre sommeil et des pensées impies me traversent |
…ombre de femme au teint hâve, au visage étique, au regard battu… (la « Bovary de Chambéry », Le Monde) |
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(elle
écoute) Personne un oiseau de nuit j’étouffe ces portraits enfumés ces linceuls ces ombres remplies de présences muettes et lui fantôme déjà parmi tous ces fantômes comme s’il n’avait jamais été mais si son livre |
[… le monde est vide / plus de vertu me retirer dans mes murs / les persiennes fermées un nuage sombre / la nuit le silence & les choses sans vie…] |
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(l’ouvrant au hasard) Adieu ! adieu ! Souviens-toi de moi ! je le savais tout est perdu exilé dieu sait où dont on ne revient pas folie pourquoi pas on lit bien son sort dans la Bible (elle jette le livre) |
…tant parfois l’esprit s’obscurcit qu’à peine on sait qui l’on est... |
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et ce mécréant d’Attilio qui m’épie indigné de me voir souffrir pour un autre que crains-tu il n’est plus là et je sais vivre tu peux dormir tranquille dans tes vernis quand bien même tu n’en serais pas digne trop bouillant inconstant épris d’une autre |
rien n’est fécond comme l’absence. on peut vivre cent vies au milieu des simulacres. |
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mais non je t’ai vu enrager en septembre quand les Fritz ont remplacé les Italiens et je t’ai retrouvé cet air de comploteur aussitôt disparu happé par la guerre |
en tout quelque chose doit rester tu. il faut pourtant que l’action progresse. |
VÉNUS
Eh bien ! où en sommes-nous ont-ils toujoursun visage humain ou sous leurs traits le masque apparaît-il leur nom suffit-il à susciter l’effroi non je le vois bien on peut en tirer mieux les perfectionner leur désir flotte leur âme est trop timide le dessin tremble des ombres de carton |
ces dieux qui tombaient des cintres : …belle invention de ces machines & de ces vols hardis… mais l’Orestie de Castellucci ne vaut-elle pas de Corneille La Toison d’or ? la déesse en soi, infortuné qui |
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FRÄULEIN V.
N’en as-tu pas assez ces sentiments détraquéstourments lascivité que veux-tu de plus |
ne l’a pas connue. une forme gracieuse, une voix, & 1000 envoûtements. désormais plus de délivrance. | |
VÉNUS
Le sens est encore vert regarde-lesce garçon est trop pâle indigne de moi quant à elle cette mauvaise graine elle est perdue au milieu de ses sœurs un jeune if dans un champ de moutardes je veux en faire un arbre au fruit foudroyant |
le gel luit sur les feuilles. dernières roses, noires & chiffonnées. seul, dans le petit matin glacé, à regretter. |
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FRÄULEIN V.
Jamais de repos jamais de pitié |
je ferai mon récit en forme de foudre… |
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VÉNUS
Peut-on les abandonner ils se cherchentleurs vœux s’agacent un peu encore ils ne sauront plus se garder leur vertu est dissipation les arracher l’un à l’autre serait inhumain cruel comme un coït interrompu |
souviens-toi. ce monstre tapi dans les viscères. notre joie & notre infortune. |
MARIA-LACH
Tu le veux c’était un peu avant Noëlmon père avait fait son Quartier Général d’un vieux bâtiment adossé aux arènes d’étranges bruits souvent s’en échappaient dans la nuit des plaintes des cris étouffés |
bannir tout éclat. écrire en noir & gris, comme on a peint Guernica. |
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j’écoutais je ne trouvais pas le sommeil je quittais quelquefois ma chambre en secret pour rôder sous les murs un jour avant l’aube un homme a surgi devant moi véhément brutal le dieu furieux de l’apocalypse |
l’interdit : la vierge la plus chaste est prodigue encore / quand elle se prodigue à la lune… |
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je crie il me saisit au cou je sens sur ma tempe un révolver il me pousse devant lui comme un bouclier la suite les soldats qui gardaient les arènes s’écartent on lui ouvre la porte un couloir obscur la lumière affolée d’une lampe tempête des chauves-souris autour de nous palpitent plus loin les torils l’aigre odeur de sueur de fumier dans le faisceau de la torche |
ces feuilles posées sur une pierre qu’on frotte au charbon, & notre désir apparaît. poussons la porte du cabinet noir… |
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des stalles des grilles des étaux des crochets et suspendu au plafond par les poignets un homme nu le corps flagellé le Christ supplicié des processions pascales je dois le décrocher le secourir moi-même il vacille entre mes bras comme un homme ivre le sang coule entre ses dents il crie un nom (...) |
penché sous le portrait de PPP : le front bandé, les yeux fixes, avant la mise en croix – bientôt pendu par les pieds, nu, les bras & le sexe pendants. |
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MARIA-LACH
Je me suis châtiée l’ombre et le silencetoute joie m’a fuie vivre me répugnait on m’a inventé des maladies étranges je ne disais rien mourir de métastases m’a semblé une fin estimable enfin |
ces louanges, ces plaintes… sans fin retraduire les récits gravés sur les murs de la tour de Babel. |
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je me suis vue perdue et presque sauvée avouer aurait été me condamner maudite reléguée au fond du jardin avec l’autre étrangère il y a un mois quand Attilio a disparu qu’on l’a dit |
ces afflictions que le temps change en un riche trésor… |
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entre les mains de la Gestapo la honte m’a rendu un peu de vigueur j’ai tenté de me reprendre d’être digne de lui qui souffrait plus justement que moi parfois la raison humaine peut in extremis un miracle mais quand j’ai su sa mort |
ses yeux charbonnent dans la pénombre. une lueur parfois y fulgure. toi qui verse goutte à goutte le désir dans les yeux. |
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mon sang s’est embrasé folie téméraire je te cherchais tu fuyais j’aurais encore préféré ta haine souris-moi dis-moi d’espérer |
frailty, thy name is woman… |
Tout est prêt. toiles, praticables, projecteurs dans les arbres. attention au branchement, retour de courant possible. quel fond de scène ! la forest triste... rien de plus émouvant, recréer le monde avec presque rien. sans poudre noire, sans machine à sable et sans poulies. la montagne seulement. les nuages coulant des falaises, et le ciel. qu’il nous soit favorable. la pleine lune. ou éclairs et tonnerre comme autrefois. la voilà. bon sang, quelle beauté ! si j’étais plus jeune et moins désespéré... même en sachant quel malheur les escorte, on en reste saisi. toute femme, dit le vieil Euripide, est frelatée. mais elle, si avide, si passionnée ? à jouer à soi seule les deux adversaires, Aphrodite et sa victime. vérité d’évidence. on est chacun son plus sûr ennemi. il est là, lui aussi, à la courtiser, en attendant de servir d’appât. trop habile pour le rôle, mais qu’importe. et ce barbon que je ne voudrais pas voir… à eux donc. répétition générale in situ. qu’ils essaient de vous faire exister. qu’ils soient légers, indignes, maladroits, pathétiques. que la déesse vole dans les airs et que vous reviviez. vos gestes dans leurs membres, vos paroles dans leurs bouches, vos passions dans leurs yeux. souffrant à nouveau dans ces mots transmis de siècle en siècle sur des papiers froissés. comœdia ad perpetuum vocum. si l’orage couvre leurs voix, si l’on ne comprend pas tout, tant mieux. un trait de lumière dans beaucoup de ténèbres. les chiens s’impatientent, il est temps.
Combien partout la vertu est belle… est-ce bien le moment de nous faire la morale ? croyait-il nous enseigner, avec ces prêches de jésuites ? elle aurait dû changer tout ça, ma jeune amie. ne le lui ai-je pas dit, l’an dernier ? et habiller l’intrigue d’une autre façon. je ne m’y retrouve pas. a-t-on besoin de cette nourrice et de tout ce solfège ? ce ne sont que des mots après tout. et d’une langue perdue. Éros, Éros, tu verses goutte à goutte Le désir dans les yeux, les délices dans l’âme… o, fous que nous sommes ! croire trouver le bonheur parce qu’on a trouvé l’amour ! il suffit pourtant d’ouvrir les livres. tout y est inscrit en caractères de plomb, estampé sur le papier bis pour l’éternité. qui se refuse à leur sagesse, il peut l’entendre en lui-même. que la vertu est belle, la pire des consciences le sait obscurément. souvent, dans le sommeil, ne voit-on pas sa perte ? en vain. des périls qu’on rencontre endormi, comment pourrait-on triompher ? matière confuse, incohérente, qui s’effiloche dès qu’on l’amène au jour. la leçon s’efface. ne reste qu’une image poignante. un regret qu’on ne sait formuler… trop tard, trop tard donc. que l’évènement suive son cours. ce qui travaille dans les ténèbres, rien ne pourra l’arrêter. n’est-ce pas ce que je veux voir ?
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