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Le vin des 20 ans (Obsidiane)

La vigne vierge

J’ai longtemps méprisé les amateurs de vin. Aujourd’hui, atteignant cet âge du milieu où les passions décroissent, je bois avec remords mais sans déplaisir. Et parfois les rejoins en parole :

Moi aussi je chanterai Laure         (...)         je chanterai       sur ses lèvres nues la goutte       de vin qui perle         Bacchus       et Proserpine ensemble...

ou bien :

Après le vin du volcan et l'amour
Se perdre lentement sous les volets fendus
Où tremble le bleu profond de l'après-midi...

Au fond du jardin pousse un unique pied de vigne. Il n'a porté cet été que deux grappes malingres, mais il a foisonné en rameaux et en feuilles. N'est-ce pas là ce qui nous convient – une vigne de poète ?

Qui veut les croire, devient souvent le compagnon d’infatigables buveurs. Pour les enivrés, nos convives, nos vins sont Enel-Hak… Le fruit de l'arbre de la science était un chasselas. Les grappes aoûtées donnent son carburant à la machine légère qui les emporte. Les yeux perdus, un verre sur les lèvres, ils gravissent une haute échelle. L’ivresse leur ouvre le chemin de la sagesse : ils en font la leçon aux naïfs et aux innocents...

Mais les vrais buveurs ont les mains calleuses, les deux coudes sur la table et la langue chargée. Les vignes qui couvrent les pierres des collines, les grappes qui gonflent sous les feuilles sulfatées, signifient fatigue et labeur. Est-ce pourquoi à l’esprit des premières gorgées, ils préfèrent le fond du verre ? Que buvant, ils goûtent la matière et se tachent les habits ?

*

Je revois les fins d’été, sur la colline de Serre, au pied de la Chartreuse. Au-delà des villages, sur un replat, des vignes en treille où l’on ne pénètre pas. Ils sont trop verts dit-il et bons pour des goujats... Un pressoir de bois resta longtemps sous un auvent, maculé par un vin dont je n'ai pas souvenir qu’il fût servi aux convives. Ce n’était qu’un verjus fait avec la neige et l’altitude, un vin de chemineau (on en voyait encore dans les livres de lecture), d'ouvrier agricole (le Fernand !), un pinard de onze heures...

Retours de chasse dans le brouillard, les musettes gonflées de ce que les enfants exhiberaient sur le seuil avec cruauté. Dans la pénombre les amas de poils luisants, de plumes tachetées, les fruits mûrs et les verres remplis de pourpre, toute cette mort dont se gorge la vie, à s’en faire péter la sous-ventrière...

Au bout des tables à rallonge, les longs après-midi de communion ou d’anniversaire, ingurgitant les gelées en croûte et les pâtés nombreux, les viandes faisandées, les poissons d’eau, les fromages, les choux crémeux en pyramides, une Rome des collines froides, et là-dessus les vins, les mystérieux blancs de blancs, les passe-tous-grains, les lourdes tisanes des Papes...

(Au-delà du Rhône, sous la masse ruinée de Châteauneuf, une colline hersée : les files de ceps. Assis sur une digue entre le fleuve et le canal nous déjeunons de peu, été après été, dans le vent qui emporte tout, qui fait la nuit, dans le cimetière de la chartreuse ou la cour du palais, une bouillie des mots ajustés par les poètes...)

Les lèvres grasses sur la serviette, écoutant se perdre les conversations, suivant vaguement des yeux les mouches qui viennent se prendre aux rubans collants suspendus au plafond, impatient de repousser la chaise, de fuir, tandis qu’ils lampent les derniers trous normands, les gnoles, les pousse-café, les revenez-y...

L'esprit délié par le demi-verre permis aux enfants, touchant un instant un pays interdit : au mur un tableau verni dans son cadre chantourné, reproduction gagnée à la vogue, où deux femmes surprises dans l'abandon de la digestion, les yeux mi-clos, rêvent étendues dans le blanc académique et l'ivoire (les lys et les roses fleuries). Le vin coule dans leurs veines, on le voit sous la peau translucide, il tache les joues, les seins, le creux des cuisses...

*

Autrefois, après avoir longuement bu, longuement aimé et longuement joui, les hommes se retiraient pour se sauver. Une chambre nue, un lit et une table, une fenêtre donnant, par-delà le cimetière aux murs couverts de vigne vierge, sur un paysage solitaire – une montagne sous la neige, la côte d’une île, une forêt sauvage. Nourris de soupe et de pain, alternant la contemplation, la lecture de peu de livres et le travail de la nature, ils attendaient que vienne la fin. Cette pénitence m’a souvent semblé un enviable paradis.

Est-ce que je fais le chemin à l’envers ?

J’ai longtemps méprisé les amateurs de vin
Aujourd’hui atteignant cet âge du milieu
Où les passions décroissent...

                                      Gérard Cartier, 25 oct. 1997 - in Eloge des poètes par le vin (Obsidiane, 1998)


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