Leçon des
ténèbres
Il a
épuisé ma chair et ma peau
Dans des ténèbres
il m’a fait habiter...
(3ème lamentation)
.I.
Leçons
de
Charpentier données face au
désert
ce n’est pas le
théâtre du
sublime mais
l’âpre philosophie
naturelle
l’été
meurt
dans la solitude et les
mouches
un feu erre sur la paroi du
mont Bonum est...
divertissement
ce qui était
douleur
plainte
contrefaite
qui
pourtant ne
naît pas de la
gorge
mais
de
l’âme
Belethus le veut
et qu’elle
soit
la voix d’une mère
poignante elevata
et velut horribili
et dans la partie du
dessus
douce et flexible
Les cimes s’éteignent une à
une
le
théorbe
a la partie des
ténèbres
quomodo obscuratum
une fumée oscille sur la
pierre
est aurum
là-haut
au fond du
désert
ils tombent à
genoux
lamentations
depuis neuf siècles
ininterrompues
dès l’aube
récitées
mais mieux
s’accordent à la
nuit
mieux
s’émeut
un ciel
sombre
de
la voix
humaine
une pointe
effilée
frêle dans les
agréments
pour ne pas
outrager
la clarté fuyante...
.II.
Ils veillent toujours dans les bois
étouffants
Sourds à la rumeur du monde machiné
Ils cachent leur visage Jamais leur voix ne sonne
Sinon pour célébrer l’œuvre de la mort
Et la chair épuisée ils feignent d’être à
elle
Louant et méditant une tuile sur le dos
L’âge me ramenait vers eux Et ce soir
Sous un maigre carreau donnant sur la montagne
Je les retrouve Attachés
À cet étage exigu où l’âme en gésine
Sèche comme un poisson Les lèvres brûlantes
De plaintes qui ne trouvent pas leur cible
Un dieu cent fois répété au nom
Difficultueux Mais ils n’ont pas renoncé
Et saluent en plain-chant le siècle nouveau Comme eux
Les coudes sur l’appui du carreau Devant ce ciel
Qui ne se laisse pas aimer et n’offre prise
À la pensée Matin soir et minuit
Faire crisser le plume
et ne plier jamais
Seul entre deux solitudes Glorifiant
Le monde et compatissant...
.III.
Quel désir les préserve que nous
avons perdu
La nuit défaite ils disent bienheureux
le jour
Le dos courbé sur leur pupitre La nuque
Sous un carreau de glace Le vent se glisse
Dans la chambre empuantie Un pot d’urine
Et des sels de soufre Le froid fend les mains
Pénètre sous les ongles Les reins font mal
Les pieds un bloc de marbre Ils tirent pourtant
De l’encre gelée un pays éclatant Et rêvent
Sous les pierres moisies un amour inconnu
Dont ils tracent dans l’or la figure au milieu
Du feu du monde Minium et blanc d’œuf
Les lettres entrelacées soulignées de cendre
Que cet or est obscur...
Une page par jour
Se hâtant vers l’ultime syllabe Sans un regard
Vers le ciel glacé qui perce la lucarne
Et retient le corps de se corrompre Les toits nus
Les forêts sous le givre comme perdrix tachées
Poursuivant une clarté fugitive Espérer
Et lutter contre la mort avec des mots qui laissent
Tout l’être douloureux...
.IV.
La sagesse disent-ils
:
les sens
ne
gouvernent plus
la raison est
bridée
et loin des
peuples
fuyant du
siècle
l’éclat
chimérique
ferveur matérielle en vain
dilapidée
ils s’offrent au
silence
les
genoux
entravés
les viscères de la
passion
garrottés
courant sur place jusqu’à
l’épuisement
dix pieds carré de
terre
créatures
d’un monde épuré
Que l’esprit soit un pieu dans la
terre
qu’il soit sec et
décent
et ne cède
pas
au
mouvement
et face à la pente
déserte
le silence pour
estrade
l’ombre
et les aigres
forêts
qu’il désire sans
s’épancher
alors
tandis que le ciel se
retourne
que
l’air
se dissout dans
l’air
peut
s’accomplir
la parole
obscure
chacun
sa propre semence...
.V.
Maintenant que s’obscurcit
l’œil
que la
pâte des
choses
se
défait
notre vœu
n’est-il
que nous perdre à leur
suite
serré dans une robe
usée
et se bâtir de
rien
un
paradis
le
ciel dans une
meurtrière
et les toits de
Chambéry
chassant de la main les
mouches
les
songes
insistants
rien
la forme des
saisons
le
monde qui respire
et
déguiser du
demeurant
le sens inflexible
Les
imiter
les paumes les
talons
et le flanc
offert
le regard perdu au
loin
bois
et
rochers
ébloui par un ciel découpé dans la
chaux
et
fuir dans un bruissement
d’ailes
abandonnant sur les
lattes
au pied du
bat-flanc
la page
inachevée
Ruines
les berceaux et les tombes...
notre tentation est
là-bas
dans les tertres
hérissés
retrouver
au désert le
chemin
des
simples...
.VIII.
Là
dans
les sapins
imbriqués
l’erreur avait
bâti
Chartreuse de
Curière
dix cellules et des
tombes
dans un mur troué la forêt
captive
et les nuages qui s’échappent de la pierre
Un crayon et un
banc
lire et
méditer
la
nuit un
cageot
une pensée
butée
tout ramène à sa
fin
dans
leur casier
les
roses
desséchées
et l’œil peint de la mésange
Qui s’égare
ici
le silence le
suffoque
les qualités
excessives
nous sont
ennemies
la
montagne était laissée à
Dieu
et jusqu’à l’heure du
passage
nul n’y avait
droit
Cinq
cloches
chasser les
femmes
moutons et
chèvres
et qui porte le
fer
seuls
une
si grande
paix
interdite
au milieu des
brouillards
La forêt
vide
les prés semés par le
vent
nul
hormis
ces bêtes
pensives
qui
s’offraient
longuement
enchaînés dans leurs
stalles
brûlées
vives
un terrible désir...
.XI.
Que tentent-ils d’atteindre les yeux chassieux
le cuir des membres
desséché des jours des siècles cherchant un sens
absent des démonstrations par x et y comme les
mécaniciens célestes
Et des effusions un chant de femme en travail au milieu de la nuit
appuyant leur louange sur la douleur qui naît du corps
espérant sans y croire peut-être lassant les lèvres
et les genoux
Mais les mots frappent le vide si peu de réalité le monde
une épure des murs de nitre dans un paysage immobile et le froid
qui seul les rattache encore aux peuples du bas
Ne gouvernant qu’un livre et un volet grinçant au lieu du vaste
dessein qui faisait leur songe doux et impuissants des fauves
édentés qui désirent toujours et ne savent plus
saisir leur proie
Le désert ne porte pas de semence en vain concerts de gorges
macérations inutile rien n’a bougé de sa place le vide en
haut et en bas le désordre qui foisonne sur son aire O Juda qui...
.XII.
Maintenant la page est muette le Grand Som se
dissout dans la nuit comme une pastille d’aquarelle maintenant la
langue se rétracte et le cœur durcit ici commencent les
ténèbres
Ne blâmez pas qui pourtant s’obstine répétant ceux
qui là-haut se sont dépouillés de leur nom ne
blâmez pas qui veille au milieu de la nuit claquemuré dans
son cabinet
Une carte sur les genoux sur ses pages barbouillées un pot de
thé fumant ne raillez pas qui forme en aveugle ses lettres et
malgré l’encre épaisse et la solitude chante
jusqu’à l’erratum final
Vaine et vain il n’y a pas de secret sinon cette mauvaise jalousie qui
étreint le cœur jour et nuit et nous maintient en vie nous
conduisant où nous ne voulons pas aller
Folie sans doute orgueil effréné qui finira dans la jarre
commune mais sans lui que serions nous que seraient vie pensée
qui n’auraient pour ressort un devoir insistant ?
in L'animal
n°18 (automne 2005)
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