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Formes Poétiques Contemporaines n°3 (juin 2005)

Le tarot du fou

C’est une tablette de cire, un rouleau de soie compté par les mouches, un vergé quadrillé à la règle. La main a longtemps hésité, un mince bâtonnet suspendu sur la table, dans le silence à peine troublé par le cri d’un colporteur ou par l’orage qui secoue la montagne. Puis la pointe s’est posée : et tandis qu’elle glisse précipitamment, que le pinceau se courbe, que le bec de la plume fend la matière, une voix marmonne dans l’ombre des volets. Ce n’est pas le jargon des affaires, ni la mémoire des morts et des engendrements, mais une langue qui roule des galets, un chant recto tono qui ne professe qu’un nombre. Prêtez l’oreille, écoutez : ils luttent avec les mathématiciens.

D’autres mesurent le méridien ou computent les étoiles. Eux, c’est une folie bénigne, mais jamais leur démon ne les laisse en repos. Et enfermés dans leurs cabinets sous un rai de lumière, ils n’ont de cesse d’avoir dressé le cadastre de leurs possessions. Et jusqu’aux choses les plus mobiles, leurs inclinations et leurs terribles dieux, qu’ils veulent tenir dans leur compas. Leur mesure est si courte pourtant, une simple règle qu’ils manient sans repos. Là-bas, sur les falaises blanches, c’est un stick marqué de onze encoches, dont ils frappent le sol : A mighty mass of brick, and smoke, and shipping... À l’est, sur la Vistule, treize disposées au hasard. Et ici, au pays de la raison et de l’harmonie, douze bien réglées, avec quoi mesurer les passions, les lois et les saisons.

Puis tout change. Les petites lorgnettes qui parcouraient le ciel font savoir ce que valait la vérité. Et eux, qui aigrissaient dans leurs cubiculum, buvant l’absinthe ancestrale, mâchurant leurs pages, eux aussi se prennent à douter. Ils poussent leur porte – des villes se sont bâties, des machines fulgurent dans les rues. Ils en sont saisis, ils s’enthousiasment et se ruent dans le monde. La Sibérie se jette à la fenêtre de leur wagon, le Titanic sombre sous leurs pieds, ils meurent à Madrid et à Stalingrad. Ils n’avaient pour maître qu’un principe sévère, ils s’éprennent de la liberté. Photographier le siècle, lacérer les affiches, noter sur de petits carnets les faits-divers des journaux : l’étoffe humaine, qu’une autre règle la mesure !

Laquelle, ils s’invectivent et en font des tempêtes. Ce sont des dogmes, des querelles théologiques, des arguments à charge et à décharge. Ils réécrivent le droit canon, d’innombrables volumes, le canard aux lèvres de vermouth et le mystère de l’unicité de la forme et de la substance. Ils remettent en vigueur l’inquisition, adressent à tous des vespéries, condamnent et brûlent. La vérité est un jeu de nombres, une algèbre ; elle est dans la main qui va sous la dictée des songes ; elle est dans la gorge, elle est dans l’œil. À l’une le bégaiement, à l’autre le mouvement pneumatique. L’un a son boulier sur ses phalanges, l’autre fait son mètre de son souffle, le troisième loue le hasard et défie les fractals.

Avec qui s’accointer, à qui donner sa langue ? Ni à ceux-ci, qui l’ont si longue qu’ils vont toute leur vie la bouche gonflée, louant le haut et le bas – un dieu fantasque à triple voix de femme ou les forçats du quotidien. Ni à ceux-là, c’en est pitié, qui n’ont qu’un mince bout de cuir desséché qu’ils mâchonnent longuement entre leurs dents avant de le cracher au visage de leur siècle, car ils savent qu’ils n’échapperont pas à la mort. Ni aux sentencieux, ni aux mélancoliques, ni à aucun.

Turin a basculé dans l’hiver. De rares tramways oscillent dans la nuit, des phares balaient par instants les façades : des cours tracés à l’équerre et des portiques vides. Une porte y rougeoie sous l’enseigne du fou du tarot : voilà bien pour moi. Dans un coin de la salle, devant de petites bougies, trois femmes font ensemble toute la beauté. Je les écoute s’enchanter de rien, une langue légère qui court sans fatigue. Puis, ayant touché le fond de mon noir Barbera et repoussé les miettes, j’écris sans détourner les yeux. Ce sera pour garnir mon Banquet : Attaché à mon état       devant celle      qui chante sans voix       sirène en cheveux        pas le droit        les yeux les yeux      à me déchirer... Trahissant qui j’étais, possédant un instant ce qui n’est pas.

Oui, je veux boire ce vin noir et tituber, et être à tous. Puis me refuser, ne m’enivrer que de la nuit, endurer la solitude. User de tout et dans rien ne m’enfermer. Que l’œil soit un jour le maître, que le lendemain il soit aveugle. Que chaque instant trouve sa forme. Si c’est un chaos, qu’il soit ordonné. Si c’est une forme, qu’elle varie selon l’humeur. Et souvent me livrer aux délices du doute. Que nul ne puisse dire : il est ce nombre – car j’aurai dans mon égarement cette extravagance : me mêler à la vie et être tous les chiffres.
 

                                      Gérard Cartier - in Formes Poétiques Contemporaines n°3 (juin 2005)


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