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à Terezin

La boîte de fer blanc

(Europe n° 851 - mars 2000)
Europe n°851: La boite de fer blanc


Nous allons vers l’Est. Nous passons sans papiers la frontière. Au-delà, des villes italiennes sous un ciel moutonnant, de vastes étangs où dormir, des forêts abandonnées que les trains traversent avec lenteur au milieu des bêtes. C’est l’été 75. Rien ne nous est refusé. Dans un hôtel de Bohème une noce sans mariée nous y tient éveillés toute une nuit, serrés dans un lit étroit. La vieille Fiat 128, bleue comme Lady Roxelane Pervenche, erre sur les routes désertes du socialisme réel. Au fronton fuligineux des églises, de grandes banderoles rouges, semées d’accents et de cédilles, exaltent ce qui fut et ce qui sera. Ce qui sera, nous ne savons le deviner. Ce qui fut n'est plus qu'une fumée.

En chemin vers Prague, à travers bois et campagnes, une route à gauche menant vers une colline. Rien ne m'est resté que cette image, travaillée par la mémoire, fausse peut-être, d'un tertre sombre au milieu de la plaine. Nous n'irons pas. Nous détournons les yeux. Est-ce Terezin ? Trop de douleur, trop de cendres. Rien que cette montagne basse qui reste dans l’œil, comme un moucheron que l’on ne parvient pas à ôter du coin d'un mouchoir et qui pourrit, aigrissant la vue. Terezin !

Au retour, je tiens l’argument que je cherchais à l’aveugle depuis des semaines, écrivant en aveugle sur des accordéons de feuilles d’ordinateur. Le kommando de Flöha arrive à Theresienstadt. C’est un paysage solitaire où le soir descend et fait luire les feuillages. Dans l'ombre, des grappes d’églantiers réinventent les couleurs. Du convoi d’êtres primitifs poussés comme des bêtes par les SS ne restent que quelques fantômes, charriés dans des remorques agricoles. Il est seul et nu, les lunettes brisées en route, la boîte de fer où il gardait ses poèmes perdue dans le voyage. Bientôt, il ne restera rien.

On publia à Prague, cet été-là, d'ultimes vers adressés à Youki :

J’ai rêvé tellement fort de toi,
J’ai tellement marché, tellement parlé,
Tellement aimé ton ombre,
Qu’il ne me reste rien de toi,
Il me reste d’être l’ombre parmi les ombres
D’être cent fois plus ombre que l’ombre
D’être l’ombre qui viendra et reviendra dans ta vie ensoleillée.

Peu après la libération du camp, dans les premiers jours de juin 1945, un étudiant tchèque familier de la littérature surréaliste avait lu le nom du poète sur la liste des malades du Revier. Il avait reconnu, parmi les mourants alignés dans le bloc, le visage du voyant de l’époque des sommeils, dont il avait vu autrefois la photo dans Nadja... « Connaissez-vous Robert Desnos, le poète français… Oui ! Oui ! Robert Desnos, c’est moi... » Comme ceux à qui il est accordé de repasser le seuil interdit, Robert retrouvait un instant la lumière et les mots. Il parle. La liberté, les amis de jeunesse, l’amour, la Résistance. Puis il ferme les yeux. « Parlez-moi... Racontez-moi des histoires... » Il remue les lèvres en silence. Le quatrième jour on l’emporte.

Le dernier poème, qui semblait dicté au-delà de la tombe, connut une fortune exceptionnelle. « Une destinée singulière et tragique a donné un sens concret au contenu du seul poème trouvé sur lui ». Robert Desnos quittait le monde par la porte des légendes.

On voulut le retenir dans les filets de la réalité. On publia le récit de ses derniers jours : « J’ai soigné Robert Desnos dans les barraques du sud de Terezin à partir du 4 juin, où je l’ai trouvé, jusqu’à sa mort le 8 juin 45. À cette époque je n’ai vu sur lui aucun poème, et aucune pièce écrite, et d'ailleurs il n’était plus capable d’écrire ». On crut démontrer que le dernier poème n’était qu’un malentendu. La traduction française du poème publié à Prague à l'été 45, poème déjà paru en tchèque en 1931, qui n’était lui-même qu’une traduction libre d’un poème de 1926 inclus dans À la Mystérieuse :

J’ai tant rêvé de toi, tant marché, parlé, couché avec ton fantôme qu’il ne me reste plus peut-être, et pourtant, qu’à être fantôme parmi les fantômes et plus ombre cent fois que l’ombre qui se promène et se promènera allègrement sur le cadran solaire de ta vie.

On crut que les preuves suffiraient à tuer la légende. En vain : on donne toujours, ici et là, le dernier poème de Robert Desnos. Comment boucher l’oreille avide de merveilleux, comment refuser le chant poignant qui monte d’au-delà de la borne penchée ?  Robert Desnos reste cette « ombre parmi les ombres, cent fois plus ombre que l’ombre... »

C’est dans cette lumière équivoque que je commençai à écrire, sur de mauvaises feuilles rayées, le poème qui deviendrait La Nature à Terezin. Un paysage à moitié rêvé et à moitié documenté, une figure fuyante poursuivie des années, les traces de l'Histoire et celles de la légende. Le poème fut longtemps pris et repris. Je cherchais le chemin vers le bas. Des livres répandus au sol, l’œuvre de Poussin sur les genoux, je mettais en application la leçon de Reynolds dans son Discours sur la peinture : « Ces sortes d’histoires ne perdaient rien à conserver quelque chose de l’ancienne manière de peindre ». Orphée, saint Charles Borromée, les partisans vieillis dans leurs grosses Tatras noires, Hippolyte sanglant, l’étoile rouge, les lits de fer...

Mais quelle légende opposer à la réalité ? Comment atteindre celui qui, chassé de camp en camp, avait enfin atteint la nudité absolue ? S'agissait-il de tout brûler, de rendre au silence les mots impuissants, de faire soi-même le sacrifice du poème ? Au bout de La Nature à Terezin, je traçai le plan d’un livre plus naïf et plus humble, que je croyais ne jamais devoir écrire :

1.   Paris, la nuit d'hiver (42-44).
2.   Wir trinken dich nachts...
3.   Le voyage
4.   Le bûcher. une boîte de fer noircie.

La Nature devait buter sur l''insatisfaction et le silence. Rien n’avait été sauvé.

Durant les deux années de déportation, Robert Desnos avait pourtant trouvé la force d'écrire. L'un de ses compagnons d'infortune parle d’un long poème surréaliste écrit à Flöha, Le Cuirassier Nègre. « Il nous en lisait des passages aussi obscurs que sonores. Le texte était écrit sur des feuilles de papier à cigarette enfermées dans une petite boîte en fer que conservait le précieux Rödel, qui rimait lui-aussi ». Au cours de leur longue marche forcée à travers les Montagnes Noires, poussés par les SS qui fuyaient Flöha devant la progression des armées russes, Rödel trop faible pour suivre sera fusillé. Quand il arrive à Terezin, malade, épuisé et affamé, Robert Desnos a perdu la boîte de fer blanc qui le rattachait à ce qu’il avait été. Une fin muette donne-t-elle une leçon plus parfaite ?

Bien plus tard, je me suis mis en tête de tout reprendre et, changeant de stratégie, d'écrire « cette nuit primitive » dont le plan avait été dessiné à la fin de La Nature à Terezin. Il fallait abandonner toute dévotion, repousser toute mélancolie, dépouiller les vers de tout ornement. Embrasser la matière nue, la chaux, le bois créosoté des lits superposés, le froid, la faim. Faire du livre une cellule.

Lors de la publication d'Alecto ! près de quinze ans avaient passé depuis que nous avions obliqué vers Prague, laissant sur la gauche, au milieu des champs, la colline charbonneuse. Dans une époque déjà immémoriale, deux prisonniers SS avaient porté sur le bûcher le corps de Desnos. On avait mis entre ses bras croisés sur sa poitrine une branche d’églantier en fleurs. Le feu, puis le vent, avait emporté l’homme des sommeils.

                                      Gérard Cartier in Europe n° 851 - Dossier Desnos (mars 2000)
Version finale ici (in Cabinet de Société (Henry, 2012)



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