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Les groseilles

L'anthologie

Qu’on me pardonne : parler d’Aragon, c’est parler de soi. Il est si mêlé à notre vie que bien peu de ses œuvres n’éveillent un souvenir ou une émotion – jusqu’à certaines qu’on n’a pas lues, qui flottent pourtant dans les limbes de la mémoire pour une scène, une image, une conversation qui ont traversé les années en contrebande. Comme j’avais imprudemment donné mon accord pour participer à ce numéro anniversaire et que ma main errait au hasard dans les volumes, y cherchant quoi la tenterait, voici qu’elle sort finalement la petite édition de poche du Paysan de Paris, un rien malmenée (elle date de quarante ans), dont lisant au hasard quelques lignes je vérifie que le charme s’est conservé. Or, parcourant à nouveau les allées du grand cercueil de verre du Passage de l’Opéra à la suite d’Aragon, à la suite aussi du jeune homme qui cinquante ans plus tard, mettant ses pas dans les siens, cherchait follement dans de vieux récits les ferments d’une modernité nouvelle, essayant de faire renaître les sentiments d’alors et désespérant de les retrouver, je remarque un trait au crayon en tête d’un paragraphe (« Mes prisons sont les vôtres : voici l’amour, la force, la vitesse... ») et quatre pages plus loin, à la fin du paragraphe, un autre (« Allons, le rôle est ouvert. Passez au guichet que voici »). Je n’écris jamais sur mes livres. Il avait fallu une nécessité bien forte.

1970. Je m’étais laissé séduire au point d’en négliger les cours de mécanique et de topologie de l’École et de rassembler pour la revue des élèves un assez gros cahier de proses et de poèmes qui s’ornait d’une reproduction de La Révolution Surréaliste (Ce qui manque à tous ces messieurs, c’est la dialectique). Dans la lancée, ou peut-être en même temps, de lambeaux disparates arrachés aux hôtes du Café Certa (Galerie du Baromètre, Passage de l’Opéra, Louvre 54-49), j’avais cousu un habit d’Arlequin que le plus audacieux d’entre nous avait jeté sur la scène d’un théâtre. Il n’est est rien resté, sinon le titre, que je voudrais taire, et une mince pochette de photographies délavées par le temps où l’on voit des fantômes mimer des sentiments trop brûlants pour eux. L’entrée des spectateurs se faisait dans l’obscurité complète, chacun guidé par une ombre qui le haranguait à l’oreille : « Aujourd’hui je vous apporte un stupéfiant venu des limites de la conscience… ». S’ensuivait une aventure excessive et mal démêlée où l’amour et la guerre tenaient les rôles principaux.

J’éprouve à nouveau le frémissement intérieur qui accompagna l’évènement. Je vois les lucioles des lampes de poche errer dans le noir sur les gradins du théâtre, j’entends les comédiens invoquer en aveugle la gamme jusqu’ici incomplète des plaisirs éveillés et exhorter les spectateurs à sacrifier à des désirs nouveaux, le bruissement des pas parcourt les travées et, ici et là, se lève le rire gêné d’une jeune fille ensevelie dans la nuit au milieu des rangs – son compagnon peut-être qui loue en acte Aragon. Puis la lumière découpe un triangle de planches nues et les voilà tous, ressuscités tour à tour, affublés d’un visage juvénile sous un chapeau à galon ou un trait de moustache. Tous, sauf Aragon – ou ma mémoire n’en a rien gardé. Ne pouvait-on mieux l’honorer qu’en lui donnant la partie des ténèbres, la plus puissante et la plus suggestive, ou était-ce par malignité, par une intransigeance de néophyte qui lui faisait grief d’avoir abandonné le parti du rêve pour le combat organisé, entreprise ingrate et chimérique que je devais pourtant peu après rejoindre à mon tour ?

Je retrouve au sommet d’un placard la chemise grise où sont enfermés les quelques papiers volants sauvés de cette époque. Tout au fond, dans une pochette en carton portant la mention 1970, quelques enveloppes affligées de la longue adresse qui me cherchait au fond de la banlieue, dont l’une oblitérée par le bureau de la rue Clerc (7e) et surchargée de rouge par une main jalouse, qui est presque tout ce qui me reste de ce temps. À défaut d’oser importuner les géants par notre ambition et nos premiers poèmes – ou, comme il est plus commode, de les vilipender en place publique – nous nous contentions de quelques maigres signes de connivence. C’est que la littérature était pour nous, qui nous destinions moins aux Arts qu’aux Manufactures, un continent glorieux mais lointain, vaguement chimérique, une Ultima Thulé qu’on ne se pensait pas la force d’atteindre, ou qu’on se plaisait mieux à rêver. Au-dessus de la pochette aux lettres, une chemise à l’enseigne de la pièce.

Il y a un peu de complaisance, et beaucoup de honte, à retrouver ces pages après 40 ans. C’est une liasse dactylographiée d’un format aujourd’hui inusité, réunie dans un coin par deux agrafes rouillées et dont les derniers feuillets se sont détachés. La date (1971) et le titre (qui vient peut-être de la préface aux Yeux d’Elsa où Aragon raconte qu’étant enfant quelques vers d’une édition fautive de Rimbaud l’avaient frappé et que, jusqu’à l’âge adulte, au lieu de la leçon véritable, Mais des chansons spirituelles / Voltigent parmi les groseilles, il s’est obstiné à lire : Voltigent partout les groseilles) sont tous deux manuscrits, les parties des comédiens disposés en une large colonne au bord droit déchiqueté, certaines lettres au plomb usé ou qui a mal frappé le papier sont presque illisibles – on a aujourd’hui oublié ces détails qui donnaient à tous nos écrits un air de perpétuel inachèvement. Sur la première page, un texte compact : « Mes prisons sont les vôtres : voici l’amour, la force, la vitesse... » Pour le premier essai qui sortait de ma plume, c’est bien Aragon qui me prêtait sa voix. Je feuillette un moment la liasse, je reconnais certains de ses compagnons, mais de lui, plus rien. Rien que cette voix propitiatoire dans la nuit.

À l’opposé de ces divertissements extravagants, mieux encore que les débauches du Café Certa, nous transportaient les vers de l’autre Aragon, les romances à Elsa et les complaintes de la guerre transfigurés par Léo Ferré – L’affiche rouge nous poignait jusqu’aux larmes. L’amour. Le sang. Amour main de groseille. Ces jeunes gens inconséquents qui allaient pieds nus dans les rues, coiffés à l’arrachée, toujours un peu trop de violence à la bouche, trop de mélancolie au cœur, mais qui chantaient haut l’amour et la douleur, que les poèmes d’Aragon arrachaient à leur état, comment se reconnaître en eux ? Brillante jeunesse, perpétuelle et illusoire... Un jour vient l’âge où l’on se méfie de celui que l’on fut. Lui, pourtant, nous le lisons toujours. Mais on ne se donne plus si aisément. Nous ne confondons plus l’amour et la métaphysique. Le premier mouvement nous est suspect. Les folles espérances ont accouché de monstres. Et Aragon est mort. Les groseilles sont noires.

Gérard Cartier - Faites entrer l'infini n°54 (décembre 2012)
            (Trentième anniversaire de la mort d'Aragon)


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