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juillet 2010. Je rentre d’Avignon
excédé. Le roi est nu. Le vide s’est
emparé des scènes. Les grands textes ont
pratiquement disparu et, quand ils sont encore montés, la
première tentation est de les verser dans un expressionnisme
outrancier qui dissout le sens. Les textes contemporains,
s’ils ne visent pas à la provocation, se satisfont
de l’anecdotique. D’ailleurs,
qu’importent les textes, la mode est à la
« performance » : c’est la dictature du
corps. Dans tous les cas la pensée est indigente. On dit que
la colère est mauvaise conseillère ; que le
premier mouvement est aveugle ; et la prudence veut ménager
les hommes. Reprenons.
Reprenons de plus loin. Au milieu de ces fatrasies, avec les
mêmes directeurs (on murmura alors qu’ils
s’étaient faits tancés pour un
précédent désastre), il y eut en 2008
quelques spectacles exceptionnels. Il y eut les inoubliables Tragédies romaines
de Shakespeare, 3 pièces montées
d’affilée par le flamand Ivo van Hove,
dégraissées des digressions et récits
secondaires, réduites aux muscles et aux nerfs : une
leçon politique et une leçon de
théâtre d’une force extrême,
jouée en néerlandais par des comédiens
tour à tour subtils et puissants, où
même le recours à la vidéo, si vaine
dans tant de spectacles (mais il faut être
résolument moderne), même les discours micro en
main servaient à merveille les idées et
l’émotion. Ordet,
d’après le vieux texte d’un pasteur
danois, mis en scène par Arthur Nauzyciel, prouva la
même année qu’on peut captiver par des
sujets austères. Il y eut encore le magnifique Mephisto for ever,
mis en scène par le flamand Guy Cassiers, récit
de la difficile survie d’une troupe de comédiens
dans le Berlin nazi et des enjeux de l’art dans une
dictature. Il y eut : il n’y a plus, ou si peu. Avignon est
retombé dans le futile. Au mieux, les petits-enfants de la
main gauche d’Antonin Artaud tiennent la scène ;
au pire (c’est le plus courant) on convoque le
n’importe-quoi. Je me laisse emporter. Reprenons.
Papperlapapp
était le « grand » spectacle
d’Avignon, conçu tout exprès pour la
Cour d’honneur par le suisse Christoph Marthaler, «
artiste associé » du festival, avec le concours de
la scénographe Anne Viebrock et de
l’écrivain Olivier Cadiot, l’autre
artiste associé. Papperlapapp
ne veut pas dire Palais
des papes en alémanique mais blablabla,
peut-être par une double ironie car si le programme indique
plusieurs auteurs pour le texte celui-ci est pratiquement absent.
Jamais le terme de spectacle
n’a été
plus inapproprié. Sur plus de deux heures et demi, il
n’y a presque rien à sauver : cinq minutes,
où l’on entend à la sauvette
dénoncer la simonie des papes, leur hédonisme et
leur cruauté, des pontifes avignonnais à
Benoît XVI – le croira-t-on, il se trouve des
spectateurs pour trouver désopilant ce sinistre raccourci.
Le reste du temps on s’ennuie ferme, les quelques gags qui
parsèment ce néant sont gratuits et ont
déjà été vus ailleurs (chez
les Monthy Python, dans le Bal
de Scola, etc.). Nombreux sont ceux qui s’en vont en cours de
représentation, ils ont raison : c’est inepte. Le
mieux serait de fermer les yeux, d’écouter la
musique (très belle) qui filtre à intervalles.
Marthaler dit qu’il déteste le
théâtre, qu’il n’y va
d’ailleurs jamais : était-il bien utile de lui
donner carte blanche ? Tant de spectateurs rassemblés qui
réservent leurs congés au festival et paient
très cher leurs places ; des crédits publics
considérables qui font par ailleurs cruellement
défaut aux compagnies ; tant d’enthousiasme, tant
de moyens, pour accoucher de quoi ? Rien, des images vagues et
incohérentes, pas une émotion, pas une
idée qui vaille.
Olivier Cadiot était l’autre artiste
associé. Il a sans doute des lecteurs, on ne peut nier
qu’il ait une manière, mais lui donner la Cour
d’honneur, même pour un soir, pour lire devant 2000
personnes des extraits de ses livres expérimentaux ! On ne
peut le lui reprocher : quel écrivain s’y serait
refusé ? Mais c’était le desservir, et
même si l’auteur sait déployer une
énergie et une ruse méritoires pour animer sa
lecture, c’était lui aliéner une grande
partie du public. Comment faire vivre sur scène ces textes
où le monde est réduit à un chaos,
où l’accumulation des effets de langue et des
néologismes tient lieu de pensée ?
D’Olivier Cadiot on représentait aussi Un nid pour quoi faire ? dans
les mêmes lieux où, par un cruel hasard, furent
magistralement montées les Tragédies
Romaines.
Il s’agit d’une vraie
pièce de théâtre, avec des personnages,
un semblant d’intrigue (une cour royale exilée
dans un chalet de montagne) et de très bons
comédiens. Ce pourrait être une fable sur le
pouvoir, ou le sens de l’histoire, ou les passions humaines,
ou la mélancolie du temps, que sais-je : ce n’est
rien de cela, ce n’est presque rien. « On est comme tout le monde
» dit quelque part Olivier Cadiot « on
n'a plus rien à
dire ». Plus rien à dire ? Avons-nous
atteint ce stade ultime de l’histoire où les
artistes deviennent inutiles et peuvent se contenter de jouer avec les
mots ? Mais on l’a compris, ce n’est pas
après l’auteur que j’en ai.
J’ai pris l’exemple des deux artistes
associés pour résumer l’esprit actuel
du festival. C’est inévitablement
réducteur. Mais jamais, me semble-t-il, le courant
esthétique qui domine Avignon depuis huit ans
n’avait à ce point écarté
toute autre forme. Cette esthétique, qui fait
litière de ce qui importe, qui ne nous jette à la
figure que d’informes débris du monde, il faut
bien la nommer par son nom : c’est l’art officiel,
celui qu’on nomme dans les queues la branchitude.
Un
théâtre bénin sous
l’apparence de la modernité. Celui de Jan Fabre,
de Rodrigo Garcia, celui cette année de Christoph Marthaler.
Celui qu’on encourage au nom de la mode : du
tape-à-l’œil, peu de textes, ou
insignifiants, encore moins de pensée. J’entends
dire : il est bien qu’il y ait des
expérimentations, qu’Avignon soit aussi un
laboratoire. Oui, absolument, mais nous n’en sommes plus
là. Les actuels directeurs ont pris l’exact
contrepied d’Antoine Vitez, créateur de tant de
spectacles exceptionnels, qui défendait un
théâtre « élitaire pour tous
». Tant de gens qui râlent dans les queues, qui
protestent en public, qui se rabattent sur le off, et qui restent
blessés : à quoi bon en effet Avignon, si ce qui
est présenté ne dit presque rien de notre monde,
s’il ne nourrit ni l’émotion ni la
réflexion ? Dira-t-on : Avignon est un miroir, il nous
montre le vide qui s’est emparé des esprits.
Certes, mais c’est trop facile. Vitez,
réveille-toi !
La casa de la Fuerza,
une « performance » de l’espagnole
Angelica Liddell, relève de la même
esthétique. Le spectacle n’est pourtant pas sans
qualité ; il est même d’une grande
force. Sur la scène du cloître des Carmes presque
vide Angelica Liddell et ses deux compagnes déploient une
activité incessante, soulevant des fontes, courant en rond,
amenant et remportant de lourds canapés, traînant
de lourds sacs de charbon, les vidant dans un grand effort, puis
transportant le minerai à pleines pelletées
à l’autre bout de la scène,
jusqu’à totale exténuation : Angelica
Liddell s’effondre dans le charbon qui peu à peu
la recouvre. S’il s’agissait de
théâtre et de comédiens, quelques unes
de ces scènes seraient belles (« à
pleurer »
dit une critique), mais ici les corps souffrent si visiblement
qu’un terrible malaise vous saisit. On ne nous
épargne rien. Angelica Liddell se scarifie mains et genoux
à la lame de rasoir, le sang coule –
j’ai dû fermer les yeux, peu s’en est
fallu que je ne m’évanouisse. Ce
n’était qu’un en-cas : on tire ensuite
aux trois femmes une seringue de sang dont elles s’aspergent
bientôt le cœur. On ne peut nier la
sincérité d’Angelica Lidell ; mais
vient-on au spectacle
pour voir des êtres humains souffrir ? À la fin,
dans les gradins, on applaudit debout : cela m’est impossible1.
Il y a plus gênant encore. Cette violence
retournée contre soi, ces automutilations, toute cette
souffrance réelle
infligée au corps, prétendent dire la douleur des
femmes confrontées au mal d’aimer et au machisme,
auprès de quoi les tragédies du monde ne seraient
rien. Symptomatique à cet égard est la
scène où à l’invasion
israélienne de Gaza, qui conduisit au massacre de tant
d’innocents, Angelica Liddell juxtapose son
mal-être et nous crie que celui-ci seul importe. On comprend
qu’il s’agit pour elle d’être
au plus près de sa vérité ; il
n’empêche, la hiérarchie ainsi
affirmée heurte. Et comment ne pas
s’étonner qu’une femme reprenne
aujourd’hui ces poncifs qu’on croyait abolis :
qu’aux femmes l’amour est le seul horizon, que le
désir les commande, que leur souffrance est une
rédemption, etc. La dernière partie de ce long
spectacle (5 heures) semble in-extremis changer la perspective : trois
mexicaines relatent la terreur que les trafiquants de drogue font
régner à Ciudad Juarez, au Chihuahua, les
enlèvements de femmes et d’adolescentes, les viols
et les assassinats. Mais fallait-il finir par un éloge de la
faiblesse, qui rejoint par un chemin furtif tout ce qui avait
précédé ? Fable douloureuse et
douteuse morale.
1 Ces
jours-ci,
m’apprêtant à relire « A
man for all seasons
», je trouve dans la préface de Robert Bolt
à sa pièce quelques phrases d’une
étonnante actualité. Parlant d’un
théâtre où « la
convention théâtrale
s’évanouirait totalement » au profit
de ceux
qui « giflent le public »,
Bolt
s’inquiète de l’inévitable
escalade dans la provocation qui en résulterait, «
celui qui fut l’acteur tentant
désespérément de retenir
l’attention – par des gestes grossiers, des bruits
éclatants, des exhibitions indécentes, des feux
d’artifice, n’importe quoi – de ceux qui
furent un public »,
que plus rien bientôt n’étonnera. Et il
avertit : « la profondeur et la
subtilité des notions qui peuvent être
communiquées par ces méthodes sont douteuses ». Ceci date de 1960.
Gérard Cartier
- Secousse n°2 (novembre 2010)
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