Il n’est pas de ceux
qui repoussent le monde hors de l’atelier, qui
rêvent d’une philosophie sans accident et qui
croient, de trois couleurs assemblées, se faire une
géographie plus pure. Le foisonnement des choses,
l’aurore et l’usure des êtres, les
sentiments élémentaires, là est la
vérité, qui est la meilleure source de la
beauté. Depuis ses premiers papiers coloriés le
monde est là, offert à
l’éloge, à la pensée,
souvent déchiré, travaillé dans sa
substance, débordant ses formes, de façon que
l’œil y devine un sens encore obscur, une
leçon peut-être, modeste mais essentielle : le
désir est affaire de peu, ou bien : la beauté
veut la nostalgie.
Il a fait siennes toutes les matières. Je me souviens de
gravures sur des 45 tours, les formes légères
convoitées par la main engluées dans le vinyle :
des êtres inachevés flottant dans un espace aux
cercles concentriques, des femmes endormies dans les limbes de la nuit,
comme des anges dans les ciels nombreux de l’astronomie
ancienne. Je me souviens d’assemblages de planches, de
contreplaqués découpés, de
lanières de cuir. Je me souviens de linges
emplâtrés.
Mais, plus que tout, le corps – celui de la femme –
est sa matière. Il en a tailladé la tempe, fendu
la robe et la peau, de l’être ont coulé
les humeurs, chagrins et plaisirs se sont mêlés.
Une jeune femme au torse nu, entortillée dans un drap
empesé, est renversée dans la couleur, les yeux
réduits à une fente, où perce un
trouble sentiment : son sein est un fragment de sanguine, une gourde
gonflée a roulé sur le papier. C’est
une anatomie sans cruauté, sans affliction, analytique et
pure. Les poètes font du blanc de la page un
élément du vers, ils fixent le silence pour
accroître les mots. Lui a longtemps incorporé le
vide à ses formes, déchirant les images,
évidant les supports, étrillant et tordant les
formes du réel, comme un torchon dont on exprime
l’eau.
J’ai devant moi la beauté dans sa perfection : une
femme aux yeux étroits, à la jupe lourde, une
déesse arrachée à un pays
intérieur. Elle revient parmi nous, le monde est fait de
deux rameaux, la lumière et la nuit, qui lui font une vaste
couronne où elle descend, comme dans les rites de
purification à la fin du printemps. Elle danse sur
elle-même, au milieu de ce cercle puissant,
absorbée dans sa figure, les yeux presque fermés.
L’espace l’entoure, un mur blanc où rien
ne lui fait obstacle.
Les yeux sont fermés, souvent. Et je pense tout
à-coup à celui qui lisait dans le sommeil, au
début de l’autre siècle.
C’est une chose étrange : ayant longtemps
rêvé le fort de Terezin, où Desnos est
mort, et voulant accompagner de quelques dessins mon mince volume de
poèmes, je me suis tourné vers Harchin
– des encres faméliques, où ce qui fut
la vie s’immobilise dans un terrible sommeil. Ailleurs,
c’est plutôt l’être qui fait
retour sur soi, le sommeil où affleurent les passions
d’ici, un bonheur léger, une peine mineure, les
nôtres : celui du pêcheur à sa sieste,
de la femme amoureuse, le sommeil de l’enfance.
Aujourd’hui, il me semble qu’il tend la main au
grand passé. Je pense aux peintres
préchrétiens, à Rome, à la
villa des mystères. Est-ce le support, ce bois enduit
où les corps semblent pris dans une matière
lépreuse, comme avalés par le temps ? Les formes,
gauches un peu, boiteuses, qui semblent tirer de la couleur toute leur
substance ? Le sentiment de la mort, les visages perdus ? Les pigments,
éclatants et nostalgiques ? Il me semble qu’il
retrouve un âge primitif. Pourtant, il ne trahit pas ce
siècle. La main qui trace le corps de ces femmes
méridiennes est fille de celles qui, dans d’autres
générations, découpaient leur sein
dans la tôle, peignaient dans les cactus leur hanche
écarlate, ou sérigraphiaient leur cœur
– un muscle gonflé d’un vent maladif.
Gérard
Cartier (6 décembre 2003)
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