Au Monomotapa > Accueil

Le sommeil

(Présentation du peintre Michel Harchin)

Il n’est pas de ceux qui repoussent le monde hors de l’atelier, qui rêvent d’une philosophie sans accident et qui croient, de trois couleurs assemblées, se faire une géographie plus pure. Le foisonnement des choses, l’aurore et l’usure des êtres, les sentiments élémentaires, là est la vérité, qui est la meilleure source de la beauté. Depuis ses premiers papiers coloriés le monde est là, offert à l’éloge, à la pensée, souvent déchiré, travaillé dans sa substance, débordant ses formes, de façon que l’œil y devine un sens encore obscur, une leçon peut-être, modeste mais essentielle : le désir est affaire de peu, ou bien : la beauté veut la nostalgie.

Il a fait siennes toutes les matières. Je me souviens de gravures sur des 45 tours, les formes légères convoitées par la main engluées dans le vinyle : des êtres inachevés flottant dans un espace aux cercles concentriques, des femmes endormies dans les limbes de la nuit, comme des anges dans les ciels nombreux de l’astronomie ancienne. Je me souviens d’assemblages de planches, de contreplaqués découpés, de lanières de cuir. Je me souviens de linges emplâtrés.

Mais, plus que tout, le corps – celui de la femme – est sa matière. Il en a tailladé la tempe, fendu la robe et la peau, de l’être ont coulé les humeurs, chagrins et plaisirs se sont mêlés. Une jeune femme au torse nu, entortillée dans un drap empesé, est renversée dans la couleur, les yeux réduits à une fente, où perce un trouble sentiment : son sein est un fragment de sanguine, une gourde gonflée a roulé sur le papier. C’est une anatomie sans cruauté, sans affliction, analytique et pure. Les poètes font du blanc de la page un élément du vers, ils fixent le silence pour accroître les mots. Lui a longtemps incorporé le vide à ses formes, déchirant les images, évidant les supports, étrillant et tordant les formes du réel, comme un torchon dont on exprime l’eau.

J’ai devant moi la beauté dans sa perfection : une femme aux yeux étroits, à la jupe lourde, une déesse arrachée à un pays intérieur. Elle revient parmi nous, le monde est fait de deux rameaux, la lumière et la nuit, qui lui font une vaste couronne où elle descend, comme dans les rites de purification à la fin du printemps. Elle danse sur elle-même, au milieu de ce cercle puissant, absorbée dans sa figure, les yeux presque fermés. L’espace l’entoure, un mur blanc où rien ne lui fait obstacle.

Les yeux sont fermés, souvent. Et je pense tout à-coup à celui qui lisait dans le sommeil, au début de l’autre siècle. C’est une chose étrange : ayant longtemps rêvé le fort de Terezin, où Desnos est mort, et voulant accompagner de quelques dessins mon mince volume de poèmes, je me suis tourné vers Harchin – des encres faméliques, où ce qui fut la vie s’immobilise dans un terrible sommeil. Ailleurs, c’est plutôt l’être qui fait retour sur soi, le sommeil où affleurent les passions d’ici, un bonheur léger, une peine mineure, les nôtres : celui du pêcheur à sa sieste, de la femme amoureuse, le sommeil de l’enfance.

Aujourd’hui, il me semble qu’il tend la main au grand passé. Je pense aux peintres préchrétiens, à Rome, à la villa des mystères. Est-ce le support, ce bois enduit où les corps semblent pris dans une matière lépreuse, comme avalés par le temps ? Les formes, gauches un peu, boiteuses, qui semblent tirer de la couleur toute leur substance ? Le sentiment de la mort, les visages perdus ? Les pigments, éclatants et nostalgiques ? Il me semble qu’il retrouve un âge primitif. Pourtant, il ne trahit pas ce siècle. La main qui trace le corps de ces femmes méridiennes est fille de celles qui, dans d’autres générations, découpaient leur sein dans la tôle, peignaient dans les cactus leur hanche écarlate, ou sérigraphiaient leur cœur – un muscle gonflé d’un vent maladif.

Gérard Cartier (6 décembre 2003)


Haut de page