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Cabinet de société (Henry, 2011)

Discours des Charmettes

(Jean-Jacques Rousseau)

Moi aussi je parlerai de moi. Ayant cédé à une manie ambulante, j’ai sans y prendre garde mis mes pas dans les siens. Avant-hier parmi les Piémontais, claquemuré au-dessus des arcades qui mènent au château du roi sarde, j’ai appris à mes dépens les usages du lieu et de chaque soubresaut du hasard me suis fait un roman. Hier, ayant passé les monts, j’ai atteint Chambéri. Nous voici donc voisins. Lui au fond d’une fausse rue, dans ce grave bâtiment où l’air ne parvient pas, dont les planches pourries cachent blattes et rats : l’un d’eux s’est couché une nuit sur le sein de sa maîtresse ; moi au flanc de la colline, au-dessus des toits tortueux, toute la mappe de la ville à mes pieds.

C’est un dédale de passages, de boyaux rances, d’arrière-cours fermées aux vivants. Parfois, du côté de Croix d’or ou de la rue des Nonnes, une grille grince sous un porche et soudain vous le livre : il traverse une courette, les Cantates de Clérambault sous le bras, et gravit d’un pas pressé les escaliers de pierre pour courtiser en italien une jeune fille grêle aux yeux brillants ou une froide effigie promise à quelque épicier. La mère peut-être l’agace en secret et le baise sur la bouche, de l’aventure il ne tire que son vin et son lard. À midi, regagnant son cachot, c’est à peine s’il voit, dans le puits des toits, flotter un peu de ciel.

Les saisons pèsent, enfermées dans les murs, et bientôt il étouffe, un mal aigre le tourmente, oppressant le corps et épuisant l’esprit. Un jour, abîmé dans sa pensée, ayant par mégarde franchi les murs d’enceinte, il fait deux pas dans la colline : là, entre un verger et des terres vignes... Me hissant sur mon pigeonnier, face aux Bauges, et penchant la tête sur l’épaule, j’entrevois dans l’est, dans une trouée entre les toits, la courbe sauvage du vallon des Charmettes.

Une route sombre le mène en peu de pas, que l’on suit à son tour un dimanche, dans l’extase de l’été, quand l’orage gronde au loin sur la Chartreuse et qu’on se souvient de son enfance. Une mince rigole vous fait tout le long la conversation, acacias et châtaigniers se mêlent d’un versant à l’autre, des fleurs mauves pointent sous les buissons. À mi-chemin, une grive babille dans les herbes, ou un rossignol perché sur un poteau télégraphique, et ce chant déchirant vous arrête. Le vallon se resserre, on le gravit lentement pour ne rien perdre de son sentiment, retardant un but dont nous suffisent les prémices.

Bientôt, un chemin tournant pavé de galets grimpe entre deux haies de buis. C’est là, au penchant de la colline, sur une étroite terrasse, une maison aux contrevents gris fleurie de glycine, belle et sévère comme les pensions des récits d’initiation. L’ombre y est presque fraîche. Portes grises, murs de salpêtre gris et roses, plafond gris. Je m’avise de détails d’huissier et les note, comme Lélia, pour m’en servir à mon livre : deux chaises, un vaisselier... au-dessus des portes ornements chinois... Une cheminée obturée. Une épinette aux phalanges brisées. Au mur un miroir de plomb où passe un spectre, dont le talon sonne sur les carreaux. Et tout à coup, par la fenêtre, je découvre le jardin.

À l’étage, petit autel de bois peint offert à Notre Dame des ermites : elle n’a qu’un lit court et une bibliothèque où un pot de cinabre cale une Pratique de Médecine. L’ermite a plus loin son lit, dans le renfoncement d’un réduit, et moins de biens encore : un crucifix. Entre eux le plancher craque et ondule, un chat passe de l’une à l’autre, et des désirs tempérés. Vous resterez bien loin. Ne passez pas la porte. Venez maintenant, mon petit... L’ombre trottine sur les planches, le silence. Rien qui ne soit pauvre et ingrat. Mais se penchant à la fenêtre tout le jardin s’offre. De cela, ils ont fait leur paradis.

Au pied de trois marches, sous des murs bas, est enfermé un closeau d’herbes aux allées rectilignes, aux casiers rigoureux, ordonné comme une pharmacopée : ici la sauge et la livèche, là l’hellébore, la valériane. Le vent du soir fait osciller les tiges sans froisser les pages du fragile herbier. On peut rester là sans bouger, l’esprit perméable, écoutant les abeilles industrieuses, respirant le musc qui tombe de la montagne. Sans doute je me répète – je le ferais bien plus si je disais à chaque instant ce qui me tourne dans la tête.

Pour qui sait la regarder la nature est peu rusée. Les sucs bienfaisants, les laits vénéneux s’exhibent à l’œil, chaque plante érige sa vertu en feuilles, en épis, en gousses, de leur mélange naît une étrange harmonie, telle que ne sait pas l’engendrer la société. Qui n’a appris de ses maîtres que l’arithmétique et la géométrie veut déchiffrer dans toute chose un ordre : et il reste à rêver devant ce cabinet d’essences dont chacune le jette dans un sentiment pur. Les hommes sont tout autres : tant de sentiments cachés sous si peu de visage…

Que les hommes soient feints, c’est ce qu’en disent les livres : les tablettes de buis des anciens, qui ne savaient rien des sciences systématiques et tiraient tout de l’expérience, et les traités des modernes, qui dérivent leur science d’un excès de système. Ils disent L’HOMME ! et vous extraient de sa vésicule un litre de bile qu’ils vous jettent pour preuve à la face. Moi qui la connais si peu, j’admire comme ils savent composer l’humanité dans de vastes doctrines. Lui surtout, qui peut-être s’y était frotté plus que tous, arrachant à chacun de ses congénères son vice ou sa vertu, les rangeant par espèces et par classes, et composant de ses exsiccata une nomenclature où se révèle le désordre de la société.

Au-dessous du jardin est un verger penché. Le pied glisse sur l’herbe humide, la canne de fer s’enfonce dans la terre, et une femme qui peut-être feint de tomber s’agrippe à votre bras. Elle boitille un peu, à ses cheveux s’accrochent des graines duveteuses dont on lui trace de mémoire, dans le latin de Port-Royal, le vaste cousinage. Dans les branches vernies voltigent les rousserolles : de cela aussi faire son étude, et des insectes qui folâtrent sur la prairie. Les arbres portent leurs pommes comme autrefois, d’anciens délices à peine remémorés. Chercher en soi cette saison perdue, en composer peu à peu sa phrase, tournant dans la bouche les mots et crachant les pépins : Ici... ici le court bonheur de ma vie...

Je l’aime peut-être pour ne l’avoir pas lu. Je retarde depuis trente ans l’instant d’ouvrir ses livres. Pourquoi me presserais-je ? Il faut auparavant l’éprouver longuement. Le moment venu, ce seront d’abord les Rêveries, et les Confessions ensuite, si je vis assez. Quant à l’Émile, je n’en suis pas curieux : oui à la morale, mais non aux règles. Il me semble avoir sacrifié autrefois au Discours sur l’inégalité. Mais c’était un autre temps, la raison ambitionnait de s’emparer de tout, je m’étais loué au vaste projet qui partageait le monde, à quoi il avait par avance voué son talent d’horloger : le déluge est passé là-dessus.

En attendant, mon Rousseau est celui des enfants. Il prend le chemin des Charmettes et à mi-côte, sous les arbres de la haie, une herbe violette le tire de sa rêverie. Au-dessous, un ru mal dompté murmure sur les pierres. Je veux aimer et me donner au monde, le bonheur est ce bouquet de pervenches, ce ciel léger où une grive se plaint, car c’est le soir. Il est au pied de la maison grise, les notes d’une épinette passent la fenêtre, et une voix légère qui chante dans la langue du sud. Je veux aimer et être aimé, que rien ne blesse le cœur, et si l’on me dit Jean-Jacques, que ce soit très doucement.



                                      in Cabinet de Société (Henry, 2011)
Version initiale in
Europe n°930 (oct. 2006)


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