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Cabinet de société (Henry, 2011)

Le ponge

(Francis Ponge)

Les naturalistes qui l’ont étudié se partagent en deux classes, les systématiques et les instinctifs : tel était aussi le ponge, qui apparaît aux uns puissamment raisonnable et aux autres parfaitement fantasque. On peut donc aborder son étude par deux voies opposées : l’analyse méthodique ou le vagabondage. Le sujet s’accommode du reste de tant de qualités contraires qu’il a éclipsé le loup de Tasmanie et l’hippotrague bleu du Cap chez les thésards du Muséum – et jusqu’à la Vénus hottentote. Mais tant reste encore à faire !

On croit savoir qu’il s’est éteint. Il est comme ces dodos de l’île Maurice qu’on ne fit qu’entrevoir. Pire encore. On n’en a rien conservé, aucun spécimen, ni carpe ni métacarpe, aucun fragment d’os, rien qu’on puisse photographier, mesurer, radiographier, dont on puisse extraire l’ADN pour mettre son possesseur à sa juste place dans la vaste arborescence des espèces et, qui sait, un jour le recréer. Aucun dessin, aucune description crédible, aucun mémoire anatomique : on pourrait presque dire du ponge qu’il est de l’étoffe dont les rêves sont faits.

Il faut le chercher dans les rares témoignages que nous ont transmis ceux qui disent l’avoir vu, et dans les traces que lui-même nous a laissées, qui par chance nous fournissent une ample matière. Qu’importe donc si sa forme nous reste mal connue : ne sommes-nous tout entiers, plus que dans notre apparence, plus même que dans notre comportement, dans les produits de notre activité ? Ce qu’a laissé après lui le ponge, vous en trouverez à la bibliothèque du Muséum une recension très complète. Jeunes gens, je vous enjoins de ne pas vous laisser arrêter par l’apparente difficulté. Voyez les lombrics : ne peut-on pas les déduire assez exactement des turricules qu’ils abandonnent derrière eux ? Ces tours de terre, ces fragiles excroissances spiralées, examinez-les attentivement, vous aurez tout l’animal. Faites de même pour le ponge.

On ne saurait mieux le décrire que par ce qu’il n’est pas. Partons du début dans l’échelle du vivant. Le ponge n’est pas l’éponge, il n’en a pas le caractère égal ni les qualités itératives qui, pour élémentaires qu’elles soient, nous la rendent pourtant si précieuse. Faites boire l’éponge : elle vous dégorgera toute l’eau qu’elle a bue, sans en omettre rien et sans y ajouter ; faites-la boire vingt fois la même eau, elle vous la rendra vingt fois. Faites boire le ponge, ce seront les noces de Cana : il vous rend tout autre chose, chaque fois autre, la lune par exemple, ou les nuages – je parle par images, comprenez-moi, j’essaie de vous introduire à la méthode ; et s’il lui plaît de vous rendre de l’eau, quelle débauche ! Vous ne lui en aviez donné qu’une goutte, il vous en rend tout un sceau, et le savon peut-être que vous n’y aviez pas mis.

Cherchons un peu plus haut. Le ponge n’est pas la mouche, à qui il semble pourtant qu’il empruntait beaucoup. On crut longtemps qu’il avait l’œil trouble, certains disaient bigle. Aujourd’hui, au risque de paraître extravagants, beaucoup pensent qu’il avait comme les diptères les yeux composés de multiples facettes. Non certes qu’il en eût 6000 sur chaque œil, comme nos mouches domestiques, et sur chacune 8 cellules photosensibles, si bien qu’elles voient le monde en autant d’éclats, que leur minuscule cerveau peine sans doute à assembler, car on les voit souvent buter contre les choses, ce dont elles tirent peut-être des leçons, mais peu utiles, puisqu’on les voit bientôt revenir achopper contre les mêmes obstacles : ainsi du ponge, qui pouvait, dit-on, revenir dix fois sans se lasser contre le même objet. Non par aveuglement ou obstination, vous le devinez bien, mais comme s’il voulait le mesurer exactement dans chacune de ses parties et lui faire rendre toutes ses qualités.

Poursuivons notre progression dans l’échelle des espèces. On pourrait, pour le distinguer d’eux, le confronter à bien des êtres. Mais arrêtons-nous un instant sur le caméléon. Rien ne définit mieux le ponge. La robe du caméléon est un tissu complexe de cellules nanties de quatre pigments colorés, bleu, rouge, jaune et noir, grâce à quoi il peut se fondre dans son milieu. Le caméléon se peint à l’image des choses, il feint d’être le monde : il n’existerait pas si on le lui supprimait. Le ponge, c’est l’anti-caméléon. Tout ce qu’il touche il le peint à sa ressemblance et le déguise en ponge – au besoin, il crée le monde à partir de rien : on pourrait dire du ponge qu’il se pastiche lui-même. C’est ce qui rend son étude si délectable. Jeunes gens, croyez-moi, il y a mieux à faire qu’à analyser les mœurs de feu le loup de Tasmanie.

Vous l’avez compris, ses qualités le distinguent de tous les animaux : on doit le mettre au rang des plus nobles. Le ponge tenait-il de l’homme ? Certains l’ont prétendu. Quand on examine ses traces, on se convainc vite qu’elles n’ont rien de ces constructions instables, de ces agrégats d’un instant que laissent derrière eux les autres êtres. On lui devine une ambition, une ténacité, la poursuite raisonnée d’un but, et dans le même temps une sorte de conduite lunatique, je dirais même une prédilection pour la folie, à quoi il semble qu’il cédait souvent. Saurait-on mieux décrire l’homme ? Il le surpassait même en ceci que ces deux tempéraments ne s’opposaient pas mais se combinaient harmonieusement, lui donnant une sensibilité si intense et une raison si mobile qu’elles surpassaient peut-être les nôtres.

N’allez-vous pas trop loin, me direz-vous ? Plus que l’homme ! Qu’y a-t-il au-delà ? Le ponge était-il Dieu ? Ne vous moquez pas, ne me classez pas trop vite parmi les instinctifs. Prenez le temps d’examiner la chose. Saint Thomas d’Aquin enseignait à chercher Dieu dans l’observation de la réalité et non dans des principes abstraits. Vous savez maintenant que le ponge avait la faculté de créer un monde à partir de rien, ou plutôt de le tirer de lui-même : ce pouvoir démiurgique, de toutes les définitions de Dieu, n’est-ce pas la plus propre ? Vous trouverez à son sujet dans la littérature bien d’autres choses surprenantes. Peut-être peut-on le ressentir, mais non pas le connaître – comme Dieu lui-même. Quoi qu’il en soit, tout le monde s’accorde sur un point : un philosophe ne peut pas penser le monde de la même façon avant et après le ponge. On doit désormais substituer à la triste monade des Anciens cette triade : l’être, le semblable et le néant.

Je ne fais qu’effleurer le sujet. On peut en remplir des pages sans l’épuiser, on peut le ressasser sans croire jamais l’atteindre. Essayez de le deviner, de le faire revivre, de le comprendre, ce n’est jamais lui. Mais si, justement ! Attachez-vous à votre sujet, retournez-le en tous sens, le ponge se manifestera par bribes, comme le monde dans l’œil de la mouche. Que vous optiez pour l’une ou l’autre des deux méthodes que je disais tantôt, soyez modeste, vous n’êtes pas les premiers à vous y essayer, ne visez pas à la totalité. Soyez limités mais précis. Songez aux aquarellistes du cabinet de Gaston d’Orléans, dont vous trouverez tous les albums au Muséum ; ils s’attachaient à peu de chose, une fleur, une plume, l’aile d’une mouche, mais ils ont ensemble construit tout un monde dont le panorama nous réjouit et nous enseigne encore : comme s’ils nous avaient montré ce que nous regardions chaque jour sans le voir. Suivez leur exemple.





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