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Cabinet de société (Henry, 2011)

Nerfs et tendons

(François de Malherbe)

Il est sur son lit de mort. Il s’étonne d’être à sa fin et contient son indignation. Son confesseur est là, effondré dans un fauteuil, les yeux mi-clos sous le portrait d’un ancêtre, agitant la main par instants pour repousser les mouches ou dissiper le sommeil qui l’emporte. Son hôtesse est là aussi, brûlant des parfums et changeant les fleurs. La rumeur de la ville pénètre tout à coup dans la chambre et un courant d’air effleure sa joue : elle est penchée à la fenêtre, dans sa main dégoutte un bouquet d’œillets aux tiges gâtées qu’elle jette au bas de la maison. Une mèche de cheveux s’échappe de son fichu, une lourde torsade teintée de mûres, sa casaque semble tissée d’un or éclatant, on dirait de ces divinités mineures à quoi se complaisent maintenant les peintres. Ces formes grasses, ces hanches larges qui gonflent impudemment la jupe lui remettent en mémoire certains vers commis autrefois en secret, et un sourire vole malgré lui sur ses lèvres : Là ! Là ! pour le dessert, troussez moi cette cotte : Vite, chemise et tout, qu'il n'y demeure rien…

Elle se retourne, sévère dans le contre-jour, front blême et joues poudreuses, un masque de théâtre. Il faut qu’il touche au bout pour que la bienséance lui ait ôté le pourpre. Il chasse en grognant ce fantôme qui lui montre le chemin. Si bleu encore le ciel d’octobre, si éclatants les vinaigriers sur le mur du jardin, qu’il se prend à espérer une rémission. De la cour monte la voix de jeunes gens se vantant des prodiges qu’ils ont accomplis la nuit dernière. Il voudrait passer son bras sous l’épaule d’un de ces libertins et se laisser conduire jusqu’à une certaine grille cachée sous les viornes, une petite maison des faubourgs où l’on n’entre qu’en déguisant son nom. Il l’a haïe pourtant cette ville populeuse livrée à tous les trafics, avec ses rues étroites où l’on patauge pour gagner le palais, ses façades couvertes d’une lèpre de salpêtre d’où tombent toutes les ordures, et un patois plus indécent encore. Qui a vu la grande lumière de la Provence, qui a éprouvé le vent du sud et les parfums brûlants, peut-il se plaire à cet égout ? Il n’a pas atteint la Seine en pensée qu’une terrible fatigue le prend, et il se laisse aller dans le double oreiller.

Le soleil poursuivra sa course, le monde meilleur qu’enfanteront les jeunes gens du siècle il ne le verra pas. Il se souvient des années turbulentes de sa jeunesse, de ces guerres brutales et magnifiques où la foi, aidée par l’espagnol et par le pape, soulevait les villes et les provinces. Tout a fini dans une débandade. Sans doute ne sera-t-on pas délivré des hérésies, on s’y tuera comme hier, en bandes et en aparté, mais on y parlera mieux. Il se retrouve dans le guerrier débandé s’essayant sur le tard à la muse et il est satisfait. Les mignardises qui avaient cours autrefois, tous ces vers frisottés où de méchants rêveurs supposaient des passions qu’ils n’éprouvaient pas, ont rejoint les cols à fraise et les arquebuses. Désormais, ce seront des mots secs, tout en nerfs et en tendons, énonçant une vérité claire, et de peu composant beaucoup. Plus de terreurs ni de merveilles, au lieu du parfum des roses une noble vigueur, pas de viole et pas de luth, mais une harmonie discrète où l’oreille reconnaît les rythmes naturels, et des sentiments décents. Oui, la poésie ne sera plus l’hôte de ces pavillons de plaisir bizarrement appareillés, on l’honorera de beaux bâtiments réguliers où règneront l’ordre et la clarté.

L’abbé s’est réveillé. Il chasse l’hôtesse et tire son fauteuil dans la ruelle. Monsieur, il est temps. Préparez-vous à voir le Juge. Y a-t-il longtemps qu’on ne vous a donné l’absolution ? Ne me cachez rien de vos fautes. Oui, durant ce pénible voyage depuis le camp de La Rochelle, tout au long de ces interminables journées à cheval, il a voué aux gémonies les assassins de son fils – et abominé l’archevêque d’Aix, qui à force de pratiques et de manigances leur a obtenu des lettres de rémission, contre quoi le Parlement de Toulouse ne pourra rien. Doit-il déjà leur pardonner ? Il se souvient des fureurs de la Ligue, des meurtres et des vengeances, qu’il n’a pu regretter qu’après longtemps, quand les passions s’en étaient apaisées. Devoir renoncer sur le champ, quand la colère et la douleur vous bouillonnent encore dans le cœur… Le confesseur hoche la tête et tournant la paume vers le ciel le rappelle aux sentiments chrétiens. Le mourant fait effort sur lui-même et s’y essaie contre son gré.

Rien d’autre ? Aucun de ces péchés véniels que l’Église tolère chez les vivants mais qui entravent l’âme qui veut se détacher ? Il se souvient d’un sonnet écrit l’autre jour, dans une auberge de Poitiers, pour se moquer du jésuite qui partageait sa route depuis Lusignan, le saoulant de commentaires sur la Création, et pour châtier in petto la petite servante aux yeux clairs qui lui avait maladroitement versé sa soupe sur les genoux. Multiplier le monde, en langage de Dieu, Qu'est-ce donc, sinon foutre en langage des hommes ? Il cache dans sa main le rire qui le chatouille. Le souverain Juge est-il si sévère, plus que lui-même ne le fut pour ses confrères, qu’il lui faille aussi avouer cela ? Le prêtre le répèterait dans le monde : c’est de ces péchés dont trois verres de vin dispensent un confesseur de garder le secret. À quoi bon se sauver aux yeux de Dieu pour se perdre à ceux des hommes ?

Notre Seigneur est dans ce pain, dans l’état de la mort, pour vous aider à mourir. Gardez-le dans la poitrine, c’est votre viatique. Il mange le pain sans un mot. Sa main tremble un peu quand il porte à lui le verre, un filet de vin coule de ses lèvres, tachant sa barbe et sa chemise. Maintenant disposez-vous à passer dans l'autre vie. Il repose la tête sur l’oreiller et ferme les yeux. La pendule de la cheminée tintinnabule, le soir envahit lentement la chambre. Il prononce quelques mots sans suite que le prêtre s’efforce de garder en mémoire. Les paroles des mourants sont souvent si profondes, peut-être retrouvent-ils une sagesse que les passions de la vie leur avaient occultée. Le vieillard s’est assoupi, son souffle est rauque et irrégulier, son visage s’immobilise lentement, pâle et osseux. Seule sa barbe semble vivre encore.

L’hôtesse, qui peut-être espionnait par la porte entrebâillée, comprenant qu’il va finir, entre sans cérémonie et s’agenouille à côté du lit. Il faut donc vous perdre ! Vous m’étiez comme un maître. Elle glisse la main sous le drap et lui touche le flanc. Il est déjà tout suant… L’agonisant se réveille en sursaut et se dresse sur le coude dans un ultime effort : Ah, Madame, ce mot est bas ! Laissez-le aux porte-balles.



                                      in Cabinet de Société (Henry, 2011)
Version initiale in
Ecrit(s) du Nord n° 17-18 (déc. 2010)


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