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Cabinet de société (Henry, 2011)

La boîte en fer blanc

(Robert Desnos)

Nous passons sans papiers la frontière. L'Est, c'est cette ville ensevelie dans un nuage où une noce sans mariée nous tient éveillés toute une nuit, serrés dans un étroit lit d’auberge. Au-delà, c'est la Bohème : des architectures italiennes sous un ciel moutonnant, des forêts abandonnées que les trains traversent avec lenteur dans un jet de sifflet pour écarter les bêtes, de vastes étangs où l'on saurait mourir. C’est l’été 75, nous sommes si jeunes, rien ne nous est refusé. La vieille Fiat 128, bleue comme Lady Roxelane Pervenche, erre insouciamment sur les routes désertes du socialisme réel. Au porche des usines, au fronton crasseux des églises, de grandes banderoles rouges semées d’accents et de cédilles exaltent ce qui fut et ce qui sera. Ce qui sera, je ne sais pas le deviner ; ce qui fut n'est déjà plus qu’une fumée au vent.

Un soir, en chemin vers Prague, échappant aux bois montueux où nous nous étions fourvoyés, une flèche à l'angle d'une route nous immobilise brusquement. Une citadelle affleure au loin dans la plaine. Ce n’est qu’un ressaut d'ombre à peine détaché de la campagne verdoyante, mais je l'ai tant rêvé, que rien ne pourra me dissuader de ce que l'en ai fait : une forteresse semée de ruines, endormie sous une flamme charbonneuse, vaste tumulus bruissant du souffle des machines, où au fond des caves, entassés dans les replis des murs, des bêtes fiévreuses suffoquent sous la cendre. Le mont du purgatoire. Nous détournons les yeux. Nous n’irons pas vers ce qui puissamment nous appelle. Trop de crimes, trop de douleur. Cette ombre me restera à jamais au fond de l’œil, obsédante, comme un moucheron qu’on échoue à retirer du coin du mouchoir et qui moisit en aigrissant la vue. Terezin !

Terezin...

Au retour, je tiens l’argument que je cherchais en vain depuis des semaines, couvrant à l'aveugle un accordéon de feuilles d’ordinateur. C’est un paysage solitaire où le soir descend et fait luire les feuillages. Dans l'ombre, des grappes d’églantiers : la scène est au printemps. Une rumeur de tôles brinquebalées s'élève dans la plaine embrunie. Du kommando de Flöha, poussé par les SS dans les Montagnes Noires, ne restent que quelques fantômes charriés dans des remorques agricoles. Desnos frissonne parmi ses derniers compagnons, décharné, presque nu, les yeux myopes sous ses lunettes brisées. Il ne voit pas la colline au loin, la forteresse et les fumées qui stagnent. Il ne voit pas le printemps qui réinvente les couleurs. Ce qu’il a été, il l’a oublié, la boîte en fer blanc où il gardait ses poèmes a disparu dans la débâcle. Les mots étaient vains. Il n’en reste rien.

Cet été-là, pourtant, un journal pragois publie un dernier poème à Youki :

J’ai rêvé tellement fort de toi,
J’ai tellement marché, tellement parlé,
Tellement aimé ton ombre,
Qu’il ne me reste rien de toi,
Il me reste d’être l’ombre parmi les ombres
D’être cent fois plus ombre que l’ombre
D’être l’ombre qui viendra et reviendra dans ta vie ensoleillée.

Aux premiers jours de juin, peu après la libération du camp, un étudiant tchèque avait lu son nom sur la liste des malades du Revier. Scrutant les mourants alignés dans le bloc, il avait reconnu un visage : celui de ce voyant endormi sous une ampoule, photographié autrefois dans Nadja, à l’époque des sommeils, qui rêvait à voix haute à l'étage du Cabaret du Ciel et donnait aux fantômes rendez-vous à plus tard. – Connaissez-vous Robert Desnos, poète français… –  Oui ! Oui ! C’est moi... Il retrouve un instant la lumière et les mots : la liberté, les amis dispersés du Cabaret du Ciel, l’amour de Youki. Puis il ferme les yeux. Parlez-moi... Racontez-moi des histoires... Il remue les lèvres en silence sous une ampoule rouge. Le quatrième jour, on l’emporte.

La fumée monte, c'est l'époque du sommeil, le voici cent fois plus ombre que l’ombre. Les mots qui semblaient dictés du fond de la tombe coururent invinciblement, se répandant de langue en langue et bouleversant les cœurs. La mort embrassée par avance donnait un sens poignant « au seul poème trouvé sur lui ». Robert Desnos quittait le monde par la porte des légendes.

On tenta de le retenir dans l'effroi de la réalité. On publia le récit de ses derniers jours : « J’ai soigné Robert Desnos dans les Baraques du Sud de Terezin à partir du 4 juin, où je l’ai découvert, jusqu’à sa mort le 8 juin 45. On n'a rien trouvé sur lui, pas un vers, pas un mot, il n’était plus capable d’écrire ». On voulut démontrer que le dernier poème à Youki n’était qu’un malentendu, la traduction malheureuse dans les Lettres Françaises des vers publiés en tchèque à l’été 45 ; que ceux-ci avaient déjà été donnés dans la même langue quinze ans auparavant ; qu'ils n’étaient que la traduction libre d'une strophe écrite dans la force de l'âge, en 1926, pour un autre amour, la Mystérieuse :

J’ai tant rêvé de toi, tant marché, parlé, couché avec ton fantôme qu’il ne me reste plus peut-être, et pourtant, qu’à être fantôme parmi les fantômes et plus ombre cent fois que l’ombre qui se promène et se promènera allègrement sur le cadran solaire de ta vie.

On crut que l’implacable enchaînement des preuves suffirait à dissiper la légende. Mais comment boucher l’oreille avide de merveilleux, comment refuser le chant qui monte de l’au-delà ? On donne encore ici et là, dans les pages des livres et dans celles d’Internet, mystérieusement arraché à la nuit, le dernier poème de Robert Desnos. Le voyageur immobile de Theresienstadt, enroulé dans un chiffon sous une ampoule rouge, le visage momifié dans la stupeur du typhus, le voici au rendez-vous des fantômes. Il restera à jamais cette ombre parmi les ombres, ce voyant assoupi sous la borne penchée, qui rêve à voix basse, cent fois plus ombre que l’ombre...

C’est dans cette lumière équivoque que j’ai commencé La nature à Terezin. Arpentant une ville à demi documentée et à demi rêvée, poursuivant dans l'ombre une figure fuyante, j'ai cherché mon chemin vers le bas. Des années durant, les livres propitiatoires répandus à mes pieds et l’œuvre de Poussin sur les genoux, croyant moi-aussi que ces sortes d’histoires ne perdaient rien à conserver quelque chose de l’ancienne manière de peindre », j'ai mis en application la leçon de Reynolds et mêlé au récit les traces de la fable : Orphée, les partisans dans leurs grosses Tatras noires, l’étoile rouge de Joukov et les vapeurs de l'enfer.

Mais quelle fable opposer à la réalité ? Le livre butait sur le silence. Le froid terrible, le corps qui se vide, les os affamés, la pensée nue fixant sa fin, de cette matière ingrate peut-on faire un chant ? Rien ne pouvait être sauvé. Un survivant, peut-être, se sera souvenu quelques temps d’un long poème écrit sur des feuilles de papier à cigarette, une ode obscure et sonore que Robert Desnos avait lu une nuit, dans les blocs de Flöha, avant de la confier à la boîte en fer blanc que le précieux Rödel gardait toujours sur lui. Le même compagnon d'infortune, ou un autre, se sera souvenu pendant quelques années des marches forcées dans les Erz-Gebirge, des SS en déroute poussant devant eux leurs troupeaux d’esclaves, et de Rödel, trop faible pour les suivre fusillé à la hâte sur un talus. Avec lui disparaissait la boîte en fer blanc, et Le Cuirassier Nègre, et tout ce qui rattachait encore Desnos à ce qu’il avait été. Une fin muette donne-t-elle une leçon plus parfaite ?

Au bout de la Nature, pourtant, j'avais tracé le plan d’un autre livre qu’un plus habile pourrait écrire, ou un plus sage :

1.   Paris, la nuit d'hiver (42-44).
2.   Wir trinken dich nachts...
3.   Le voyage
4.   Le bûcher. une boîte de fer noircie.

Bien plus tard, je e suis mis en tête de tout reprendre et d’affronter cette nuit primitivedont j’avais autrefois dressé le plan sans croire devoir l’écrire un jour. Refuser toute pitié, repousser toute émotion, dépouiller les vers de tout ornement. Embrasser la matière nue : la chaux, le bois créosoté des lits superposés, la faim et le froid. Faire de son livre une cellule. Quinze ans avaient passé depuis qu'obliquant vers Prague nous avions laissé sur la gauche, au milieu des prés, la colline ombreuse. Dans une époque déjà immémoriale, deux prisonniers SS avaient porté le corps de Desnos sur le bûcher. Sur sa poitrine, entre ses bras croisés, on avait glissé une branche d’églantier en fleurs. Le feu, puis le vent, avait emporté l’homme des sommeils.


                                      in Cabinet de Société (Henry, 2011)
Version initiale in
Europe n° 851 (mars 2000)


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