Au Monomotapa > Accueil
Le voyage de Bougainville

Le voyage de Bougainville

(L'Amourier, 2015)
Extraits d'une première version lus par l'auteur

Un voyage encyclopédique à travers la nature, la géographie, les sciences, l'histoire, la philosophie et la littérature – et en soi, comme il se doit.

On peut commander sur le site de l'éditeur



Extraits




NUL NE PÉNÈTRE ICI S’IL N’EST GÉOMÈTRE

Il recherchait curieusement tous les secrets de la nature,
le cours des astres et des cieux, l’ordre des élémens,
la structure de l’univers qu’il mesurait de son compas,
la vertu des plantes, la conformation des animaux ;
mais surtout il s’étudiait lui-même…

Fénelon (Les aventures d’Aristonoüs)



.Flores.


Ces fleurs légères qui démentent le nord
Fécondées par l’orage et les vents de sel
Une brève saison entre deux longues neiges
Camarine       Angélique       Flouve odorante
Leur nom suffit toute la lande s’offre
Au vent vibrante cent couleurs mêlées Oseille
Renoncule Herbes de cent façons déguisées
À désespérer Linné et les vers de Commère
Mes planches sous le bras j’herborise en paroles
Parcourant sans me lasser l’échelle
Des classifications       restituant à toutes
Leurs vertus singulières       baumes et poisons
Guérir la folie et conjurer le sort
Silène       Alchémille       Armérie maritime
Et de minuscules collections de lichens
Argentant les rochers       infimes forêts
Nées avant l’homme et l’insecte       qui peut-être
Après eux dureront       flore d’ermite       rien
Qui offusque la pensée       vie élémentaire
À quoi sans effort s’accorder



.N 48°52′ - E 02°04′.


On ne joue plus sa vie au sort en semant
Entre quatre planches belladone et armoise
Le Grand Albert est éventé les dames galantes
Fardées de cendre       tout sert désormais
Au plaisir de l’instant l’œil avant le nez
Thym matinal giroflées courtisanes du soir
Et le glas des trains apaisé       ce chant
D’il y a cent mille ans       linotte
Ou pinson       le jabot rose       petit seigneur
Surveillant le serf qui s’active à genoux
À chasser des casiers les herbes adventices
Au jardin pas de fin       remuant dans sa tête
Les vers inachevés si mal venus ce matin
Qu’il en reste étouffé comme une femme grosse
Pestant contre l’âge qui lui vole les membres
Et le vocabulaire       à voix basse
Pour ne pas effrayer le grêle compagnon
Perché dans le prunier en costume de bal
Qui de loin       de son chant nasillard
Et de sa flamme       l’assiste




.€.

Ce lourd profil au front lauré DIVUS
AUGUSTUS vingt deniers d’argent
Coagulées sous la cendre au pied d’un autel
Paysage d’Arcadie où court à l’aventure
Un dieu velu au sexe énorme       échapper
Sur ses talons à l’ingrate nature poivre
Gingembre corne pilée on fait argent de tout
Les pièces polies par tant de mains hâtives
Que l’orgueilleux visage s’est dissous
Le volcan a pris le reste le bouc et l’Arcadie
Et guéri le mal qui n’a pas de remède
Mais dans la lave où sont enfouis les ports
On a foui d’autres ports où débarquent ginseng
Bois bandé même urgent désir même
Paradis terrestre       Blue pills American
Medicine       seule a changé la monnaie
Des images froissées que rien ne sanctifie
Ni argent ni dieu ni lauriers pour bénir
Les philtres qui mieux que la nature
Nous font hommes



.1945.

Ces pages calcinées au milieu du livre
ARB       ACHT       on ne reconnaît rien
Sur les doigts un peu de cendre
La neige et les marais les inventer de rien
Et le ciel fugitif indifférent aux hommes
L’esprit erre en bohémien       sa verdine
Chargée de choses mortes robes démodées
Poupées de chiffon masses de cheveux
Ceux qui n’avaient rien de ferme ni terre
Ni tombe un nom changeant de langue en langue
Qui s’abandonnaient aux vents des saisons
Après des siècles d’errance ont atteint
La Petite Égypte ou la Grande Judée
Un enclos dans la boue aux longues baraques
De bois créosoté       où le corps fourbu
Se purge du monde et un feu dans la main
Vole au ciel passager       les noms seuls
Un instant       osseux       dans la cendre
Puis le tourbe gonfle       et tout
Se dissout dans les nombres



.Les sens.

Charmer l’œil de couleurs vives       délicieux
Bénir la bouche       s’enivrer au jardin
Des vents épicés       délicieux       flatter
De chants l’oreille       et au cœur de la nuit
La main       la main légère et tout le corps
À la suivre       insatiable       humide
À l'intérieur de miel et dehors de sueur
Étreignant sans trouver de salut
Convulsivement la chair       une sœur
Douce à la bouche       à l’œil enivrante
Qui doucement se plaint       souple et mobile
Dans chaque pli des épices puissantes
Dont la raison défaille       s’épanchant dans la nuit
Et rien ne peut plus nous reprendre       l’œil
Obscurci       la main tremblante       à louer
La forme glorieuse qui nous anéantit
Et tous les sens embarrassés       pourtant
Rien qui d’eux ne vienne       rien
Qui échappe à ces tyrans       d’où naissent
Tous les arts       et les chants

 


.Mon âme est un tombeau...

Soixante ans passés est-ce encore admissible
La tempe bientôt grise et les lèvres mobiles
À tresser mon destin de tant de vers frivoles
Je brûle tout sans faute après ce Bougainville
Le Roman de Mara qui languit sous les quittances
Voué naguère aux vingt ans de ma fille
Et L’Ultima Thulé où je n’ai su atteindre
Puis je fuis les poètes       stérile confrérie
Désormais je veux vivre       vivre
Et non compter       assis sur mon seuil
Les roses sauvages les roseaux sous la brise
Dans l’éclat de l’hiver les corbeaux       la nuit
Quelque vieux moraliste discrète compagnie
Et pour m’éperonner à la vie       au matin
Le tumulte assourdi des journaux      oui
Inadmissible       pas de vers sur ma tombe
Je reviens aveugle... même par contumace
Arraché à mes pages au lieu de ma naissance...
Une borne nue sous une pied d’églantine
PASSANT       FAIS SILENCE
 




Critiques

Les poètes que j'ai connus

C’est que nous avons affaire, avec Gérard Cartier, à un géomètre de la poésie (il se pose d’ailleurs lui-même la question : « Ingénieur, ou poète ? »). (...) je tiens Le Voyage de Bougainville (L’Amourier, 2015) pour un des plus beaux livres de poésie qu’il m’ait été donné de lire. De par la rigueur toute scientifique, au service d’un dessein qui vise à hisser la poésie vers sa fonction première, la plus haute, la plus noble, qui est de donner accès par le moyen de la parole rythmée, à la connaissance de l’âme et du monde (et de leur réciprocité), qui nous vient de Lucrèce..     Claude Adelen (Les poètes que j'ai connus, Tarabuste - juin 2022)

 

On avance donc dans une sorte de " cabinet de curiosité " littéraire qui nous fait accomplir un quasi tour du monde, comme fut le voyage de Bougainville (...). L'exploration est intellectuellement passionnante, où les allusions participant au jeu de piste, souvent aussi ardu que les " mots croisés ", se fondent tantôt dans une jungle d'images luxuriantes, tantôt dans l'éblouissement d'une extase très nostalgique (...). Voici donc, après celui de Diderot, un admirable deuxième Supplément au voyage de Bougainville...
      André Ughetto (Phoenix n°24 - Hiver 2017)

 

C’est peut-être le moteur même du livre : se connaître soi-même par le biais de cette traversée ambitieuse de toutes les connaissances humaines. (...) ...ce qui nous a frappé ce sont les autoportraits multiples : dans presque chaque poème, après un début qui met en place – en scène un domaine du savoir, pour ne pas dire une « entrée du dictionnaire », presque systématiquement, vers la fin, nous retrouvons autrement agencés, quelques éléments du début à travers lesquels le « portrait », transfiguré, déguisé, mais très fidèle, direct, sincère, abrupt de l’auteur apparaît.
      Sanda Voïca (Paysages écrits n°27 - juin 2016)

 

Voilà un livre, dont on se régale – et me vient ce mot de sucs et de fumet pour un poème qui « herborise en paroles » ‒ Listant, dans le désordre, à la manière de Rabelais, je note (...) cette intimité se mêlant étroitement au recensement géographique, scientifique et philosophique tandis que, de même, les mots jouent de tous domaines et de tous registres, allant à la tournure ancienne comme au spoutnik, à Kepler ou à l'Assomption de Turin, à la précision scientifique et à l'allusif.
(...) l'immédiat du plaisir pris à la lecture de cette encyclopédie méditative, arpenteuse du monde, où le poète se fait géomètre, au sens pythagoricien du terme, dans une interrogation de ce dernier et de nous-mêmes, parcourant le poème de l’épique à l’élégiaque et « trouvant sa langue » pour se dire.
(...) C’est ce récit que déploie ce recueil riche et aventurier, tout de présence intense à aujourd’hui.
      Claude Ber (Poezibao - nov. 2015)

 
Europe n°1039-1040

... Le poème paradoxalement devient un appel au bonheur, « comme un bourdon dans les prunes fendues », tantôt en se gorgeant de miel, tantôt en parvenant à une espèce d'ataraxie d'où « chasser les monches insolentes / Et l'essaim des souvenirs », avec la tentation de faire taire l'enivrement et la tyrannie des sens, (...) plutôt se résolvant en un hédonisme affirmé à l'image de ces moines chartreux « Qu'enseignait mieux que jeûne et cilice / Une aile dans le verger ».       Bernard Demandre (Europe n°1039-1040 - nov. 2015)

 

Ni les grands événements de l’Histoire (la section « Histoire » occupe une position centrale), ni les actions qui ont marqué sa propre présence au monde ne lui appartiennent en propre. Toutes les illusions se sont dissoutes, toutes les utopies se sont effondrées. L’épopée personnelle du poète se poursuit ailleurs, parmi planches et classifications en tous genres et, pour peu que le lecteur soit sensible à la magie des mots, il se prend à accompagner le rêveur dans ses déambulations et circonvolutions d’encyclopédiste (...)
...seule importe l’image qui s’imprime de cet homme à l’orée de l’âge, voyageur immobile et tendre, délesté de ses illusions. Un homme attachant qui nous ressemble. Le regard douloureux qu’il porte sur le monde, sur nos cultures défuntes, sur nos histoires détruites, est aussi le nôtre. Saluons en Gérard Cartier, poète-voyageur, notre semblable... notre frère
.
      Angèle Paoli (Terres de Femmes - oct. 2015)

 

L'écriture relève un défi encyclopédique qui est surtout une manière d'éviter les sentiments, la quête ontologique ou les expériences formelles. Cartier ne cherche pas à réaliser une totalité ou à enseigner quoi que ce soit. La déclinaison des séquences (...), l'emploi des systèmes de classifications propres à ces domaines, l'utilisation d'un savoir en apparence objectif, vont de pair avec beaucoup d'invention et une attention aigüe aux phénomènes rythmiques.       Gérard Noiret (Nouvelle Quinzaine Littéraire- n°1137, 16 octobre 2015)

 

À l'instar de ce grand voyageur que fut Louis-Antoine de Bougainville, Gérard Cartier dresse, à son tour, dans ce Voyage de Bougainville, une cartographie des savoirs, lieux s'il en est de découvertes et de déplacements. (...)
Ainsi Gérard Cartier reprend à son compte le principe même du voyage comme déchiffrement de l’inconnu, renouant en cela avec l’image du “savant au fauteuil sombre”, aventures référencées et aventures intérieures (...)

Bigarrures d’un texte poétique toujours comme en mouvement, juxtaposant ses références, ses allusions, ses citations, (...) mêlant les époques et les lieux, les récits et les tableaux des hommes anciens, qui n’excluent pas les drames de la modernité en lettres capitales.
      Bernard Demandre - Note et extraits (Mediapart - oct. 2015)

 
Zone sensible n°3

Ceux qui avaient eu le bonheur de lire les précédents livres de Gérard Cartier (...), ceux-là seront comblés, comme je l’ai moi-même été, par la lecture de ce Voyage de Bougainville : une rigueur toute scientifique, au service d’un dessein qui vise à hisser la poésie vers sa fonction première, la plus haute, qui est accès à la connaissance de l’âme et du monde (et de leur réciprocité), par le moyen de la parole rythmée, ici le vers français « l’impeccable vers français » (...).
Ce vers non ponctué mais « trempé » dans la langue la plus pure, sa perfection rythmique, la justesse de sa frappe, la place toujours calculée de l’accent, les blancs comme autant de pauses musicales, les rimes cachées, le mariage du pair et de l’impair, le rejet qui secoue la tradition classique dont il est issu.
(...) De ces vers qui se gravent dans la bouche et dans la mémoire, combien pourrais-je en citer ? (...)
Et c’est bien là ce qui fait tout le prix de ce livre, sa « vérité de parole », sa plus haute ambition qui est de se donner pour but précisément le précepte d’Eluard (
la vérité pratique, apparaît d’autant plus noble, d’autant plus risquée, d’autant plus émouvante, qu’au terme du voyage on n’aura pas perdu de vue que le poète n’est qu’un humble géomètre (...)
.       Claude Adelen (Zone sensible - oct. 2015)

 

C’est dans «  Histoire naturelle » que se manifeste le plus évidemment un ton personnel de séparation, de malaise, de futur bouché. On sait que Gérard Cartier est un ingénieur de haut niveau (...). Ces travaux apparaissent avec des aspects pénibles dans « Histoire Naturelle », à la page titrée « Homo sapiens » : les pieds glissent dans la boue, suivent le « dédale d’oubliettes », parmi des fragments de squelettes ; tout cela évoque fortement notre destin de « singe barbouillé de latin » et « destiné à mourir en scène », comme Molière….(...)
Ce moment de pessimisme, de désenchantement et d’interrogation, bien des lecteurs l’ont connu, le connaissent ou auront à le connaître. Ils auront le privilège d’en lire l’évocation dans cette belle langue qui est propre à Gérard Cartier, avec ses césures qui rythment les vers de manière inégale, et donnent un dynamisme à l’ensemble
.
      Marie-Claire Bancquart (Terres de Femmes - oct. 2015)

 

Se rechercher en s'écrivant, c'est l'origine de bien des livres, pas forcément narcissiques. En voici deux*, dissemblables, mais qui, l'un et l'autre, offrent en partage au lecteur une vision du monde plus vaste que les états d'âme de l'auteur. (...)
Si l'un des algorithmes utilisés par les réseaux sociaux avait pour fonction de portraiturer le moi de Gérard Cartier, il ne s'y reconnaîtrait pas. Les rencontres témoignent d'une curiosité dans tous les domaines et tous les temps (...).
Une ironie souvent désabusée est chez Gérard Cartier une forme d'attention aux autres, par quoi passe son étude de lui-même.
       Françoise Hàn (Les Lettres Françaises - sept. 2015)

 

Ce rappel de l'esprit critique, l'exercice du travail versifié (...) semble en être tout à fait opposé. Ce livre pourtant y substitue un poème dont la sobriété et la distance (celle issue des sciences), le didactisme anti-lyrique, redéfinissent son nouvel horizon... Mais Gérard Cartier ne sépare pas pour autant les tâches : la pratique de son poème raffermit une scansion lyrique, appareillée aussi bien à des images diversifiées (plus que stupéfiantes) qu'à tout un réseau de références savantes (...)
À «.Philosophie.», l'eschatologie est finale, la formulation du sens première, la nécessité de
«.L'action seconde : c'est l'une des pages où Cartier excelle, par la simplicité conduite, la sobriété de la référence, et un lyrisme a minima juste.
        Emmanuel Laugier (Le Matricule des anges - sept. 2015)

 

Écrire des poèmes, c'est assumer une tradition, celle du savoir poétique que la poésie nous donne, un savoir de l'homme et de l'univers. C'est ce que postule avce audace le poète qui veut suivre la trace de ses prédécesseurs, en quête de ce continent toujours à découvrir, continent perdu, oublié, avec ses beautés formelles et avec son sujet : l'homme, ce  qui lui demeure bien qu'il ne cesse de se transformer, de faire son histoire.
Ce sont de grandes
« laisses » ou stances, des alexandrins désarticulés, dans la bouche d'un moi lyrique invisible, présent à tous les souvenirs dispersés, les savoirs ruinés de l'humanité.
En quoi Gérard Cartier est poète, en quoi il est lui et pas un autre, la question de son identité est posée.
      Geneviève Huttin (Poezibao - août 2015)

 

Il y eut Bougainville. (...) Il y eut un livre sur ce voyage (...). Il y eut Diderot (...). Et il y a désormais ce livre-météorite. On l'ouvre, on s'y perd, on est confondu, troublé et séduit à la fois. De page en page, on avance  sur les flots comme à dos de chameau. Tout en ondulations et en rebondissements. Dans le balancement le plaisir s'installe, oscille, nous bouscule. Les premiers vers nous happent. Le rythme jamais ne nous lâchera.       Yves Ughes (Le Basilic - mai 2015)

 

Haut de page