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Un nouveau monde

Poésies en France - 1960-2010
Yves di Manno & Isabelle Garron

(Flammarion, coll. Mille&unepages, Février 2017)
 

Gérard Cartier figure dans peu d'anthologies. Il appartient pourtant à cette génération d'écrivains qui émerge en témoin d'un temps historique décisif pour le pays : la sortie du second conflit mondial et de l'horreur nazie, la guerre d'Algérie et le déchirement profond qu'elle suscite, les luttes et le basculement de la révolution de mai qui bouleversent l'ordre établi. À vingt ans ou guère plus, il y aura ceux qui s'engagent sur une voie d' « artiste », d'autres dans la politique, d'autres qui demeureront à distance des sphères littéraires ou académiques, cherchant « sans entrave » la voie d'un renouveau. Gérard Cartier ferait partie de ces derniers, plus solitaires.

Ingénieur centralien de formation, on comprend combien son activité professionnelle le conduit à se déplacer dans le monde. Écrire semble se dérouler sur une voie parallèle, que l'on imagine cependant nourrie par les spectacles et les situations qu'une vie de responsabilités dans le secteur des transports et d'importants chantiers de travaux publics l'amène à mener. Toute une partie de son travail témoigne d'une écriture marquée par les drames des guerres et de ceux qui les vécurent – Robert Desnos étant ici une figure emblématique. Le désert et le monde (1998) qui fait suite à Introduction au désert (1996) porte  sur le temps de la résistance dans les maquis du Vercors. Ce livre est le fruit de quatorze années de travail, comme il est indiqué en dernière page du livre par deux dates séparées d'un tiret, entre parenthèses : (1982-1995). Ce dispositif, que l'on  pourrait qualifier de reverdien, retient l'attention dans divers ouvrages de Gérard Cartier. Ainsi refermant Le Hasard (2004) voilà qu'il accole à la première date un point d'interrogation, signifiant quelque incertitude, voire une forme d'intranquillité. Un doute quant au commencement s'insinue, renvoyant le lecteur à ces textes légendaires dont la datation demeure ambiguë ; cette imprécision faisant partie du processus opératoire qui façonne leur aura. Ces dates ainsi déposées forment alors une énigme – et les traces aussi d'un récit dans le récit, de ce temps de l'ouvrage, long chemin vers le dernier mot (en l'occurrence, pour Le désert et le monde : Sang, suivi de trois points de suspension).

Le lecteur comprend avec ce livre quel choix s'affirme pour Gérard Cartier d'une langue poétique trouvée dans l'épopée, faite d'âpretés, de solitudes, de retours exigeants sur le motif. Le désert et le monde apporte aussi la confirmation formelle et désormais reconnaissable d'un texte perforé. Serait-ce là une hésitation non résolue entre le vers et la prose ? Il serait simpliste de résoudre ainsi l'étrangeté de ce chant tout aussi réaliste que vibrant. On s'attardera d'avantage sur la force de la réflexivité de ces enjambements intérieurs au poème ; intimes presque (« presque » si l'on s'en tient à ces mots glanés dans la prose lyrique du Petit séminaire : « L'intime est indicible »). Ces enjambements obligent celui qui lit à suivre dans la reprise de la ligne, contre son suspens, la convocation des mots que nous donne à voir le poète. Parfois se découvrent un poème ou encore quelques vers sauvés de la fragmentation qui mine le plus souvent le récit de l'histoire. Les blancs entre les mots fonctionneraient-ils alors tels des absents, de même les silences qui habitent partout la poésie de Gérard Cartier ? Tout comme les points de suspension pourraient être l'indice de cet état lacunaire auquel son poème tente de faire face. N'écrit-il pas dans Tristran (2010) ouvrage inspiré par le mythe de Tristan et Yseult (et déjà rêvé, revu, annoncé dans Le Petit séminaire) en chute d'un poème intitulé « .Les fragments. » : « Nous ajustons des bribes. nous calculons. nous rêvons d'une unité perdue . » Et si la ligne vient clore la page sans un trou, c'est cette fois l'ordre ponctué qui sera inquiété dans sa règle puisqu'au point de clôture ne répond aucune capitale sur le pronom. La dimension  graphique de la ponctuation vient sciemment piquer la linéarité du sens. Répétition musicale et insistance de la prosodie, qui se réverbèrent de livre en livre, alors que Tristran déverse cet imaginaire venu du Moyen-Âge, ce feu contenu de l'amour courtois et de ses drames qui rapprochent cette œuvre des grandes épopées celtiques et anglaises, matière fertile et recherchée par l'écrivain jusque dans ses choix de traducteur ; et spécifiquement de celle d'un volume de l'œuvre considérable du poète irlandais Seamus Heaney (1939-2013) : La Lanterne de l'aubépine (1996).

Récemment, avec Le Voyage de Bougainville (2015), il poursuit le cours de son projet poétique, imprégné de l'histoire des hommes, convoquant aussi les ombres passantes de l'esprit en revers de moments introspectifs surgis de lectures et des réflexions du réel dans la langue. Autant d'éclats, de prises de paroles en résistance contre le bruit de l'époque, qu'il poursuit sur son site personnel mais également au sein de la revue en ligne Secousse, dont il est le coordinateur.