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Agenda Aragon 1998

Le roman est-il achevé ?

C'était l'été 71. Nous descendions vers le sud, le pouce levé, livrés au hasard des rencontres et des intempéries. Dans nos bagages, avec les sacs qui nous protégeaient tant bien que mal de la belle étoile, quelques livres, Baudelaire sans doute, comme toujours alors, rarement ouvert, simple viatique pour aider au voyage. Et Le Roman inachevé. À Marseille, nous était venue la fantaisie de passer en Corse. Du long voyage sur le ferry, je n'ai gardé que cette image : couché sur le pont dans les cordages, sous le ciel éclatant, je lis le Roman.

Peu de mois auparavant, rédigeant un numéro de la revue de l’École consacrée au surréalisme, j’avais eu des mots peu amènes sur la versatilité du poète durant les dernières années de sa collaboration au mouvement. La page de garde de la revue s’ornait d’une reproduction de la Révolution Surréaliste de décembre 1926. De part et d'autre d'un profil d'homme (dont je m'avise aujourd'hui, le retrouvant, qu'il tient d'Aragon), au crâne grouillant d’images, cette fière inscription : « Ce qui manque à tous ces messieurs, c'est la dialectique (Engels) ».

En effet. Si je me souviens bien, j’ai à cette époque fréquenté quelques semaines une cave de la résidence de l’École où un cercle maoïste tirait ses affiches. Au mur était bombé en lettres rouges :

LA MORT N'EBLOUIT PAS LES YEUX DES PARTISANS

On chantait alors L'Affiche rouge. On ne pourra plus l'entendre sans frémir. On chantait les convois de mourants d’une autre guerre, le cri des oies sauvages et l’amour d’un même instinct. J’étais en ce point du roman où l’on s’accorde également aux plaintes et aux plaisirs. Ceux-ci allaient peu au-delà des campanules et du vin doux, celles-là ne duraient guère. Les mots avaient plus de réalité que le monde.

À présent, je suis couché sur le pont d'un ferry au milieu des cordages enroulés. Je lis.

Ce qu’il m’aura fallu de temps pour tout comprendre
Je vois souvent mon ignorance en d'autres yeux
Je reconnais ma nuit je reconnais ma cendre
Ce qu'à la fin j'ai su comment le faire entendre
Comment ce que je sais le dire de mon mieux

Parce que c’est très beau la jeunesse sans doute
Et qu’on en porte en soi tout d’abord le regret
Mais le faix de l’erreur et la descente aux soutes
C’est aussi la jeunesse à l’étoile des routes
Et son lourd héritage et son noir lazaret...

Il y a cet homme qui se retourne et embrasse sa vie. Il revoit tout. Rien ne peut plus être changé. Les éclats juvéniles, les erreurs, les inconséquences. Pourtant, il ne dissimule pas, ne retire pas l’échelle, il met tout son effort à revivre et à interpréter. Je vois Aragon penché sur sa vie comme un clerc sur le Livre, accumulant paraphrases et commentaires. Je le vois qui dessine et rectifie sans relâche à travers les années la figure de celui qu’il a été. Et j’entends autour de lui le grand bruit que fait le monde. Les luttes, les utopies triomphantes, la douleur.

La nuit vient, je lis toujours. J'ai traversé la moitié du siècle. J'entends sa voix plus sourde et plus rauque maintenant. C'est moi peut-être qu’elle prend à parti :

Quoi je me suis trompé cent mille fois de route
Vous chantez les vertus négatives du doute
Vous vantez les chemins que la prudence suit
Eh bien j'ai donc perdu ma vie...

C'est nous. Il y a quelques mois, on pouvait à nouveau voir l'Affiche rouge dans les rues de Paris, du côté de la gare de l’Est, surmontée de l’inscription : « Des noms difficiles à prononcer ». Il l'avait été pour la dernière fois il y a plus d'un demi-siècle. Depuis deux lustres avait disparu celui qui les avait magnifiés. On le disait en purgatoire. Je pense à ce peuple qui, remontant vers la Nation, se remémorait quelques vers, quelques mots. Nous, qui avions repris après Aragon les mots et l’instrument, avons-nous cédé aux vertus négatives ? Ne savons-nous broyer qu'une encre trop claire ? Le roman est-il achevé ?


                                      Gérard Cartier, 1998 - in Agenda Aragon - Centenaire 1998
Version finale ici (in Cabinet de Société (Henry, 2012)



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